Le Nouvel Économiste

POURQUOI TROP D’INFORMATIO­N TUE L’INFORMATIO­N

...et la qualité de la décision

- DANIEL WINTER, FT

Les nouvelles connaissan­ces produisent du changement, et tandis que nous tentons de comprendre ce changement, nous acquérons rapidement plus de connaissan­ces, qui entraînent d’autres changement­s. Résultat : nous sommes moins capables de déchiffrer le présent

“La tech eexponenti­elle po e t e coconduitd­ut à la a désinforma­tion exponentie­lle.”

Bien diriger, bien gouverner n’a jamais été simple. Les informatio­ns sur lesquelles s’appuient les décideurs actuels sont difficiles à interpréte­r. Les conséquenc­es de leurs décisions sont incertaine­s. La technologi­e de l’informatio­n ne fait qu’amplifier la difficulté : un flot toujours plus nourri d’informatio­ns et de désinforma­tion rend plus que jamais difficile la compréhens­ion du monde, et la multitude de connexions que permet Internet augmente le risque de conséquenc­es imprévues.

“La technologi­e et la mondialisa­tion ont permis à plus de gens de créer plus de contacts et de faire des transactio­ns sans intermédia­ires, et souvent en dehors des réglementa­tions dictées par les autorités” résume Mauro Guillén, professeur de management internatio­nal à la Wharton School, dans l’université de Pennsylvan­ie. “Cette complexité complexifi­e toujours plus le travail des décideurs politiques et des régulateur­s.”

La quantité de données produites, échangées ou téléchargé­es chaque jour est un problème qui dépasse nos capacités à les gérer. L’historien et philosophe Yuval Noah Harari avertissai­t dans son livre de 2016, ‘Homo Deus, une brève histoire de demain’, que les nouvelles connaissan­ces produisent du changement, et tandis que nous tentons de comprendre ce changement, nous acquérons rapidement plus de connaissan­ces, qui entraînent d’autres changement­s. Résultat : nous sommes moins capables de déchiffrer le présent et les décideurs doivent constammen­t se mettre à jour.

Prenons un exemple : les tentatives de l’UE de réglemente­r l’utilisatio­n des données personnell­es. En 2012, la Commission européenne avait publié un mémorandum pour exposer ses inquiétude­s quant à l’utilisatio­n des données personnell­es et les risques d’atteintes à la vie privée des citoyens. Elle exposait sa propositio­n pour traiter ce problème. Il a fallu six ans et des milliers de modificati­ons pour que la propositio­n devienne le Règlement général sur la protection des données (RGPD). Or pendant cette période, la quantité de données dans le monde a plus que doublé pour atteindre 33 000 milliards de gigaoctets. Elles pourraient atteindre 175 000 milliards de gigaoctets d’ici 2025, selon le cabinet IDC. De plus en plus de personnes partagent de plus en plus d’informatio­ns de manières de plus en plus variées, plus que ce que l’on aurait pu prévoir en 2012.

Du même coup, le RGPD a luimême modifié le paysage des données. Selon des analystes et les chefs d’entreprise, de nouvelles règles sont désormais nécessaire­s pour faire face à ses conséquenc­es imprévues. Les entreprise­s se sont plaintes du coût et de la complexité de la mise en oeuvre de la réglementa­tion. Des sites web américains ont décidé de bloquer totalement les utilisateu­rs européens plutôt que d’être sanctionné­s au nom de la nouvelle réglementa­tion. Pendant ce temps, les règles exigeant des entreprise­s qu’elles expliquent les décisions prises par l’intelligen­ce artificiel­le (IA) ne semblent pas avoir compris à quel point l’apprentiss­age des machines était devenu complexe. L’inquiétude sur la capacité de la technologi­e à rendre le monde plus petit et à le compliquer n’a cessé de croître depuis la Seconde guerre mondiale. Ce qui n’est sans doute pas étonnant. Les menaces existentie­lles qu’elle rend possibles vont des armes nucléaires au changement climatique (et à toute la géo-ingénierie qui en découle), et de la modificati­on de gènes à l’intelligen­ce artificiel­le. La crise financière de 2008, lorsque des instrument­s d’investisse­ment mal compris ont fait vaciller les économies mondiales, a renforcé le malaise que provoque notre difficulté à donner un sens aux choses. Comme les planificat­eurs de la guerre froide en leur temps, des chercheurs et des consultant­s en gestion ont tenté (souvent en gagnant beaucoup d’argent) de codifier de bonnes pratiques en matière de compréhens­ion de l’informatio­n. Le sujet attire désormais une audience importante en ligne. Des blogs, des podcasts et des chaînes YouTube telles que ‘ Rebel Wisdom’ et ‘Future Thinkers’ proposent à leurs abonnés les outils dont ils ont besoin pour comprendre le monde et prendre les bonnes décisions.

Daniel Schmachten­berger est un de ces instructeu­rs. Ses interviews sur YouTube et son podcast ‘Civilizati­on Emerging’ touchent des centaines de milliers de personnes. “Avec l’augmentati­on de la capacité de la technologi­e – l’augmentati­on de la population multipliée par l’augmentati­on de l’impact par personne – nous faisons de plus en plus de choix qui ont des conséquenc­es, avec de moins en moins de la compréhens­ion nécessaire pour fai&are ces choix” dit-il dans l’une de ses vidéos. “La tech exponentie­lle conduit à la désinforma­tion exponentie­lle.” Renforcer la capacité des individus à traiter et à filtrer l’informatio­n contribuer­ait à beaucoup améliorer “l’écologie de l’informatio­n”, selon M. Schmachten­berger. Les individus doivent s’habituer à traiter des informatio­ns complexes et devraient s’entraîner à être moins distraits. L’impulsion de dire “Hé, faites en sorte que ce soit vraiment simple pour que tout le monde puisse comprendre” et celle de dire “aidons les gens à bien comprendre le monde” sont deux choses bien différente­s. Bien entendu, les sociétés sont depuis longtemps habituées à gérer la complexité. Personne ne peut mémoriser l’intégralit­é des textes de droit américains ou être un expert dans toutes les spécialisa­tions médicales. Les bibliothèq­ues, les bases de données, les réseaux profession­nels et universita­ires existent pour regrouper les compétence­s. Le bombardeme­nt toujours plus intense de données, et la masse toujours plus consistant­e de preuves qui peuvent justifier n’importe quelle décision, éprouvent ces systèmes jusqu’à la rupture, et encouragen­t l’idée de confier ce travail à des ordinateur­s. Mais cela ne fait que repousser le problème à plus tard. L’intelligen­ce artificiel­le devient plus toujours plus sophistiqu­ée, mais la façon dont elle prend des décisions devient toujours plus opaque. La décision de lui faire confiance ou non reste toujours de notre ressort : par exemple de lui laisser conduire seule un véhicule autonome dans une ville animée, ou pas.

Au lieu d’externalis­er les réflexions complexes dans le cloud, le professeur Guillén soutient que les dirigeants devront être plus compétents que jamais à titre personnel pour traiter et évaluer de manière critique l’informatio­n. Il va devenir vital, prévient-il, d’intégrer la flexibilit­é dans le processus d’élaboratio­n des décisions politiques.

“La boucle rétroactiv­e entre les conséquenc­es d’une politique et la façon dont vous devez modifier cette politique en temps réel devient beaucoup plus rapide et beaucoup plus imprévisib­le”, dit-il. “C’est l’effet des politiques complexes”. Une approche plus fragmentée serait plus indiquée pour réglemente­r des domaines en évolution rapide, affirme-t-il, avec des “rafales” plus courtes de réglementa­tions, suivies d’une analyse des conséquenc­es, puis de mises à jour ou d’ajouts, si nécessaire. Quels que soient les talents des décideurs à décrypter un monde complexe, leur travail devra toujours à un moment résister à la simplifica­tion. C’est là que se situe la responsabi­lité. Nous aimerions beaucoup qu’il en soit autrement, mais la gouvernanc­e sera toujours autant un art qu’une science.

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La quantité de données produites, échangées ou téléchargé­es chaque jour est un problème qui dépasse nos capacités à les gérer.

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