LA COUR DES COMPTES AU BANC D’ESSAI
En attendant sa révolution copernicienne ?
Au Moyen-Âge, la Chambre des comptes de Paris participait déjà au “bon gouvernement” du royaume. Un millénaire plus tard, Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes, vient une décennie durant de tenir ce rang. Nommé par Nicolas Sarkozy président de la République, cet ancien député PS a su défendre devant une nation dispendieuse la nécessité du sérieux budgétaire et de l’efficacité de la dépense publique. Voilà le socle à travers les âges du “business” de la Cour.
Contexte concurrentiel
Aujourd’hui, ce socle s’inscrit dans un environnement économique concurrentiel avec la multiplication des cabinets d’audit et de conseil, mais aussi dans un cadre de défiance politique inégalé à l’égard des institutions. Pour faire face, il faudrait au futur porteparole que sera le nouveau premier président le confort d’une révolution dans le fonctionnement de la Cour. Il ne l’aura pas.
Il sera toujours “le” primus inter pares au sein des magistrats de la Cour qui tous ont prêté le même serment : “je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder le secret des délibérations et de me comporter en tout comme un digne et loyal magistrat”. À la clef il y a l’indépendance, mais pas la possibilité de sanctionner l’exécutif pour non-conformité à ses engagements.
La Cour ne se laisse pas facilement enserrer dans les codes modernes du management. À ce propos, il est amusant de rappeler qu’à la fin du XIXe siècle, faute d’espace suffisant dans les locaux impartis, l’institution a connu le télétravail puisque les magistrats étaient autorisés à étudier les dossiers “hors les murs” – en l’occurrence à leur domicile. Actuellement, et depuis 1912, la Cour est sise au palais Cambon à Paris.
Rien n’a changé, de longs couloirs impersonnels et silencieux invitent toujours à la retenue. Un coup d’éclat paraîtrait tellement incongru ! Pour les séances solennelles, le port de l’hermine renforce encore l’impression d’être dans un cloître (à l’origine le palais Cambon était un couvent). Derrière l’apparat se dresse une entreprise. Qui comme toute entreprise a un marché, des produits – ou des services –, un personnel, un actionnaire.
Un domaine immense
Le marché.
Il est captif. Le contrôle des comptes et de la gestion est un domaine immense puisqu’il couvre toutes les administrations, ainsi que tous les organismes ou entreprises liées de près ou de loin à la sphère publique. Il suffit de percevoir une subvention publique, même minime, pour relever du champ de compétence de la Cour et devoir s’expliquer sur le bon usage de l’argent public.
Au niveau local officient les chambres régionales des comptes qui ont toute capacité pour procéder à des enquêtes au plus près du terrain. Qu’il s’agisse de collèges, d’aide sociale, de voirie ou d’aide aux personnes âgées dépendantes… Le domaine des entités surveillées s’élargit sans cesse au fil des années. C’est une loi de 2016 qui l’a étendu aux personnes morales de droit privé à caractère sanitaire, social ou médico-social. À cette activité centrale s’ajoute une mission juridictionnelle qui peut mettre en jeu la responsabilité de quelque 1 300 comptables publics qui valident les dépenses. Dans cette configuration, l’examen du respect des seuils de passation des marchés publics est un classique du genre.
Le rendez-vous phare
Les services proposés. L’instrument de base, le fleuron de la Cour pourrait-on dire, reste le “rapport public annuel”. C’est le rendez-vous phare. Il procure son lot de bizarreries administratives ou d’incuries répréhensibles. La cuvée 2019 tance à propos du régime de retraite complémentaire Agirc-Arrco – qui fonctionne par points – des “charges de gestion disproportionnées et une ponction excessive sur les cotisations de retraite”. Autre exemple, le “Mobilier national” est qualifié “d’institution à bout de souffle” à cause d’une “gestion sclérosée” ! Chaque année, le suivi des recommandations précédentes est décliné en trois chapitres : en général le plus maigre est celui où la Cour constate des progrès, le plus fourni celui où la Cour insiste, le plus alarmant celui où la Cour alerte à nouveau. En 2018, la Cour aura publié à son initiative six rapports thématiques et huit rapports spécialisés en finances publiques et finances sociales.
À chaque fois, sauf irrégularités ou infractions avérées, l’outil pour faire bouger les lignes est d’abord cette sorte de “name and shame” national. Il est renforcé par des référés adressés directement aux ministres concernés (31 en 2018) pour mettre les points sur les i. C’est loin d’être suffisant pour contraindre les exécutifs à… s’exécuter. A la remontrance de la Cour sur la fraude fiscale le gouvernement a confié une contre expertise à l’INSEE. Cela se mesure aussi pour un autre “produit phare” qu’est le rapport annuel sur les finances publiques. Combien de fois Didier Migaud aura-t-il lancé, comme en juin dernier : “notre pays doit cesser de s’abandonner à l’un de ses travers : celui de toujours reporter à plus tard les efforts à fournir sur la dette et le déficit”. Las, en ces temps de taux zéro pour l’endettement de l’État, c’est mission impossible que de mobiliser l’opinion publique sur ce thème pour qu’elle fasse pression à son tour sur les gouvernants. Les admonestations verbales se perdent vite dans le maelström médiatique.
La question de la capacité de mise en demeure
Aussi de longue date, des think tanks comme l’iFRAP militent pour l’adoption du modèle britannique NAO (National Audit Office). Rattaché au Parlement, celui-ci dispose du pouvoir d’enquête mais déroule également améliorations, solutions et chiffrages – tout en assurant le suivi d’une bonne exécution des prescriptions. Cette question d’une évolution des missions de la Cour, avec capacité de mise en demeure réelle, mériterait d’être inscrite au programme de la prochaine présidentielle. D’autant que la Cour est en train de perdre la bataille de l’influence. Prenons le cas des lois de finances. Longtemps les économistes de l’OFCE se sont plaints du peu de répercussions suscitées par leurs travaux. Au point de jalouser leurs “collègues” de la rue Cambon, accusés de ne faire que de l’analyse de comptabilité de caisse. Mais il y a trois ans, le directeur général de l’Insee a décidé, dans un souci de transparence, de livrer en “open source” l’accès à son modèle macroéconomique “Ines”. Cet instrument permet de calculer par décile les impacts des choix budgétaires sur les populations. L’OFCE s’est emparé d’Ines et a conclu que la fiscalité “Macron” pénalise le pouvoir d’achat des 10 % les plus modestes. Le tapage médiatique aura été sans précédent. Bercy a contre-argumenté, à juste titre a priori. Où est le juge de paix pour trancher ? Les magistrats de la rue Cambon ne sont ni équipés ni légitimes pour réaliser ce travail d’audit. C’est une expertise qui manque à la démocratie.
Les nouvelles missions
En revanche, ne mésestimons pas les aménagements de trajectoire opérés rue Cambon. La Cour aligne deux nouvelles missions. L’une de certification depuis 2001 – pour notamment les comptes de l’État, du régime général de la Sécurité sociale, des deux assemblées parlementaires. L’autre d’évaluation pour apprécier si les résultats sont à la hauteur des objectifs. En particulier, la réforme constitutionnelle de 2008 a accordé au Parlement la faculté de demander à la Cour des enquêtes relevant de ses domaines de compétence. N’empêche, les élus restent très réservés à l’idée de confier à des magistrats le soin d’éclairer leurs propres décisions.
Le personnel.
La caractéristique propre à la Cour est le travail collégial entre magistrats qui, en règle générale, se prononcent sur les dossiers par consensus. Leur statut, comme pour tout l’appareil judiciaire, est celui de l’indépendance vis-àvis de l’exécutif et du législatif. Leur budget, 218 millions d’euros en 2018, est voté annuellement en loi de finances par le Parlement. Ce qui correspond à 0,02 % des dépenses des administrations sous le radar de la Cour. En 2018, les juridictions financières recensaient 1 783 magistrats et agents. Le personnel de contrôle émargeant pour 1 435 personnes, réparties en 573 à la
Cour rue Cambon et 862 au sein des chambres régionales et territoriales. Le recrutement se fait pour l’essentiel par l’ENA et des concours directs avec un complément par le tour extérieur.
L’actionnaire. Ce concept ne cadre pas vraiment avec un grand corps de l’État qui ne dépend d’aucun conseil d’administration susceptible de lui imposer ses vues. Simplement, comme on l’a vu, le Parlement vote “les moyens” et il revient au président de la République de nommer un premier président irrévocable. À lui incombe la charge de définir les axes prioritaires du travail de contrôle en concertation avec les équipes.
L’idée de faire à la fois de l’audit et du conseil
Dans le système français, le changement institutionnel ne peut être impulsé que par le président de la République. Intervenant au palais Cambon, peu après son arrivée à l’Élysée, Emmanuel Macron avait confié : “je souhaite suivre en matière de finances publiques une voie nouvelle qui permette, suivant nombre de vos recommandations, d’accomplir quelques progrès”. Et le président d’insister sur son souhait de “ritualiser un temps d’évaluation annuel s’incarnant dans la Loi de Règlement”, tout en ajoutant que “l’évaluation des performances publiques est à la racine même de la Cour”. C’était le 22 janvier 2018.
Depuis rien, rien de radicalement nouveau dans les comportements de l’exécutif. Bien sûr, le partant Didier Migaud a fait le job. Nombre de rapports, sur la gestion de la SNCF ou d’EDF (entre autres sur les situations avantageuses des agents), sur le nucléaire ou encore la sécurité sociale, ont animé les débats dans la classe politique ou économique. Tout cela diffuse dans la société beaucoup trop lentement. Même un orateur de génie ne modifierait pas la donne. C’est pourquoi en première approche, la Cour des comptes devrait conclure un partenariat efficace avec le Parlement pour faire à la fois de l’audit et du conseil, autrement dit la fourniture conjointe des dysfonctionnements et des solutions. Un rêve passe. Le refus et la peur mêlés d’un gouvernement des juges freineront toujours les révolutions coperniciennes de ce genre.
Un coup d’éclat paraîtrait tellement incongru ! Pour les séances solennelles, le port de l’hermine renforce encore l’impression d’être dans un cloître (à l’origine, le palais Cambon était un couvent).