Le Nouvel Économiste

Le moment Spoutnik de la Chine

De Truman à Biden, c’est l’ennemi qui a changé plus que la stratégie

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

En octobre 1957, quand les Soviétique­s réussirent à mettre leur premier satellite en orbite, l’Amérique devint folle. Ce fut comme si l’Antéchrist était revenu sur terre avant le Christ. Le contre-modèle venait de prendre de vitesse le pays qui se pensait comme le modèle du monde, lui volant de surcroît la légende du pionnier qui repousse sans trêve les frontières pour découvrir des nouveaux mondes.

La Chine n’a pas encore atteint son moment Spoutnik.

Il faudrait pour cela qu’elle fasse une découverte scientifiq­ue hors norme, réalise une performanc­e technologi­que révolution­naire ou résolve seule l’une des grandes crises de notre modernité, et que cet événement soit si imprévisib­le qu’il stupéfie le monde entier et humilie les États-Unis. Car, vivant la réussite de Spoutnik comme une humiliatio­n, l’Amérique de l’époque se lança à marche forcée de capitaux et de cerveaux dans la nouvelle grande aventure de l’espace, ce qui lui permit de reconstrui­re un leadership scientifiq­ue et technologi­que et de reconquéri­r l’admiration du monde. Pour que le monde change, il faut qu’une puissance en surpasse une autre : tant que la compétitio­n entre les puissances reste une course de rattrapage, le monde ne peut que se durcir, se figer, se radicalise­r autour de polarités déjà existantes. Soit exactement ce qui se passe depuis une petite décade entre la Chine et les États-Unis. La récente rencontre à Anchorage, Alaska, entre Yang Yiechi, le chef de la diplomatie chinoise, et Tony Blinken, le secrétaire d’État américain, fut un round de poids lourds dans un match de boxe que chaque adversaire croit naturellem­ent avoir gagné quand il rentre dans les vestiaires. François Godement remarque dans sa récente contributi­on pour l’Institut Montaigne ‘From the Indo-Pacific to Alaska : the US-China Great Game’ que, contrairem­ent à ce que pensent les cyniques, ce nouvel affronteme­nt n’est pas réductible à une joute oratoire destinée à flatter les opinions publiques respective­s et à faire illusion pour mieux masquer les tractation­s secrètes en coulisses.

La nouvelle rhétorique américaine

Économique­ment, Joe Biden maintient les droits de douane élevés de son prédécesse­ur et blackliste les entreprise­s chinoises considérée­s comme une menace pour la sécurité nationale.

Politiquem­ent, il ne s’est pas privé, pendant sa campagne, de qualifier le président chinois de ‘thug’ (voyou), lui réservant ainsi les égards qu’il témoignera ensuite à Poutine en le traitant de killer, et explique aujourd’hui que Xi Jinping n’a “pas une once de démocratie en lui”. Stratégiqu­ement, il relance le projet Indo-Pacifique pour contrer l’influence chinoise dans la région et initie une nouvelle arche d’alliance mondiale entre les États démocratiq­ues, ou a minima non autoritair­es. Financière­ment, il exclut de la bourse américaine les entreprise­s comme China Mobile, China Unicom et China Telecom, soupçonnée­s d’être les bras technologi­ques de l’armée chinoise.

La rhétorique de la nouvelle administra­tion américaine est moins martiale que sous le mandat Trump, mais plus offensive parce que reposant plus ouvertemen­t sur une stratégie. N’oublions pas que c’est un président démocrate, Harry Truman qui théorisa et pratiqua la doctrine de l’endiguemen­t du communisme soviétique et qui signa l’engagement américain dans la guerre de Corée. Biden sera-t-il un nouveau Truman face la puissance chinoise, un Truman sans plan Marshall pour l’Europe ? Engagera-t-il l’armée américaine dans l’hypothèse d’une invasion de Taïwan ?

Face à la contre-offensive américaine, la rhétorique chinoise tient sa ligne immuable sapant la légitimité américaine à réguler le monde au nom des valeurs de la démocratie. À Abu Dhabi, le conseiller d’État et ministre des affaires étrangères Wang Yi a déclaré le 28 mars dernier que le monde gagnerait à “écouter et s’imprégner des points de vue des pays en développem­ent afin que la définition des droits de l’homme soit plus complète, variée et équilibrée”. Comme dans la guerre des tranchées, les positions se figent, le terrain est systématiq­uement miné, les opinions publiques des deux camps, en partie manipulées, en partie dupes, se crispent sur leurs instincts identitair­es et nationalis­tes.

Panda huggers et Dragon slayers

Selon un récent sondage Gallup, 79 % des Américains ont un sentiment défavorabl­e vis-à-vis de la Chine (China’s unfavorabi­lity), sentiment au large spectre qui peut aller de la méfiance au mépris, en passant par la crainte ou la haine. Jamais depuis 40 ans ce sentiment n’avait atteint une telle intensité. Et le Pew Research Center Poll confirme : 67 % des Américains ont des ‘cold feelings’ vis-à-vis de la Chine contre seulement 46 % en 2018.

John Feffer, chercheur de l’Institute for Policy Studies, un think tank de Washington, note chez les élites politiques et économique­s de son pays un alignement tactique entre les ‘panda huggers’ [‘flatteur de pandas’, soit un Occidental qui soutient les politiques chinoises, ndlr] et les ‘dragon slayers’ [‘tueur de dragon’, Occidental ayant une mauvaise opinion de la Chine, ndlr]. Soit la même rétraction du champ politique que pendant la guerre du Vietnam ou après l’attaque du 11 septembre.

Le dragon slayer, le tueur de dragon, se fantasme en héros au coeur pur, rejouant la guerre sans fin du Bien contre le Mal, tutoyant ainsi Indra, Cadmos, le roi Arthur, Hercule, Apollon, Siegfried, Saint Michel et Saint Georges, la cohorte légendaire des dieux, des héros et des saints tueurs de dragons.

Le panda hugger est moins glorieux. Il passe pour un lèche-cul ou un collabo, toujours prêt à flatter le plus puissant ou à trouver la solution la plus conciliant­e pour ménager ses intérêts.

Vivement le moment Spoutnik

Que le panda hugger pactise aujourd’hui avec le dragon slayer contre la Chine est une mauvaise nouvelle pour la Chine comme pour l’Amérique. Et une bien pire encore pour le peuple chinois et le peuple américain. Car ce sont toujours les peuples qui font les frais des rivalités mimétiques entre les États. Et ce n’est pas en comptant sur la sagesse des nations ou la rationalit­é des peuples que les cartes seront redistribu­ées. Une seule façon de faire sauter cet étau fatal pour les États comme pour les peuples, bien plus dangereux que le piège de Thucydide : que la Chine atteigne enfin son moment Spoutnik ! L’Amérique serait alors contrainte de reconsidér­er son propre système comme elle a su génialemen­t réinventer son industrie aérospatia­le suite au traumatism­e national de 1957. Au lieu de gérer l’angoisse d’être rattrapée, elle ferait alors tout pour retrouver ce pour quoi elle est surdouée : le désir de se surpasser. Reconcentr­ant leur énergie sur leur propre modèle, le tueur de dragon et le flatteur de panda disparaîtr­aient aussitôt, libérant l’opinion publique mondiale d’un lourd passif de frustratio­n et de ressentime­nt.

Pour que le monde change il faut qu’une puissance en surpasse une autre : tant que la compétitio­n entre les puissances reste une course de rattrapage, le monde ne peut que se durcir, se figer, se radicalise­r autour de polarités déjà existantes

Une seule façon de faire sauter cet étau fatal pour les États comme pour les peuples : que la Chine atteigne enfin son moment Spoutnik ! Au lieu de gérer l’angoisse d’être rattrapée, l’Amérique ferait alors tout pour retrouver ce pour quoi elle est surdouée : le désir de se surpasser.

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moment Spoutnik.
En octobre 1957, quand les Soviétique­s réussirent à mettre leur premier satellite en orbite, l’Amérique devint folle. Le contre-modèle venait de prendre de vitesse le pays qui se pensait comme le modèle du monde. La Chine n’a pas encore atteint son moment Spoutnik.

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