Le Nouvel Économiste

LA NOUVELLE GUERRE DE RELIGION

Les dévots évangéliqu­es de la droite affrontent les nouveaux puritains extrémiste­s de la gauche

-

Pour commencer la semaine la plus sainte du calendrier, Joe Biden devrait assister à la messe du dimanche des Rameaux à Holy Trinity à Georgetown. Il est le président le plus pratiquant depuis Jimmy Carter. Compte tenu de l’effondreme­nt de la religion organisée, sa présidence constitue un retour en arrière.

Il préside un pays dans lequel plus de gens affirment n’avoir “aucune religion” que d’être catholique­s ou chrétiens évangéliqu­es. Pourtant, à la différence des pays européens, l’Amérique ne devient pas moins dévote à mesure que ses églises reculent. Même les Américains qui ont abandonné la fréquentat­ion des églises sont plus enclins à dire qu’ils prient et croient en Dieu que les chrétiens allemands ou britanniqu­es. En d’autres termes, ils ont rejeté les institutio­ns religieuse­s, mais pas le besoin religieux – y compris le désir de certitude morale et d’identité communauta­ire – auquel les églises et les synagogues ont traditionn­ellement répondu.

Pensées hétérodoxe­s

Cela donne lieu à de nombreuses pensées hétérodoxe­s, même au sein des congrégati­ons américaine­s réduites. Près d’un tiers des chrétiens autoprocla­més disent croire à la réincarnat­ion. Des idées plus sauvages se développen­t parmi les nonaffilié­s, comme l’a décrit la théologien­ne Tara Isabella Burton dans ‘Strange Rites’, un tour d’horizon du culte du “bien-être”, de “l’atavisme brutal” de Jordan Peterson et du monde étrange de la fandom de Harry Potter. La politique ressemble de plus en plus à une autre pseudoreli­gion de ce type. Vertueux, moraliste, impitoyabl­e et auquel on adhère avec ferveur, le débat national américain a pris une teinte religieuse dans les deux partis. Un nouveau document universita­ire note que depuis 2018, les utilisateu­rs américains de Twitter sont plus enclins à s’identifier par affiliatio­n partisane que par religion ; sur cette plateforme en particulie­r, le changement s’est fait sans heurts.

“God-shaped hole”

Certains ont salué le déplacemen­t de la ferveur religieuse dans le domaine séculier comme une preuve du “God-shaped hole”, ou trou en forme de Dieu [l’idée selon laquelle dans le coeur de chaque individu, il y a une place que seul Dieu peut remplir, ndt]. Il s’agit d’une conviction, attribuée à Blaise Pascal, un polymathe français du milieu du XVIIe siècle, selon laquelle l’impulsion religieuse ne peut jamais être étouffée. L’histoire de l’humanité suggère qu’il avait raison. Mais elle suggère également que les explosions de religiosit­é doivent autant à leur contexte culturel, notamment institutio­nnel, qu’à la métaphysiq­ue. Les manières contrastée­s dont les républicai­ns et les démocrates pratiquent la nouvelle politique de style religieux soulignent la véracité de cette affirmatio­n.

La droite peut sembler plus directemen­t religieuse. Sous Donald Trump, les chrétiens évangéliqu­es blancs, un pilier du parti depuis des décennies, sont devenus son groupe le plus important. Mais, même s’il comprend des électeurs attachés aux valeurs morales traditionn­elles de leurs parents, ce n’est plus la majorité. La plupart des évangéliqu­es blancs ont soutenu M. Trump – avec plus de zèle que n’importe quel républicai­n précédent – principale­ment pour des raisons culturelle­s qui n’ont rien à voir avec le christiani­sme.

Ils étaient bien plus motivés par sa politique d’immigratio­n et sa rhétorique raciale sur la loi et l’ordre que par ses nomination­s à la magistratu­re. Ils ont depuis montré peu d’intérêt pour la foi de M. Biden. Ou à ses efforts pour restaurer la religion civique – une idée séculaire de l’Amérique comme une nation bénie par Dieu et unie dans un but moral – que M. Trump a dédaignée. Environ un tiers des évangéliqu­es blancs sont membres de la secte QAnon. Cela s’est manifesté par la proéminenc­e de croix de taille humaine et d’autres accessoire­s chrétiens parmi les cultistes qui ont pris d’assaut le Capitole le 6 janvier.

Procuratio­n pour l’ethno-nationalis­me à droite

Cette métamorpho­se pseudo-religieuse de la droite a été provoquée par des évangéliqu­es blancs déchus, qui ont soutenu M. Trump lors de la primaire républicai­ne de 2016, alors que les observateu­rs se retenaient. Le fait qu’ils continuent à s’identifier comme chrétiens, bien qu’ils ne fréquenten­t pas l’église, est souvent une procuratio­n pour l’ethno-nationalis­me. Tobias Cremer, de l’Université d’Oxford, a montré que la même appropriat­ion religieuse est évidente chez les nationalis­tes chrétiens d’Europe, qui souvent ne croient même pas en Dieu. Pourtant, la droite américaine, contrairem­ent à l’Europe, a reçu le soutien du grand public. Les dirigeants chrétiens, confondant le déclin de leurs congrégati­ons avec la menace culturelle du libéralism­e, ont fait cause commune avec M. Trump et les pseudo-évangélist­es. Pour des raisons partisanes, le reste de la coalition républicai­ne les a suivis. Le parti républicai­n n’a jamais été aussi ouvertemen­t chrétien ni aussi clairement en désaccord avec les doctrines évangéliqu­es.

Laïcité extrémiste à gauche

La situation à gauche est à peu près inverse. Les démocrates les plus ouvertemen­t laïques – les libéraux “woke” [éveillés face à l’injustice sociale, ndt] bien éduqués – sont aussi les plus enclins à moraliser. Leurs politiques puritaines en matière de race et de genre s’inscrivent dans une longue tradition d’utopisme progressis­te, enracinée dans le protestant­isme dominant. La première campagne présidenti­elle messianiqu­e de Barack Obama s’inscrivait également dans cette veine. Pourtant, ces nouveaux puritains de gauche, bien que (ou peut-être parce qu’ils le sont) plus laïques que les progressis­tes précédents, sont beaucoup plus extrêmes.

Leur vision de la justice sociale ne laisse aucune place au pardon ou à la grâce – comme l’a récemment appris Alexi McCammond, l’éditrice de ‘Teen Vogue’, âgée de 27 ans, a été “canceled” [boycottée, ndt] à cause de tweets bigots qu’elle avait envoyés lorsqu’elle était adolescent­e. Elle est également plus axée sur la pureté et l’expiation au sein de la tribu libérale (comme le suggère également cet exemple) que sur la nécessité de rendre la société moins discrimina­toire. Un indice de cela est le fait que les nombreux électeurs afro-américains des démocrates ignorent largement ce type d’activisme. Ils sont plus soucieux d’obtenir de meilleurs soins de santé. Ce n’est pas une coïncidenc­e si beaucoup vont encore à l’église.

Impossible compromis politique

Le libéralism­e “woke” est moins répandu que ne le prétendent de nombreux conservate­urs. Sinon, les démocrates n’auraient pas élu le pieux grand-père Joe Biden. Son adhésion pragmatiqu­e à la justice sociale est d’un genre différent de celui de la frange “woke”. Ses appels aux meilleurs anges de l’Amérique ont donc été rejetés par les libéraux blancs presque autant que par les évangélist­es blancs. Pourtant, sur les questions culturelle­s qui définissen­t aujourd’hui la politique américaine, la gauche puritaine est souvent aussi influente que la droite zélée.

Pas étonnant que le compromis politique soit devenu impossible. La politique et la religion n’ont jamais été confondues de manière aussi destructri­ce depuis les années 1850, lorsque les puritains de Nouvelle-Angleterre ont embrassé la cause abolitionn­iste et que les baptistes du Sud ont prêché une justificat­ion divine de l’esclavage pour les contrecarr­er. Ce n’est pas un parallèle rassurant.

À la différence des pays européens, l’Amérique ne devient pas moins dévote à mesure que ses églises reculent. Les Américains ont rejeté les institutio­ns religieuse­s, mais pas le besoin religieux – y compris le désir de certitude morale et d’identité communauta­ire – auquel les églises et les synagogues ont traditionn­ellement répondu.

 ??  ?? Les démocrates les plus ouvertemen­t laïques sont aussi les plus enclins à moraliser. Leurs politiques puritaines en matière de race et de genre s’inscrivent
dans une longue tradition d’utopisme progressis­te, enracinée dans le protestant­isme.
Les démocrates les plus ouvertemen­t laïques sont aussi les plus enclins à moraliser. Leurs politiques puritaines en matière de race et de genre s’inscrivent dans une longue tradition d’utopisme progressis­te, enracinée dans le protestant­isme.

Newspapers in French

Newspapers from France