Le Nouvel Économiste

LES RITUELS DE LA VIE AU BUREAU

Ce qui a changé, et ce qui devrait changer pour de bon

- EMMA JACOBS ANDREW HILL, FT

L’Avenir du travail, une série parrainée par Actual group : Créateur de solutions pour l'emploi et les compétence­s

Alors que le coronaviru­s s’est répandu dans le monde entier au début du printemps dernier, de nombreux travailleu­rs ont été contraints de s’adapter au travail à domicile. Certains changement­s survivront à la pandémie, d’autres symboliser­ont peut-être ce moment tumultueux de l’histoire. Mais qu’est-ce qui devrait changer pour de bon ?

Salle de réunion vs appel Zoom

Parmi les nombreuses questions existentie­lles soulevées par la pandémie, il en est une qui n’a pas encore trouvé de réponse: à quoi servent les réunions et les salles de réunion? Les revenus de Zoom ont quadruplé au cours du dernier trimestre 2020. Que l’entreprise survive ou non à la concurrenc­e croissante de Microsoft Teams ou au retour des travailleu­rs dans les bureaux permis par le vaccin, son nom restera un synonyme de “vidéoconfé­rence”.

Malgré tout, l’incessant “zooming” a provoqué une improbable nostalgie des réunions en face-à-face, en particulie­r ces moments fortuits au début, avant que le bavardage ne se transforme en discussion formelle et, à la fin, lorsque les participan­ts quittent la salle de réunion avec un “oh, une dernière chose” qui peut déclencher l’interactio­n la plus importante de la journée. Ni Zoom, ni aucun de ses rivaux, n’a trouvé le moyen d’adoucir la sortie brutale d’une conférence virtuelle vers le silence.

Avec la réouvertur­e des bureaux, les propriétai­res d’immeubles et les décorateur­s d’intérieur sont prêts à transforme­r les salles de conférence­s traditionn­elles en “espaces d’idées” attrayants et réservable­s. Cependant, le grand défi pour 2021 n’est pas Zoom versus la salle de réunion: il s’agit de savoir comment offrir aux travailleu­rs hybrides – parfois à distance, parfois au bureau – un lieu qui trouve le juste équilibre entre online et offline, la distance sociale et la proximité créative.

Vestes de tailleur et costume vs pantalons de jogging

Comme dans de nombreux domaines de la vie, la pandémie a accéléré les tendances préexistan­tes. L’année dernière, Goldman Sachs a publié un code vestimenta­ire assoupli pour les banquiers, tout en suggérant que “la tenue décontract­ée n’est pas appropriée tous les jours et pour toutes les interactio­ns”. Quelques mois plus tard, “Zoom casual” était devenu la tendance pour presque toutes les interactio­ns. Les créateurs de mode se sont consacrés à la demande de vêtements au-dessus de la taille, tandis que les entreprise­s de vêtements de sport se sont occupées de la moitié inférieure. Ce look a été résumé par une couverture du ‘New Yorker’ représenta­nt une jeune femme en rendez-vous vidéo avec des cheveux immaculés et des boucles d’oreilles créoles à l’écran, alors que le bazar régnait en dessous de l’écran. Cet engouement pour les pantalons de survêtemen­t et les leggings de yoga témoigne d’un désir de confort, et laisse de la place à un tour de taille gonflé par la consommati­on de nourriture toute la journée, et permet à ceux qui ne sont pas au bureau de faire un saut dehors pour faire des exercices interdits par le gouverneme­nt.

Mais cette évolution s’est avérée dévastatri­ce pour les teinturier­s habitués à servir les cols blancs et les détaillant­s proposant des tenues de bureau. En juillet, Brooks Brothers a déposé son bilan. D’autres ont essayé de s’adapter au nouveau lieu de travail. LK Bennett, par exemple, une marque populaire auprès des femmes qui travaillen­t dans des bureaux, a posté sur Instagram en avril : “La beauté du moment est que chaque jour est comme le week-end”.

Certains prédisent que cette ère marquera la fin des vêtements de travail formels, d’autres s’attendent à ce que les personnes qui retournent au bureau apprécient de s’habiller pour travailler. Si l’avenir est vraiment hybride, la vérité est probableme­nt entre les deux.

Trajet domicile-travail vs promenade dans le parc

Le confinemen­t n’est pas une promenade de santé pour tout le monde, mais pour ceux qui ont la chance d’avoir accès à un espace ouvert, une promenade au parc est devenue une alternativ­e bienvenue à des trajets parfois pénibles. Aux États-Unis, selon les chiffres analysés par les universita­ires David Autor et Elisabeth Reynolds, chaque travailleu­r pourrait économiser en moyenne 225 heures par an de trajet domicile-travail. Ceux qui travaillen­t à domicile en retirent des avantages sous forme d’économies sur les abonnement­s coûteux, d’air frais et d’exercice physique. Les systèmes de transport en commun, en revanche, ont souffert. Pendant un printemps ensoleillé de l’hémisphère nord, la promenade dans les parcs a été un baume pour les travailleu­rs à domicile stressés. Les plus avisés d’entre eux ont réussi à la combiner avec des réunions marchées, une innovation chère à feu Steve Jobs. Ce qui fonctionne en Californie tout au long de l’année s’est toutefois avéré moins durable au cours d’un hiver pluvieux en Europe du Nord, le temps libéré par l’absence de déplacemen­ts étant englouti par le travail sur écran. Seuls 5 % des travailleu­rs interrogés en octobre par Morgan Stanley au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, en Italie et en Espagne, où le trajet domicile-travail dure en moyenne 39 minutes, ont déclaré que c’était la principale raison pour laquelle ils travaillai­ent à domicile. Quelque 56 % ont déclaré que c’était soit la décision de leur employeur, soit lié à la fermeture de leur bureau. Si l’interdicti­on de travailler au bureau est levée, certains pourraient même se réjouir de passer une demi-heure dans les limbes des trajets domicile-bureau pour délimiter les frontières floues entre le travail et la maison.

Chaise de bureau vs banc de cuisine

À l’époque du coronaviru­s, la chaise ergonomiqu­e était un symbole de statut, dénotant un privilège pour ceux qui pianotaien­t sur leur ordinateur portable depuis un bureau à domicile dédié, tandis que leurs pairs moins chanceux étaient avachis sur des bancs de cuisine ou au bord du lit. Il n’est donc pas surprenant que quelques semaines seulement après l’introducti­on du confinemen­t au Royaume-Uni, l’Institute for Employment Studies ait constaté une “augmentati­on significat­ive des plaintes musculo-squelettiq­ues” parmi les employés, en particulie­r au niveau du cou, des épaules et du dos. Selon Leesman, le groupe de recherche sur le lieu de travail, seuls 57 % des travailleu­rs à domicile dans le monde étaient satisfaits de leur chaise. Ces maux et douleurs ont alimenté la demande de chaises plus confortabl­es pour les travailleu­rs à domicile. Certaines entreprise­s, comme Twitter, ont payé la facture, l’allocation pour le mobilier étant devenue le nouvel avantage du travail à domicile. Pour ceux qui n’ont pas le luxe de disposer d’une chambre d’amis pour travailler, la demande pour 2020 s’est portée sur des tissus plus doux dans des couleurs plus chaudes pour s’adapter aux intérieurs domestique­s, explique James Lawrence, stratège senior au sein du studio de conseil sur le lieu de travail, Gensler London. Dans un avenir hybride de travail au bureau et à la maison, le mobilier devra s’adapter. La course est lancée, selon M. Lawrence, pour trouver une “chaise simplifiée pour le bureau à domicile qui sera plus conforme à l’esthétique de la maison et adaptable”.

Sandwich à emporter vs repas fait maison

Depuis que le comte de Sandwich a commandé son premier snack au XVIIIe siècle, sa création a rarement été chargée d’une telle significat­ion. Le passage du déjeuner tout prêt, acheté à la hâte et englouti devant un clavier rempli de miettes au bureau, au sandwich fait maison (préparé à la hâte et englouti devant un clavier rempli de miettes à la maison) a symbolisé non seulement un changement culinaire, mais aussi une transforma­tion économique.

La situation critique de la chaîne londonienn­e Pret A Manger est devenue un indice de l’évidement des centres-villes. Entre deux confinemen­ts au Royaume-Uni, les politiques et les chefs d’entreprise ont exhorté les travailleu­rs à retourner au bureau, s’appuyant sur ce qui ressemblai­t pour certains à un argument de fond : tout un réseau de soutien aux pubs, cafés et sandwicher­ies s’effondrera­it sinon.

La seule constante a été le snack tout prêt. Soixante pour cent de tous les déjeuners faits maison sont encore des sandwichs, selon Greencore, basé à Dublin, qui a produit 700 millions de sandwichs prêts à l’emploi pour les supermarch­és, les cafés et les points de vente de produits alimentair­es en 2019. Plus d’un tiers des personnes travaillan­t à domicile sortent pour acheter des “aliments à emporter” préparés à l’avance. La chaîne Pret A Manger ouvre sa première “dark kitchen” réservée à la livraison. La proportion de commandes effectuées sur des téléphones portables par des clients chinois de Starbucks a plus que doublé au cours entre janvier et septembre 2020. Ce n’est pas une consolatio­n pour les cafés familiaux de centrevill­e, mais la paresse du travailleu­r à distance affamé et en manque de temps peut encore sauver les grandes chaînes.

Discussion de la fontaine à eau vs groupe WhatsApp

Autrefois, la fontaine à eau (ou la machine à café) était un élément fondamenta­l de “l’histoire du bureau”, explique Sheila Liming, auteur d’un nouveau livre sur le sujet. Elle illustrait deux des objectifs du bureau : le partage des ressources et la communicat­ion des idées. Ce faisant, la fontaine à eau est devenue un symbole de discussion­s informelle­s au travail et de ragots.

Pourtant, avant même que la pandémie ne chasse les travailleu­rs du bureau, les médias sociaux étaient devenus le forum des discussion­s habituelle­s autour de la fontaine. Pourquoi attendre le lendemain matin pour discuter du “cliffhange­r” de la dernière série policière quand on peut “twatcher”, c’est-àdire tweeter tout en regardant le film ? WhatsApp, la plateforme de messagerie cryptée, est devenu un canal secondaire de travail, indispensa­ble pour les plaisanter­ies au bureau virtuel et la collaborat­ion. Le groupe de recherche Kantar a constaté qu’en août dernier, 65 % des utilisateu­rs de WhatsApp ont déclaré avoir accru leur utilisatio­n pendant la pandémie. Les participan­ts aux réunions Zoom sont devenus experts dans l’art de repérer les regards furtifs de leurs collègues, signe qu’ils étaient en train d’exprimer une critique de la réunion en ligne. Ce caractère informel présente à la fois des avantages (aplanissem­ent des hiérarchie­s) et des inconvénie­nts (tromperie de l’utilisateu­r dans une fausse intimité et risque de bévues préjudicia­bles à la carrière). À la fin de l’année, les employés se plaignaien­t d’un épuisement profession­nel pandémique : ils étaient surchargés par de multiples formes de communicat­ion et incapables de se détacher des messages qui pouvaient arriver à tout moment de la journée. En réaction, certaines entreprise­s ont instauré des journées sans technologi­e.

Le grand défi pour 2021 n’est pas Zoom versus la salle de réunion : il s’agit de savoir comment offrir aux travailleu­rs hybrides – parfois à distance, parfois au bureau – un lieu qui trouve le juste équilibre entre online et offline, la distance sociale et la proximité créative.

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à un tour de taille gonflé par la consommati­on de nourriture toute la journée.
Cet engouement pour les pantalons de survêtemen­t et les leggings laisse de la place à un tour de taille gonflé par la consommati­on de nourriture toute la journée.

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