Le Nouvel Économiste

La grammaire Macron de l’action publique

Le scalp de l’ENA est plus facile à vendre que la réforme de l’État profond

- JEAN-MICHEL LAMY

Ne m’appelez plus réforme de l’État, dites réforme de l’action publique. Le seul intitulé donné par l’Élysée à la rencontre avec les forces vives de l’administra­tion donnait le ton : “Convention managérial­e de l’État”. Feignons d’organiser ces pratiques qui nous échappent ! Il s’agit de faire face. Le vaisseau public a pris l’eau, même le canon, lors des épisodes de la guerre de la Covid. Emmanuel Macron ne cherche pas à dissimuler les avaries. Comme un amiral, il réagit en deux temps. D’abord en reconfigur­ant le commandeme­nt sur le pont...

Ne m’appelez plus réforme de l’État, dites réforme de l’action publique. Le seul intitulé donné par l’Élysée à la rencontre avec les forces vives de l’administra­tion donnait le ton : “Convention managérial­e de l’État”. Feignons d’organiser ces pratiques qui nous échappent ! Il s’agit de faire face. Le vaisseau public a pris l’eau, même le canon, lors des épisodes de la guerre de la Covid. Emmanuel Macron ne cherche pas à dissimuler les avaries.

M. le Président, vous n’y pensez pas

Comme un amiral, il réagit en deux temps. D’abord en reconfigur­ant le commandeme­nt sur le pont. C’est la dissolutio­n de l’ENA au sein d’un Institut du service public (ISP). Ensuite en colmatant les brèches. C’est la multiplica­tion de microtrans­formations dans la soute de l’appareil administra­tif. C’est un renoncemen­t à tout changer de la cale au mât pour mieux avancer au coeur de modificati­ons concrètes. Avec pour cap une organisati­on territoria­le de l’État renforcée. L’Élysée préfère la déconcentr­ation, selon la terminolog­ie du droit

C’est ça “l’État profond” au quotidien, cet entrelacs de décrets et de circulaire­s où rien ne se crée mais où tout se perd. Jacques Chirac avait réussi à constituti­onnaliser ce réflexe en inscrivant le principe de précaution dans la loi fondamenta­le.

administra­tif, à la décentrali­sation. Pour la bonne raison que les réformes avortées pour bouger de façon systémique les lignes d’une fonction publique forte de plus de 5 millions d’agents ne se comptent plus. Toutes témoignent de l’impuissanc­e du sommet de l’État. Emmanuel Macron convient que même la simple exécution de tâches demandées par l’exécutif se perd dans les méandres : “si je résume, l’habitude que nous avions collective­ment prise, c’est pour le président de la République, lorsqu’il disait quelque chose, de penser que c’était fait, puis de constater plusieurs mois après, quand il allait sur le territoire, que les gens lui disaient ‘Mais point du tout, Monsieur le Président, vous n’y pensez pas’ ”.

C’est ça “l’État profond” au quotidien, cet entrelacs de décrets et de circulaire­s où rien ne se crée mais où tout se perd. Seules les grandes crises mettent à nu ces mécanismes, quand la responsabi­lité individuel­le disparaît derrière la civilisati­on du parapluie. Jacques Chirac avait réussi à constituti­onnaliser ce réflexe en inscrivant le principe de précaution dans la loi fondamenta­le. Au fil des jurisprude­nces, le “principe” est devenu un facteur de blocage et un frein à l’innovation. Dans le secteur de la santé en particulie­r, la pandémie l’a démontré. Voilà le terrain sur lequel Emmanuel Macron entend manoeuvrer pour secouer l’habitus.

Gouvernanc­e en fin de parcours

L’Élysée a finalement arbitré pour la suppressio­n du symbole de l’ENA (École nationale d’administra­tion) afin de marquer les esprits. Certes, c’est l’arbre qui cache une forêt en déshérence mais attention : la démarche peut aussi servir d’aiguillon à la rénovation de la routine administra­tive.

Côté esbroufe, chacun peut relever l’empresseme­nt à livrer à une opinion anti-élites le scalp d’un temple de l’élitisme. L’énarchie est au banc des accusés parce que le trio infernal “Inspection des Finances, Conseil d’État, Cour des comptes” donne depuis des décennies l’impression de – mal – diriger le pays. Ne serait-ce que pour avoir fourni quatre présidents de la République (Giscard d’Estaing, Chirac, Hollande, Macron), d’innombrabl­es directeurs de cabinet de ministères, nombre de Pdg. Tous contestés ! Fondée en 1945, l’ENA réussissai­t dans les années soixante à accompagne­r la modernisat­ion du pays. Aujourd’hui, cette forme de gouvernanc­e est en fin de parcours. Les énarques ne font plus recette à la tête des grandes entreprise­s et l’irruption de réseaux de décision concurrent­s, européens ou liés aux nouvelles technologi­es, ont rogné leur influence. Fini les hauts fonctionna­ires intellectu­els et généralist­es, modèle des années 50. Place aux gestionnai­res investis dans la vie quotidienn­e des services.

Le moment est opportun pour amputer par ordonnance leur entregent et chercher à briser la sélection de ces élites par l’entresoi. Le futur Institut du service public fonctionne­ra dès 2022 à partir d’un tronc commun à 13 écoles – dont l’ENA. L’accès aux grands corps dépendra toujours du classement de sortie de l’école, mais avec l’obligation de “couvrir” le terrain pendant une dizaine d’années. La mobilité entre les différente­s administra­tions deviendrai­t la règle. D’apparence anodine, cette dernière mesure sera décisive pour enclencher le véritable renouveau administra­tif. Sortir les carrières d’un moule figé, au départ comme à l’arrivée en retraite, oxygénera toutes les cales du vaisseau. C’est une façon de contourner les obstacles du monde d’avant. Car les déconvenue­s sont légion.

Lolf et RGPP, deux réformes phares capotent

L’exécutif a lancé par deux fois deux réformes phare qui ont toutes deux capoté. La première date de 2001. Nom de code : la LOLF (Loi organique relative aux lois de finances). C’était une démarche de performanc­e majeure car elle impliquait que la culture de moyens qui prévalait jusque-là soit abandonnée au profit de la culture de résultats. À l’époque, deux tiers des pays membres de l’OCDE l’avaient déjà adoptée ! Vingt ans plus tard, Alain Lambert, président du Conseil national d’évaluation des normes, un des concepteur­s de la Lolf, constate via l’Institut

Montaigne : “les principes fondateurs – qui visaient un changement de logique fondé sur les résultats, un élan managérial, de nouvelles responsabi­lités avec des marges de manoeuvre élargies – ont été dévitalisé­s par un appareilla­ge bureaucrat­ique bloquant”.

La seconde réforme phare, la RGPP (Révision générale des politiques publiques), est clouée au pilori par Emmanuel Macron en personne. “Lancée il y a un peu plus de dix ans, la RGPP a conduit à largement tailler dans les effectifs locaux alors que les administra­tions centrales réduisaien­t peu leurs effectifs. Ce qui a construit une forme d’éloignemen­t de l’action publique par rapport à la trame de la vie”, explique le chef de l’État. Au rebours du sens commun, l’Élysée considère que la question n’est pas de savoir s’il faut décentrali­ser telle ou telle compétence, mais au contraire pour l’État de décider au plus près du terrain. L’objectif est d’offrir une plus grande proximité des services publics avec le… public. Emmanuel Macron précise : “ce qui est demandé, ce sont des visages familiers, humains, qui portent les décisions en responsabi­lité aux côtés de nos concitoyen­s”. Une telle conception éclaire d’un jour nouveau la tension ontologiqu­e entre l’Élysée et des collectivi­tés locales qui se voient brimées et délaissées. C’est transparen­t dans la gestion de la Covid.

Passer de la culture de la norme à la culture du guichet

Ce localisme de la décision administra­tive se mesure à quelques gestes significat­ifs de l’exécutif. Les préfets ont plus de moyens financiers et plus de souplesse sur la gestion des ressources humaines.

Ils peuvent prendre quasiment 95 % des décisions administra­tives sans en référer au cabinet du ministère de l’Intérieur. Le mot d’ordre est de passer de la culture de la norme à la culture du guichet. Pour ce faire, cette année, 2 500 postes seront créés dans l’administra­tion déconcentr­ée pendant que le transfert d’agents publics de Paris vers la province va s’accélérer. Déléguer, veut-on croire dans les allées du pouvoir, c’est retrouver la culture de la responsabi­lité. Le baromètre des résultats de l’action publique mis au point par la ministre de la Transforma­tion et de la Fonction publique, Amélie de Montchalin, sera l’instrument de validation de ces avancées, voire du surplace ou du recul.

Tous ces petits ruisseaux ne font pas la grande réforme que serait la suppressio­n du statut de fonctionna­ire. Seuls Les Républicai­ns (LR) proposent un nouveau “contrat public” aboutissan­t progressiv­ement à remplacer “l’emploi à vie”. La diminution d’une facture de services publics plus élevée de 84 milliards d’euros annuels par rapport à la moyenne européenne (calcul de l’iFrap) n’est pas non plus à l’ordre du jour. En revanche, comme le prévoit le futur ISP, le couplage avec une haute administra­tion obligée de se former pendant dix ans en eaux profondes à hauteur de gilets jaunes pourrait être au quotidien un accélérate­ur d’efficacité.

Les esprits chagrins diront qu’une fois effectué le retour des agents des grands corps à la géographie des VIe et VIIe arrondisse­ments de Paris, les moeurs de l’État profond canal historique reviendron­t au galop. Mais Amélie de Montchalin a déjà prévu le contre-feu en créant une vraie DRH interminis­térielle, sorte de vivier où chaque ministère pourra puiser sa garde rapprochée. La grammaire Macron de l’action publique doit faire ses preuves. Le sentier vers un changement de paradigme commence à peine à être déblayé. Trop de législatio­ns incantatoi­res ou inadaptées aux nouveaux défis sont en revanche toujours en vigueur pour espérer emprunter l’autoroute d’ici la fin du quinquenna­t.

Au rebours du sens commun, l’Élysée considère que la question n’est pas de savoir s’il faut décentrali­ser telle ou telle compétence, mais au contraire pour l’État de décider au plus près du terrain

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