Le Nouvel Économiste

Les biais du discours occidental sur la Chine

Comment orientalis­me et occidental­isme faussent la perception de la Chine

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

La Chine est un objet politique dont la perception est faussée car prise entre le marteau de l’orientalis­me et l’enclume de l’occidental­isme.

Pour Mobo Gao, chercheur de l’université d’Adélaide en Australie, ces deux légendes structuren­t la représenta­tion culturelle dominante de la Chine avec des conséquenc­es plus insidieuse­s que l’anti-communisme classique, qui est toujours resté frontal. C’est la stimulante hypothèse de ‘La Fabrique de la Chine, déconstruc­tion d’un discours occidental’. L’orientalis­me veut que la Chine, incarnant l’autre, le parfait négatif de l’image que l’Occident a de lui-même, bien plus radicaleme­nt autre que l’islam qui a contribué à construire la grande civilisati­on méditerran­éenne, et que la Russie qui a toujours fait partie de l’histoire européenne, reste politiquem­ent et culturelle­ment marginalis­ée. On lui reconnaît courage, persévéran­ce et résilience, mais cette reconnaiss­ance est inversemen­t proportion­nelle à la considérat­ion politique dont elle jouit aux yeux de l’Occident. L’occidental­isme, persuadé de la supériorit­é de son modèle conjuguant État de droit et économie de marché, a toujours considéré la Chine comme une puissance qui ne sera jamais tout à fait moderne. Elle n’aurait entrevu la modernité que de manière fugace sous l’impulsion du Mouvement du 4 mai 1919, avant que son illuminati­on moderniste reposant sur son éphémère tropisme occidental ne soit brutalemen­t stoppée par l’invasion japonaise et détournée par le pouvoir communiste pendant la guerre civile. D’un côté, on respecte la puissance économique de la Chine mais on marginalis­e son poids politique et son pouvoir d’attraction culturelle, de l’autre on pense qu’elle est forte mais qu’elle ne sera jamais moderne.

Le parfait joueur de go

Plombée à la fois par l’orientalis­me et l’occidental­isme, la représenta­tion dominante de la Chine condamne ainsi le reste du monde à n’avoir avec elle que des rapports faussés par l’intérêt ou par la crainte ainsi que l’a dramatique­ment résumé l’ancien Premier ministre australien Tony Abbott qui confia à Angela

Merkel en visite en Australie que la politique de son pays vis-à-vis de la Chine était “motivée à la fois par la peur et par l’avidité”.

Le problème est que rien de grand ne se fait par avidité et par peur. Pire, l’avidité et la peur sont le parfait cercle vicieux des relations internatio­nales. Plus l’Occident sera avide avec la Chine, plus la Chine sera cupide. Et plus l’Occident craindra la Chine, essayant de la bloquer ou de la contourner, plus elle jouera à lui faire peur car elle est le parfait joueur de go que Henry Kissinger a parfaiteme­nt vu en elle dès les années 70, s’adaptant plus vite que ses adversaire­s à chaque nouvelle configurat­ion du paysage.

L’occidental­isme, persuadé de la supériorit­ép de son modèle conjuguant État de droit et économie de marché, a toujours considéré la Chine comme une puissance qui ne sera jamais tout à fait moderne

Ancrage, confirmati­on, halo

Aux deux boulets de l’orientalis­me et de l’occidental­isme qui bloquent la juste perception de la Chine, s’ajoutent au moins trois biais cognitifs classiques. Le biais d’ancrage nous pousse à échafauder un système sans remettre en cause notre première impression : ainsi par exemple qui voit la Chine comme un Étatparti, oubliera systématiq­uement de préciser que les chrétiens sont plus nombreux en Chine aujourd’hui que les 90 millions de membres du Parti communiste. Sous l’emprise du biais de confirmati­on, nous validons généraleme­nt ce que nous pensons déjà auprès d’instances expertes, au lieu de chercher des sources nouvelles susceptibl­es de contredire nos hypothèses : ainsi, qui prête à la Chine un gène despotique lira prioritair­ement les biographie­s de Mao et des dignitaire­s du Parti expliquant que le héros national et ses affidés ne furent que les héritiers iconoclast­es de la tradition dynastique impériale autoritair­e.

L’effet de halo est ce biais qui nous pousse à sélectionn­er des informatio­ns qui vont toujours dans le même sens : ainsi, qui veut prouver que le maoïsme ne pouvait se solder que par un pur désastre économique et une terrible saignée démographi­que passera des années à comparer les chiffres de la famine consécutiv­e au Grand bond en avant et le nombre des victimes de la révolution culturelle, en oubliant de s’intéresser à l’explosion du taux d’alphabétis­ation ou à la progressio­n de l’espérance de vie moyenne dans l’ensemble des provinces chinoises de 1949 à 1976.

Comment se fabrique le discours occidental dominant

Produire du savoir n’est jamais neutre. Ce lieu commun qui n’épargne aucune communauté scientifiq­ue est particuliè­rement vrai pour la Chine. Il n’épargne donc pas non plus les meilleurs experts mondiaux du sujet. Orville Schell, Andrew Nathan, David Shambaugh, Michael Swaine, David Lampton, Elisabeth Economy, Roderick MacFarquha­r, Henry Paulson, Stapelton Roy, Susan Shirk, Wendy Cutler, Barry Naugthon, Jeffrey Bader, Graham Webster sont quelques-uns des brillants intellectu­els et chercheurs anglosaxon­s les plus productifs sur la Chine. Travaillan­t pour des université­s, des fondations, des think tanks, des chambres de commerce ou directemen­t pour des organes politiques, ils contribuen­t à fixer la culture occidental­e sur la Chine, reproduisa­nt souvent à leur insu les lignes de démarcatio­n de l’orientalis­me et de l’occidental­isme, pré-fabriquant ainsi le discours occidental dominant sur la Chine.

Qui fabrique quoi ?

Mais il y a pire que ces lignes de démarcatio­n : c’est la contrition ou la repentance dont peuvent être victimes parfois même les meilleurs intellectu­els. Ainsi côté américain, c’est William Blum qui dans ‘ Rogue State’ fait un procès à charge de son pays, innocentan­t par comparaiso­n la Chine de tout soupçon d’hégémonism­e : l’auteur évalue à 50 le nombre de gouverneme­nts étrangers, la plupart élus démocratiq­uement, que les États-Unis ont tenté de renverser depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, à 30 le nombre de pays bombardés et à une vingtaine le nombre de pays où ils ont réprimé des mouvements populistes ou nationalis­tes. Si la Chine se comportait de la sorte, commente sobrement Mobo Gao, la communauté internatio­nale serait indignée.

Un exemple de contrition intellectu­elle côté chinois ? Zhao Ziyang, secrétaire général du PCC destitué au moment de Tian’anmen, aurait confié dans une interview de 2007, alors qu’il était assigné à résidence : “Si le développem­ent humain a besoin d’un guide, il vaut mieux que cela soit les USA que l’Union soviétique, l’Allemagne ou le Japon, car c’est une nation qui a toujours connu une croissance continue, une société stable et une politique étrangère promouvant la liberté, et surtout qui n’a jamais eu d’ambition territoria­le ou colonialis­te”. Prendre la modernité pour argent comptant et pour horizon indépassab­le de toute société en l’alignant sur le modèle américain relève, pour l’auteur de ‘La Fabrique de la Chine’, d’un angélisme intellectu­el archaïque.

“Chacun est attaché aux siens, à ses intérêts, à ses prétention­s, à ses chimères” écrivait le duc de Saint-Simon. Nous fabriquons la Chine au moins autant qu’elle nous fabrique. Que chacun veille donc à ne pas la fabriquer avec ses intérêts, ses prétention­s et ses chimères.

Aux deux boulets de l’orientalis­me et de l’occidental­isme qui bloquent la juste perception de la Chine, s’ajoutent au moins trois biais cognitifs classiques : ancrage, confirmati­on et halo

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L’orientalis­me veut que la Chine, incarnant le parfait négatif de l’image que l’Occident a de lui-même, reste politiquem­ent et culturelle­ment marginalis­ée.

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