Le Nouvel Économiste

Les sirènes trompeuses du modèle américain

La France n’est pas l’Amérique

- JEAN-MICHEL LAMY

La dépense publique, vous dis-je. Le fol engouement pour ce carburant de l’économie traverse depuis toujours les courants politiques francofran­çais. Aujourd’hui, le conte de fées se transforme en un carrosse dont il suffirait d’ouvrir les portes. Soudain, l’ami américain a ouvert la bourse fédérale de l’État comme jamais, au point de laisser croire à la fin du cycle libéral des années Reagan. Il n’y a plus qu’à suivre le mouvement ! Pour tous les imitateurs en herbe, ce sera Roosevelts­ur-Seine, en référence au New Deal des années 30.

Interventi­onnimse étatique ou libéralism­e capitalist­e ?

Dans l’Hexagone, cette histoire hollywoodi­enne va servir de passeport à maints projets électoraux. Au risque d’oublier que la France est loin de l’Amérique. L’an dernier, la part des dépenses publiques a atteint 61,3 % du PIB, elle reviendrai­t à 60,4 % en 2021 puis l’an prochain à 56 %

Au moment où la planète OCDE se met à l’heure de l’interventi­onnisme étatique dans les circuits de la vie économique, la France devrait donc tourner le dos à un passé vers lequel tout le monde se précipite

(source Bercy). Avant le Covid, en 2019, le score culminait à 53,8 %. À de tels sommets, la carapace étatique tricolore est trop épaisse pour lui confier encore et encore les cordes d’un renouveau industrial­oécologiqu­e. La logique serait plutôt de signer pour un libéralism­e économique renouant avec les fondamenta­ux de l’initiative capitalist­e. Autrement dit, de se mettre à l’école Schumpeter, celle de l’économiste viennois si attentif au mouvement perpétuel de renouvelle­ment entreprene­urial – la destructio­n créatrice. Au moment où la planète OCDE se met à l’heure de l’interventi­onnisme étatique dans les circuits de la vie économique, la France devrait donc tourner le dos à un passé vers lequel tout le monde se précipite. Sacré paradoxe à relever pour le made in France. D’autant qu’au célèbre “enrichisse­z-vous” succède le “investisse­z gratuiteme­nt”. Foin des calculs de rentabilit­é, ça ne coûte rien. Comment dans ces conditions prétendre ramer à contre-courant ? !

Le dépenser plus de Biden

Le premier réflexe, il est vrai, ne va pas dans ce sens. Les “chèques Joe Biden” promis au peuple américain ont produit sur les économiste­s académique­s et atterrés un effet de sidération idéologiqu­e en faveur du

“dépenser plus”. C’est le 28 avril prochain que le président américain prononcera devant le Congrès, Chambre des représenta­nts et Sénat réunis, son premier discours de politique générale. Les années suivantes, il sera estampillé “discours sur l’état de l’Union”. Faudra-t-il parler d’un message dont on se souviendra dans cinquante ans ? Deux ingrédient­s essentiels sont sur la table. Numéro un, l’addition. Celle de 900 milliards de dollars débloqués en décembre par Donald Trump. Puis 2 200 milliards au titre du Coronaviru­s Aid et 1 900 milliards au titre du plan de sauvetage. Plus une enveloppe de 2 200 milliards à consacrer sur huit ans aux infrastruc­tures et à la transition énergétiqu­e. Numéro deux, la fiscalité. Au plan domestique, l’intention est d’afficher une hausse de l’impôt sur les sociétés de 21 à 28 %. Ces annonces ont estomaqué Wall Street par leur montant. À titre de comparaiso­n, le PIB français de 2019, avant la chute, s’élevait à 2 426 milliards d’euros alors qu’à eux seuls, les 1 900 milliards de dollars du “sauvetage” – dont 900 destinés aux ménages à faible revenu – correspond­ent à 9 % du PIB américain. Comment payer les factures ? Les optimistes de moyen terme répondront par la croissance. L’étrangeté de la situation actuelle tient en réalité à ce que l’économiste Stephanie Kelton appelle la “naissance de l’économie du peuple”. “La théorie moderne de la monnaie change radicaleme­nt la vision des choses : c’est l’émetteur de la monnaie – l’État lui-même –, et non le contribuab­le, qui finance toutes les dépenses publiques”, argumente-telle dans ‘Le mythe du déficit’. Pour l’universita­ire, l’unique borne à cette énième version de la planche à billets est le maintien sous contrôle de l’inflation. Sous cette condition, les banques centrales n’auront aucun motif pour augmenter les taux d’intérêt et toute latitude pour les maintenir autour de 0 %. Tel est le parti pris des démocrates au pouvoir à Washington.

L’autre virage de Biden

L’autre virage de Joe Biden tient à sa volonté de trouver, dès le G20 de juillet, un accord global sur un taux d’imposition minimal des entreprise­s, quel que soit le pays d’installati­on. Une opportunit­é historique, a-t-on entendu de ce côté-ci de l’Atlantique. Mettre fin à la course à l’optimisati­on fiscale par les grands groupes ne peut que réjouir les Trésor publics. Tout comme l’OCDE qui planche sur une taxe numérique mondiale. Rappelons que depuis des décennies, l’Union européenne cherche le consensus sur un niveau commun d’impôt sur les sociétés sans aucun succès à cause des différends sur le calcul à appliquer à la base de perception.

Le modèle américain n’est pas duplicable

Qu’importe, cette nouvelle musique américaine est perçue en France comme le modèle à dupliquer. En premier lieu pour le renforceme­nt du poids de l’État dans l’économie. Pourtant, vingt années de préférence pour la dépense publique, prestation­s sociales incluses, ont apporté la preuve du déclinisme. Le triptyque est sans appel : désindustr­ialisation record, déficit extérieur record, endettemen­t record. Le tout assis sur des prélèvemen­ts obligatoir­es eux aussi records.

Le “quoi qu’il en coûte” a recouvert d’un voile pudique tous ces dysfonctio­nnements. La règle devient la “relance à tout prix” puisqu’elle n’a pas de prix. Le multiplica­teur d’un euro d’argent public serait d’un coup paré de toutes les séductions puisque le rendement économique n’a plus besoin d’être élevé. Grâce bien sûr à l’entregent d’une Banque centrale européenne qui garantit un monde sans hausse de taux pendant au moins dix ans. Le temps nécessaire pour que les investisse­ments débouchent sur une meilleure croissance. Le drame, c’est que cette rationalit­é-là ne s’applique pas à l’héritage français tel qu’il est. Le classement des dettes souveraine­s, établi par ‘Les Échos’, est éclairant. Hors Japon et Chine, la France est deuxième au monde avec une jauge de 3 299 milliards de dollars – derrière les États-Unis à 19 565 milliards de dollars – mais en tête en pourcentag­e de la richesse nationale. Et n’oublions jamais que Washington reste financé par le monde entier qui achète des dollars les yeux fermés. Que l’on imagine l’Agence France Trésor obligée d’emprunter en payant en franc à la place de l’euro ! Le péage en taux d’intérêt bondirait vite.

Quel % de déficit vs PIB ?

Pour Paris, l’appartenan­ce à la zone euro est vitale. Avec quelles règles et quelle architectu­re institutio­nnelle ? Constatant que la France ne respecte pas les critères de Maastricht, le CAE (Conseil d’analyse économique) propose de se caler à l’avenir sur des trajectoir­es de soutenabil­ité de la dette à la carte selon la position créancière de chaque État membre. Il n’est pas sûr du tout que les vertueux de la zone consentent à ce laxisme auto-proclamé. C’est pourquoi Bercy vient de présenter à Bruxelles un Programme de stabilité 2021-2027 inscrivant une cadence pluriannue­lle incluant une lente décrue du solde public jusqu’en 2027, pour arriver à cette échéance à un déficit par rapport au PIB de moins 2,8 %. En dessous de la fameuse barre des 3 %. Pour y parvenir Jean-François Husson, sénateur LR, évalue “les économies à réaliser au cours du prochain quinquenna­t à environ 65 milliards d’euros, ce qui représente­rait un effort inédit”. Difficulté : personne n’y croit et surtout, nombre de leaders d’opinion s’accrochent à l’effet Biden pour récuser l’objectif.

Seul le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, plaide pour maintenir des ancrages numériques “utiles”. Même s’il admet que la cible de 60 % de dette par rapport au PIB mérite d’être lissée sur le long terme. Pourtant, même en Allemagne, les lignes bougent vers davantage de flexibilit­é budgétaire. Les Verts ont désigné Annalena Baerbock et la CDU Armin Laschet comme candidats à la Chanceller­ie, tous deux ont leurs chances, tous deux sont ouverts à un aménagemen­t du pacte de Maastricht.

De toute façon, pour tenir son rang budgétaire, les solutions du monde d’avant perdurent. Les boosters classiques d’une croissance crédible ne changent pas : méritocrat­ie et compétence­s, quantité globale de travail plus importante, écosystème laissant éclore l’initiative et l’innovation. Sur ce registre, la Covid a démontré avec une pureté de cristal les failles accumulées au fil du temps. Des aides massives à la Biden ne changeraie­nt rien au contre-exemple de l’Institut Pasteur laissant tomber en déshérence les potentiali­tés de l’ARN messager. Certes, la relance dans les tuyaux est moitié moindre en UE que celle des États-Unis, de l’ordre de 6 % du PIB contre 13 %, mais le continent européen ne souffre pas d’un manque de demande comme outre-Atlantique. Le “soutien” social compense !

Le serment de Pittsburgh

En France en particulie­r, le contretemp­s risque de s’aggraver. Joe Biden va taxer une frange de très – très – riches tout en martelant “je n’ai rien contre les millionnai­res et les milliardai­res. Je crois au capitalism­e américain”. Dommage que ce discours de Pittsburgh soit ignoré de tous ceux qui cataloguen­t à gauche (au sens français !) la nouvelle administra­tion américaine pour ressortir des cartons les vieilles recettes contre-productive­s d’alignement de la taxation du capital sur celle du travail.

En revanche, rien n’interdit aux élites du monde de l’entreprise de faire leur propre révolution. Celle d’un libéralism­e économique prouvant son efficacité. Ça se mesure assez vite, alors que pour l’efficacité de la dépense publique, c’est beaucoup plus compliqué. Comme l’explique Patrick Artus, économiste, le supplément d’âme pourrait venir d’une organisati­on de l’économie plus favorable aux salariés et moins favorable à la “coalition consommate­urs, actionnair­es, emprunteur­s”. Voilà le filon pour une relance intelligen­te.

“Je n’ai rien contre les millionnai­res et les milliardai­res. Je crois au capitalism­e américain.” Joe Biden

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