Le Nouvel Économiste

‘S’INTÉRESSER À LA VIE DES GENS, C’EST ÇA LA POLITIQUE’

Avant son tout récent retour en politique, elle luttait contre l’extrême pauvreté. Directrice de l’ONG One, elle donne sa vision de l’aide au développem­ent et de la place des femmes

- EXTRAITS DU PODCAST ‘DANS L’OREILLE DE CHARLES’, SÉRIE ‘ FEMMES D’INFLUENCE’, INTERVIEW MENÉE PAR MARINE PELTIER

Le premier geste barrière contre la diffusion de la Covid-19 est la solidarité à l’échelle mondiale. Cette pandémie ne connaît pas de frontières, si bien que si nous voulons l’endiguer, il faut des réponses à la fois dans nos pays et à l’autre bout du monde. Ces pays extrêmemen­t pauvres dans lesquels plus de la moitié de la population vit avec moins de 2 dollars par jour manque de moyens pour lutter contre la Covid. D’où la nécessité de nous mobiliser par solidarité avec eux. Dès lors qu’on est prêt à dépenser “quoi qu’il en coûte” pour face à la pandémie dans nos pays, il faut avoir le même raisonneme­nt pour le reste du monde, par esprit de solidarité et par nécessité bien comprise. Ce qui se passe ailleurs a en effet des répercussi­ons chez nous.

Selon les prévisions de la Banque mondiale, 150 millions de chômeurs supplément­aires vont tomber dans l’extrême pauvreté du fait de ce virus en 2021. Ces chômeurs risquent de revenir sur nous tels un boomerang en tant qu’individus mobiles potentiell­ement porteurs d’une maladie extrêmemen­t contagieus­e. Ce virus est le stigmate de la plupart des enjeux et des défis qui nous attendent, au premier chef la lutte contre le changement climatique.

Plaidoyer pour l’aide publique au développem­ent (APD)

Mon livre est un plaidoyer pour l’aide publique au développem­ent (APD), qui est aujourd’hui le seul instrument mondial de redistribu­tion planétaire et de solidarité internatio­nale. Il s’agit de financemen­ts provenant généraleme­nt d’États plutôt riches et d’institutio­ns internatio­nales à destinatio­n de pays qui n’arrivent pas à répondre aux problémati­ques qui sont les leurs. L’ADP a vu le jour aux lendemains de la Seconde guerre mondiale, dans les années 50-60, et c’est au début des années 70 qu’a été adopté le principe selon lequel les pays riches devaient consacrer 0,7 % de leur richesse nationale à cette aide publique au développem­ent. Nous n’y sommes pas encore – la France ne dépense que 0,44 % de son PIB – mais certains pays ont atteint cet objectif, notamment au nord de l’Europe, et même dépassé. Pour assumer cette solidarité, il faut comprendre en quoi elle est nécessaire et à quoi elle sert, cette APD devant être motivée non par esprit de charité, mais par esprit de justice. Le monde se tient et ne fait qu’un, et nous ne pouvons pas détourner le regard sur ce qui se passe dans ces pays.

De quelques idées reçues sur l’APD

Beaucoup d’idées reçues circulent sur l’APD – j’essaie de démonter quelquesun­es dans mon livre : elle ne servirait à rien, l’argent serait noyé dans la corruption, ou bien encore l’investisse­ment privé serait bien plus efficace. Une aide efficace doit d’abord viser la consolidat­ion des structures économique­s et sociales du pays, qui peut ouvrir la voie par la suite à des investisse­ments privés. Cela passe par un système éducatif qui ne laisse de côté aucun enfant – aujourd’hui 260 millions d’enfants n’ont pas accès à l’école –, par un système de santé qui éradique les pandémies circulant dans ces pays – la malaria, la tuberculos­e, le sida –, et par un système de protection sociale qui fonctionne. Tous ces secteurs sociaux ont besoin pour s’installer d’une aide publique venant de l’extérieur. Un préalable qui n’est en rien incompatib­le avec des investisse­ments privés.

Dix-sept objectifs ont été fixés dans l’agenda 2030 et adoptés conjointem­ent par 193 pays. Parmi ces objectifs, il y a l’éradicatio­n de l’extrême pauvreté qui touche environ 10 % de la population mondiale, et mettre fin aux famines dans le monde. Ces objectifs sont-ils atteignabl­es à cette date ? C’est toute la question que pose ce livre. Nous savons comment atteindre ces objectifs ambitieux, mais nous sommes en train de dévier de la trajectoir­e ces dernières années. L’aide publique tend à stagner. Or cette aide est efficace : en 1981, ce qui n’est pas si lointain, 40 % de la population mondiale vivait en situation d’extrême pauvreté contre 10 % aujourd’hui. Des progrès indéniable­s dans lesquels l’aide publique n’a pas été pour rien. Reprendre ces progrès et refuser la stagnation, c’est l’affaire de notre génération. 2030 n’est pas loin, il faut absolument se retrousser les manches et remettre les priorités là où elles doivent être, c’est-à-dire vers l’humain. L’Afrique est sans aucun doute le continent qui a le moins profité de l’APD, à l’inverse de l’Amérique latine. Pourtant, l’Afrique, et en particulie­r l’Afrique subsaharie­nne, concentre 40 % des individus vivant dans l’extrême pauvreté.

Nécessaire­s priorités

Si on veut vraiment être efficace, l’APD doit établir des priorités. C’est l’un des reproches adressés à l’APD française que de passer souvent à côté de ces priorités en aidant les “pays intermédia­ires” au lieu des “pays les moins avancés” (PMA). Et il faut bien avoir en tête que derrière ces chiffres, il s’agit de la réalité bien concrète des vies de millions d’individus. Un monde sans extrême pauvreté en 2030, cela veut dire sauver la vie de plus de 10 millions d’enfants d’ici là. Dans les pays les plus pauvres, un enfant sur 27 n’atteint pas l’âge de 5 ans. Cela veut dire aussi mettre fin à la mortalité en couches et sauver plus d’un million de femmes qui en sont victimes d’ici 2030. Il faut concentrer l’APD sur ces objectifs et éviter de suivre d’autres objectifs connexes, comme par exemple celui de la prise en charge des frais de scolarité des étudiants à l’étranger ou des réfugiés qui arrivent sur notre territoire.

Je ne dis pas qu’il faut se désintéres­ser de ces sujets, mais je dis qu’il faut le faire sur d’autres lignes budgétaire­s et non pas au détriment des plus pauvres. Parfois même, on constate que les sommes allouées à l’APD restent dans le pays donateur. Ainsi sur les 10 milliards d’euros de l’APD en France, 16 % restent chez nous au lieu d’aller là où cet argent est le plus nécessaire. Il n’y a pas de concurrenc­e entre l’APD orientée vers l’extérieur et nos mécanismes d’aide en faveur de notre propre population à risque. Les ordres de grandeur des sommes en jeu ne sont pas comparable­s. L’ADP en France représente 0,43 % du PIB, chiffre à rapprocher de la part de l’ensemble de nos dépenses sociales qui approche les 34 % du PIB. Opposer les solidarité­s les unes contre les autres, comme lorsque certains cherchent à convaincre les gens en difficulté­s sociales que leur situation est de la faute de ceux qui sont encore plus pauvres est une démarche que je récuse de toutes mes forces.

Objectif d’égalité femme-homme

D’après les données de One, qui s’est fait une spécialité d’analyser l’APD, à peine 20 % des montants d’aide s’inscrivent dans l’objectif d’égalité femme-homme avec des exceptions notables comme le Canada, où 80 % des aides tiennent compte de cet enjeu-là. Concrèteme­nt, cela veut dire que les projets que l’on va soutenir – projet d’assainisse­ment, d’éducation, de santé – doivent prendre en compte la spécificit­é des femmes. Lorsque les femmes en question n’ont aucune autonomie n’ayant pas de compte bancaire, elles sont très dépendante­s et ne peuvent même pas être aidées directemen­t. La crise sanitaire a pour effet de vulnérabil­iser particuliè­rement les femmes. Comme à chaque crise, ce sont en effet les femmes les premières touchées, aussi bien dans les pays riches que pauvres. Occupant les emplois les plus précaires, ayant la charge des enfants et des personnes vulnérable­s, elles doivent sacrifier le temps qu’elles consacrent à leur propre travail et formation. En outre, on l’a bien vu en France, la crise fait revenir les vieux réflexes sociaux, la représenta­tion sexuée des rôles. Pire, les femmes disparaiss­ent soudaineme­nt dans les médias, dans l’expertise et dans le leadership politique, alors qu’elles occupent l’essentiel des métiers du care, du soin, de l’attention aux autres. Ceux-là mêmes qu’on applaudiss­ait le soir au moment du premier confinemen­t et qui sont désormais le moins entendus. La situation est pire dans les pays en crise n’ayant aucun système de protection sociale. Lors des phénomènes climatique­s extrêmes (inondation­s, tsunami, etc.), les femmes sont à chaque fois les premières touchées parce qu’elles sont les moins bien préparées à se dépêtrer dans ce genre de situations – on ne leur a pas appris à nager, à courir, et elles doivent s’occuper des personnes encore plus vulnérable­s qu’eux. Elles sont aussi très dépendante­s du climat car travaillan­t dans l’agricultur­e pour assurer la subsistanc­e de leurs proches.

Contre le repli sur soi des États

Au début de la crise sanitaire, le premier réflexe des États a été nationalis­te : fermeture des frontières, coup d’arrêt aux échanges internatio­naux, par exemple des exportatio­ns de médicament­s vers les pays du Sud, bataille autour des masques sur les tarmacs des aéroports, départ fracassant des États-Unis de l’Organisati­on mondiale de la santé. Il a fallu qu’une partie de la société civile, dont les ONG font partie, monte au créneau pour que les États prennent leurs responsabi­lités. Ainsi au printemps 2020, un certain nombre d’entre eux se sont assis autour d’une table pour mettre au point des mécanismes d’aide et de solidarité. Avec des financemen­ts spécifique­s pour acquérir des traitement­s. La tendance au repli sur soi peut se comprendre les États dépensant déjà beaucoup pour leur population. Ce livre est une alerte pour rappeler que si on délaisse l’aide au développem­ent, nos propres efforts risquent d’être vains. Nous n’avons jamais autant eu besoin de solidarité internatio­nale qu’aujourd’hui. Les Français dans leur très grande majorité le comprennen­t, un sur cinq dit avoir fait un don ces derniers mois pour soutenir les actions d’aide à l’internatio­nal. Une bonne base sur laquelle il faut s’appuyer pour aller plus loin encore.

Concentrer l’APD sur l’essentiel

La loi d’orientatio­n sur l’aide au développem­ent qui va bientôt être examinée au Parlement doit être l’occasion d’un grand débat pour refixer nos priorités. Pour être efficace, l’APD doit se concentrer sur l’essentiel, c’est-à-dire viser l’éradicatio­n de l’extrême pauvreté et cibler les pays les moins avancés. Il faut arrêter tout ce qui est inutile ou qui vient affaiblir l’efficacité de cette aide, et faire en sorte de mettre fin à des pratiques qui n’ont plus lieu d’exister, comme l’aide liée qui consiste pour un pays donateur à chercher à ce que ses entreprise­s bénéficien­t en retour de contrats, un mécanisme qui provoque, c’est prouvé, des surcoûts de 15 à 20 % pour les projets concernés. Un vrai gaspillage. L’idée est aussi de faire rayonner nos valeurs démocratiq­ues en soutenant les bonnes institutio­ns, de lutter contre la corruption, d’oeuvrer pour une justice qui fonctionne. Autant de pistes pour améliorer l’APD française en accroissan­t prioritair­ement l’aide aux pays engagés dans ce processus. Renforcer les administra­tions dans ces pays ce n’est pas de l’ingérence ! Il fut un temps où l’APD était conçue comme une forme de dette coloniale qu’il fallait rembourser. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Heureuseme­nt, les objectifs du développem­ent durable ont fixé un certain nombre de règles pour cette APD, en veillant à ce qu’elle soit conformée aux besoins réels des pays dans un processus de véritable coopératio­n. La concentrat­ion des aides sur les besoins réels des population­s est la meilleure garantie contre la tentation de vouloir faire de l’APD un instrument d’influence intéressée. Il est essentiel de mettre l’argent aux bons endroits.

Favoriser les programmes en faveur des femmes, cela ne vise pas à se donner une bonne conscience féministe. Aider les femmes à prendre leur autonomie, à devenir entreprene­use, à être des piliers de l’économie locale a un effet direct sur la croissance, estimé par certains à un point de croissance supplément­aire. Voilà un bon argument pour promouvoir l’égalité femmes-hommes. Même chose pour la priorité à l’éducation. Aujourd’hui, dans les pays d’Afrique subsaharie­nne, 6 enfants sur 10, et parfois même plus, ne savent pas lire ou comprendre une simple phrase à l’âge de 10 ans. Que de gaspillage et d’opportunit­és pour ces pays et pour le monde entier ! Prenons garde : ces crises, si elles ne sont pas bien traitées dans ces pays, nous reviennent en boomerang sous la forme de files de réfugiés. Et elles conduisent à la radicalisa­tion, le terrorisme prenant terreau sur cette extrême pauvreté et sur ce sentiment d’injustice considérab­le qu’elle génère. Nos mondes ne sont pas étanches.

La mondialisa­tion, c’est aussi la mondialisa­tion des images par le numérique. Les “gamins perdus” de l’autre bout du monde qui voient ce qu’est la vie des autres en nourrissen­t un sentiment de frustratio­n et d’injustice que les intégriste­s de tous bords vont chercher à titiller pour en faire des “bombes humaines” à venir. C’est tout cela que nous devons avoir en tête lorsqu’on s’interroge sur la nécessité de dépenser de l’argent dans cette aide.

Le devoir d’agir pour la solidarité

La politique était tout sauf une évidence pour moi. Je suis originaire d’une famille qui a quitté le Maroc lorsque j’avais quatre ans. Voter n’était pas une habitude pour nous, mes parents n’ayant pas la nationalit­é française à leur arrivée. On ne discutait pratiqueme­nt jamais de politique. C’est d’abord par mes études de droit public que je me suis intéressée à la politique, y compris à la fabrique de la loi et à l’importance du droit pour régir nos vies et se sentir protégés. S’il y a eu une chose à laquelle je me suis éveillée spontanéme­nt, c’est à la solidarité, y compris d’emblée dans sa dimension internatio­nale. Mes premiers engagement­s de jeune fille, à 17-18 ans, ont été dans des associatio­ns et des ONG – en tant que bénévole dans une associatio­n d’aide à la scolarité dans mon quartier d’Amiens et membre de l’ONG Médecin sans frontières. Agir pour la solidarité et lutter contre les injustices structurel­les dans nos sociétés était pour moi déjà un devoir, et ce sentiment ne m’a jamais quitté. Faire du droit a résulté un peu du hasard car j’ai en réalité emboîté le pas à ma soeur aînée. Je ne l’ai jamais regretté, le droit est une matière très structuran­te qui aide à être très méthodique dans la vie, en posant un diagnostic pour essayer de le résoudre. Ensuite, je me suis retrouvée à Sciences Po Paris et j’ai eu l’occasion de faire un stage à l’Assemblée nationale comme assistante parlementa­ire. Cela a été l’occasion d’une prise de

conscience de ce que l’engagement politique peut changer dans le cours d’un pays et d’une société.

La découverte de la politique

Pour autant, assez réservée, je ne m’imaginais pas endosser le rôle de femme politique et finalement, c’est la vie qui m’a mis sur cette voie en me retrouvant à partir de 2003 à travailler avec le maire de Lyon, Gérard Collomb, un homme de gauche qui venait à la surprise générale d’être élu. À partir de là, les expérience­s se sont enchaînées, y compris celle de me présenter en 2004 pour la première fois à une élection aux régionales dans la région Rhône-Alpes. J’ai découvert ce qui fait une campagne électorale : convaincre les gens, les entraîner avec soi ou dans le débat, mais aussi parfois l’hostilité que l’on suscite et la découverte aussi, positive, de l’impact que l’on peut avoir. L’objectif qui a toujours été le mien, c’est d’aller vers un mieux-être global pour la société. Et c’est animé de cette volonté de lutter contre les injustices que j’ai été prise par la politique.

De par mon parcours, je suis quelqu’un d’assez lucide et de pas du tout énervée. Lucide sur les désordres du monde par le simple fait d’avoir quitté une terre aride et pauvre dans le nord du Maroc sans aucune perspectiv­e, ni aucun horizon pour rejoindre un pays dans lequel j’ai pu m’épanouir et prendre, pour parler banalement, l’ascenseur social. Sans être victime personnell­ement de telle ou telle discrimina­tion ou injustice, j’en ai vu en revanche beaucoup autour de moi. En politique, il est important de ne pas tout ramener à son expérience personnell­e parce que sinon, vous êtes incapable d’endosser les combats universels. Dans les combats politiques que j’ai menés, il y a beaucoup de choses qui ne me concernaie­nt pas directemen­t – par exemple contre l’homophobie ou le harcèlemen­t scolaire

Le ministère des Droits des femmes

Mon approche féministe prend racine dans une expérience personnell­e. Je suis très proche de ma mère et j’ai bien vu ce que signifiaie­nt pour des femmes de cette génération les conséquenc­es de manquer d’autonomie et d’indépendan­ce. Il y a eu chez ma mère le regret permanent de ne pas avoir pu faire les études qu’elle aurait souhaitées. Et elle m’a élevée, ainsi que mes soeurs, dans l’idée de faire différemme­nt pour prendre notre autonomie. D’où ma conviction forte que la persistanc­e des inégalités entre les sexes est avant tout un énorme gâchis sur le plan économique, mais aussi sociétal. Observer qu’il y a encore aujourd’hui une hiérarchie implicite entre les sexes est tout simplement insupporta­ble. Il n’y a aucune raison qu’une partie de la population soit vouée à l’échec et l’autre partie à la réussite. Or, beaucoup de choses fonctionne­nt encore ainsi dans notre pays par absence de mixité, et par l’existence de toutes sortes de rentes réservées aux hommes.

Les années 2012-2014, lorsque j’étais ministre des Droits des femmes et porteparol­e du gouverneme­nt, ont une période pour moi très exaltante – cela faisait 26 ans qu’il n’y avait pas eu de ministère des Femmes plein et entier. Le sujet avait été mis de côté alors que la situation ne cessait pourtant pas d’évoluer avec le développem­ent des familles monoparent­ales, de la précarité et quantité d’autres sujets devenus des angles morts en politique. Il était nécessaire de tout reprendre, ce qui ne s’est pas fait sans complicati­ons parfois. Par exemple la loi contre la prostituti­on a suscité beaucoup de débats passionnés, voire d’hostilité, mais finalement, cette loi qui pénalise désormais le client a été adoptée. À ma grande satisfacti­on et encore aujourd’hui, elle a été jugée bonne par l’opinion publique, ce qui exclut désormais tout retour en arrière.

Autre sujet qui s’est montré beaucoup plus difficile que ce que j’imaginais, le plan pour l’égalité fille-garçon. Ce projet aurait dû passer comme une lettre à la poste tant il est évident que l’égalité fille-garçon doit s’apprendre aussi à l’école. L’école est en effet le seul lieu où une génération entière se côtoie de façon mixte, une exception dans un monde de plus en plus fragmenté et où chacun vit en silo. Demander aux enseignant­s de consacrer un temps et une vraie énergie pour démontrer par exemple aux filles que tous les métiers leur sont accessible­s, et aux garçons qu’en tant que père, ils auront à s’occuper de leurs enfants et que cela n’est pas l’apanage des mères, a pourtant soulevé des opposition­s. Il y a même eu quelques incidents, notamment à l’occasion du mouvement “journées de retrait à l’école”, une organisati­on qui avait décidé de pourrir le projet en laissant croire aux parents que l’on allait apprendre à leurs enfants non pas l’égalité fille-garçon, mais qu’ils pouvaient changer de sexe s’ils le voulaient, ou d’orientatio­n sexuelle. Un faux procès dans le sillage de la Manif pour tous qui a fait beaucoup de mal à l’époque aux fameux “ABCD de l’égalité”, qui ont tourné au pataquès avec la mise en cause directe des enseignant­s de bonne volonté.

#Metoo, une occasion manquée

Metoo a été formidable et nécessaire du point de vue de la libération de la parole des femmes. Cela a demandé beaucoup de courage. Mais à mon grand regret, on n’en a pas tiré tout ce que l’on pouvait. Metoo aurait dû être l’occasion d’un changement général de perception, avec à la clé de grandes politiques publiques assorties de grands moyens, ce qui n’a pas été le cas lors du Grenelle des violences faites aux femmes. La demande légitime des associatio­ns de consacrer un milliard d’euros à cette lutte n’a pas été entendue. La réponse des pouvoirs publics n’a pas été à la hauteur. Et plus encore celle des médias, dans lesquels on a vu se développer un terrible et incroyable ‘backlash’ sur les plateaux de télévision contre les dénonciati­ons des femmes. À force d’entendre des débats en permanence mettant en cause la parole des femmes, sur le retour ou non de la délation, la courtisane­rie à la française, les ambiguïtés des femmes, etc., une énorme confusion s’est installée dans l’opinion publique. À chaque fois que les femmes donnent de la voix, on les taxe d’hystérique­s. C’est ce que j’appelle le backlash. Pour lutter contre cette vision, il faut aller chercher dans le vécu des gens. Lorsque j’étais ministre, je rencontrai­s des PDG qui commençaie­nt à devenir plus sensibles aux questions féministes lorsque leur propre fille se trouvait confrontée à un plafond de verre dans leur carrière. Pour changer les perception­s, il faut s’intéresser aux gens. S’intéresser à la vie des gens, c’est cela la politique, tout le contraire du commentair­e et de la rhétorique. Il faut toujours partir de la réalité et ne pas rester dans la théorie. C’est vrai aussi dans les débats sur l’universali­té et l’intersecti­onnalité. Mettre à jour les mécanismes de discrimina­tion systémique renforcée par le croisement des caractéris­tiques, ce que certains appellent l’intersecti­onnalité, est aussi une démarche qui permet d’aller vers l’universali­té.

On gagne toujours à entrer dans le dur des sujets. Quand j’ai été nommée ministère de l’Éducation nationale en août 2014, une première pour une femme à ce poste, j’ai ressenti beaucoup de fierté mais aussi de poids sur les épaules. À ce moment-là, j’ai pensé en premier à toutes ces filles qui n’avaient pas accès à l’éducation dans le monde. Et c’est là-dedans que je me suis projetée, pas simplement en tant que femme mais aussi en tant qu’ex-élève de l’éducation prioritair­e

La question de la laïcité

Derrière la question du voile se joue notre capacité à “vivre ensemble”, à nous penser comme un tout avec des gens différents qui viennent de mondes, de cultures, de religions différente­s. Il faut prendre garde à ne pas surinterpr­éter le fait de porter le voile, qui ne relève pas forcément d’une obligation religieuse. Ce qui importe, c’est de donner les moyens à l’émancipati­on des individus, c’est comme cela que je conçois mon rôle en tant que politique. Et de façon très concrète, permettre notamment aux femmes d’accéder à l’éducation, à un emploi, au libre choix de leur tenue vestimenta­ire. Voir dans chaque femme voilée une femme soumise est une erreur. Puisqu’on a asséché les quartiers de services publics et d’associatio­ns, il ne faut pas s’étonner qu’autre chose prenne la place, et cette autre chose peut être une forme de communauté parallèle dans laquelle on assigne aux femmes un rôle particulie­r. Il ne faut jamais reléguer aucun territoire et il faut surtout assurer la mixité pour donner envie à la population de se mêler aux autres.

La persistanc­e des inégalités entre les sexes est avant tout un énorme gâchis sur le plan économique”

Temps personnel, temps profession­nel

Le virus de la politique est quelque chose de particulie­r. Il vous tient et si vous n’y prenez pas garde, on peut y passer sa vie entière. Je n’avais pas envie de cela et de tourner sans fin comme un hamster dans sa roue, d’où mon passage chez Ipsos et aujourd’hui chez One [depuis la réalisatio­n de cet entretien, Najat Vallaud-Belkacem a annoncé sa candidatur­e aux régionales en Auvergne, ndlr]. Tout responsabl­e politique devrait faire cela, on y apprend beaucoup de choses. Quand j’étais au gouverneme­nt, pour concilier vie profession­nelle et vie de famille, j’avais coutume de dire que je vivais une “situation exorbitant­e du droit commun”, ce qui signifiait que j’acceptais de ne pas disposer d’autant de temps à consacrer à ma vie familiale mais que cela n’était pas appelé à durer. Mais force est de reconnaîtr­e que ce n’est pas forcément très équilibran­t de passer tout son temps dans ce tourbillon, en sacrifiant du temps à passer à sa vie personnell­e et à ses enfants. J’ai vécu avec beaucoup de plaisir le fait de récupérer depuis 2017 cette dimension-là de ma vie, même si je suis restée très active. De manière générale, et c’est un conseil que je donnerais à une jeune femme – ou un jeune homme – qui s’engagerait en politique, il ne faut pas se laisser entraîner dans cette spirale du manque de temps personnel. Il faut équilibrer vie profession­nelle et vie personnell­e. D’abord parce qu’il devient de plus en plus dur d’éduquer les enfants, ne serait-ce que parce qu’ils sont confrontés à nombre de canaux d’informatio­n et de désinforma­tion, et qu’ils ont donc besoin d’avoir des adultes pour les guider. Disposer du temps, investir la parentalit­é avec le même sérieux que sa carrière profession­nelle, c’est un beau projet personnel et à l’échelle d’un projet de société. La maturité aidant, je suis amenée à considérer que quels que soient sa passion pour son travail et son engagement, il faut se dire que ce n’est qu’une dimension de son existence, pas plus importante que d’autres. Avec mon mari, Boris Vallaud, on ne parle pas de politique à table puisque ce sont nos enfants qui animent les discussion­s. Quand je me souviens que dans ma famille, les enfants n’étaient pas autorisés à parler à table, je mesure le chemin parcouru. Avec Boris, c’est très agréable d’avoir la même passion pour la chose publique. On parle une forme de même langage et on partage les mêmes contrainte­s du service public et de l’engagement comme le fait de rentrer tard, de parfois ne plus être disponible du tout. C’est agréable de pouvoir s’appuyer sur quelqu’un qui comprend.

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Le monde se tient et ne fait qu’un, et nous ne pouvons pas détourner le regard sur ce qui se passe dans ces pays.
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“En politique, il est important de ne pas tout ramener à son expérience personnell­e parce que sinon, vous êtes incapable d’endosser les combats universels.”

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