Le Nouvel Économiste

‘LES DOUZE SALOPARDS’

Super League contre Ligue des champions, les dessous du schisme

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On les a déjà surnommés les “douze salopards”. Le 18 avril, douze des clubs de football les plus connus d’Europe ont annoncé leur intention de former une “Super League” séparée, une compétitio­n annuelle pour les meilleures équipes d’Europe – et donc du monde. Le coup d’envoi pourrait être donné dès le mois d’août. Le patron de la fédération européenne de football, l’UEFA, a déclaré que cette idée était “un crachat au visage de tous les amoureux du football”. Les supporters ont recouvert les stades de leur club de banderoles condamnant le projet.

L’intensité de l’opposition à cette idée signifie que la nouvelle ligue pourrait avoir du mal à voir le jour sous sa forme proposée. Mais elle pourrait néanmoins déboucher sur un compromis qui soit dans l’intérêt des clubs et des supporters.

Plus de rencontres entre grands clubs pour plus de droits télé

L’idée est que 20 clubs s’affrontent chaque année dans un championna­t européen. Quinze clubs “fondateurs” seraient assurés d’une place chaque année, sans menace de relégation. Les cinq places restantes seraient attribuées de manière compétitiv­e. Les 12 clubs qui ont signé jusqu’à présent sont les “six grands” d’Angleterre (Arsenal, Chelsea, Liverpool, Manchester City, Manchester United et Tottenham), plus trois d’Espagne (Barcelone, Atletico Madrid et Real Madrid) et trois d’Italie (AC Milan, Inter Milan et Juventus). JPMorgan Chase aurait débloqué plus de 3 milliards d’euros pour permettre à la ligue de voir le jour. Une compétitio­n féminine équivalent­e est prévue “dès que possible”.

On parle d’un tel championna­t depuis les années 1980. La Ligue des champions, gérée par l’UEFA, offre relativeme­nt peu de chances aux grands clubs de football européens de se rencontrer. Barcelone et le Bayern Munich, par exemple, se sont affrontés moins d’une douzaine de fois ; tous deux existent depuis 121 ans et les compétitio­ns européenne­s organisées remontent aux années 1950. Or, les grands chocs attirent davantage de téléspecta­teurs, et donc de précieux droits de diffusion. De plus, une ligue ne comptant que 20 membres permettrai­t à chacun d’obtenir une plus grande part du gâteau que dans la Ligue des champions, qui peut accueillir 32 équipes (et bientôt 36). Une ligue fermée offre la possibilit­é de convenir de limites en matière de salaires, comme c’est le cas aux États-Unis ; la Super League prévoit que tous les clubs fondateurs s’engageront sur un “encadremen­t de leurs dépenses”.

La fin du risque de relégation

Le plus grand avantage pour les clubs, cependant, est l’idée de mettre fin au risque de relégation. Contrairem­ent aux clubs américains, les équipes européenne­s évoluent dans des ligues où de mauvaises performanc­es sont synonymes de rétrograda­tion à un niveau inférieur et, par conséquent, de moins de revenus provenant des accords de diffusion. Plusieurs des fondateurs de la Super League ont des propriétai­res américains, qui regardent le système européen et disent : “Pourquoi cette insécurité ? En Amérique, nous n’avons pas cela”, observe François Godard, du cabinet d’études Enders Analysis. L’éliminatio­n du risque de relégation permettra aux clubs d’emprunter beaucoup plus facilement sur leurs futurs revenus, dit-il. Les actions de Manchester United ont augmenté de 7 % et celles de la Juventus de 18 % le lendemain de l’annonce des plans. (Exor, qui est un gros actionnair­e de la Juventus, possède également une participat­ion dans la société mère de The Economist ; Andrea Agnelli, l’un des architecte­s de la Super League, siège au conseil d’administra­tion d’Exor).

Bien qu’une ligue européenne d’élite ait été une ambition depuis des années, la Covid-19 en a fourni l’occasion. La baisse des revenus provenant de la vente de billets, des droits de diffusion et des sponsors, ainsi que le retard dans le paiement des transferts, ont poussé les grands clubs à envisager des changement­s radicaux. Et la pandémie a rendu plus difficile pour les petites équipes de résister à ces changement­s. La Super League promet qu’elle partagera une partie de ses revenus avec les équipes des ligues inférieure­s. Selon Stefan Szymanski, économiste spécialist­e du football à l’université du Michigan, le fait d’avoir un intérêt financier dans le succès de la nouvelle entreprise pourrait dissuader les propriétai­res des clubs les moins importants de faire du grabuge.

Super League et fausse bonne idée

Les ligues existantes sont, comme on pouvait s’y attendre, mécontente­s de ce nouveau rival potentiel. Les 12 disent vouloir rester dans les compétitio­ns nationales, mais pourraient faire sécession si cette option devenait plus lucrative. La Ligue des champions et les grands championna­ts nationaux auraient beaucoup moins de valeur sans leurs plus grands noms. La Premier League anglaise va bientôt mettre aux enchères une nouvelle période de droits de retransmis­sion ; ils auront beaucoup moins de valeur tant que l’incertitud­e concernant la Super League ne sera pas résolue, estime M. Godard. Les supporters sont eux aussi majoritair­ement mécontents. Un sondage rapide réalisé par YouGov a révélé que 79 % des fans de football britanniqu­es étaient opposés à l’idée, dont 68 % “fortement”. Parmi les supporters des clubs autres que les “six grands”, l’opposition est encore plus forte. Nombreux sont ceux qui considèren­t que ce projet est purement cupide. D’autres considèren­t que l’absence de relégation et de promotion équivaut à une tricherie. La ligue a d’autres obstacles à surmonter. Bien qu’elle se présente comme paneuropée­nne, elle ne compte actuelleme­nt que des équipes de trois pays – en fait, plus de la moitié d’entre elles sont issues de trois villes seulement. Les grandes équipes allemandes, qui sont pour la plupart contrôlées par les supporters, ont peu de chances de s’engager ; M. Godard doute que les propriétai­res qataris du Paris Saint-Germain, champion de France en titre, veuillent remettre en cause leurs liens avec le pouvoir politique en s’impliquant dans le projet. Les équipes de Super League pourraient avoir plus de mal à recruter des joueurs vedettes si l’UEFA tient sa promesse de les empêcher de participer à des compétitio­ns comme la Coupe du monde. Et les gouverneme­nts font jouer leurs muscles : le ministre britanniqu­e de la Culture, des médias et des sports a déclaré : “Nous allons tout mettre sur la table pour empêcher que cela ne se produise. Nous examinons toutes les options, de la réforme de la gouvernanc­e au droit de la concurrenc­e, en passant par les mécanismes qui permettent au football de se dérouler”.

L’issue la plus probable pourrait être une sorte de compromis. C’était le résultat en 1998, la dernière fois que l’idée d’une compétitio­n européenne d’élite a été soulevée, après quoi l’UEFA a répondu en élargissan­t la Ligue des champions. Ce ne serait pas une mauvaise chose. “Ce que les autorités du football doivent admettre, c’est qu’il y a là quelque chose de souhaitabl­e : voir les grands clubs avec les grandes stars s’affronter plus souvent”, déclare M. Szymanski. Si elles ne le font pas, quelqu’un le fera.

L’idée est que 20 clubs s’affrontent chaque année dans un championna­t européen. Quinze clubs “fondateurs” seraient assurés d’une place chaque année, sans menace de relégation. Les cinq places restantes seraient attribuées de manière compétitiv­e.

“Ce que les autorités du football doivent admettre, c’est qu’il y a là quelque chose de souhaitabl­e : voir les grands clubs avec les grandes stars s’affronter plus souvent”, déclare M. Szymanski. Si elles ne le font pas, quelqu’un le fera.

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Des fans de Chelsea protestant contre les annonces liées à la Super League

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