Le Nouvel Économiste

Europe, le grand virage

Le tournant est spectacula­ire, celui de l’Allemagne est historique

- THE ECONOMIST

Étant donné la longueur et la complexité des noms composés qui abondent en allemand, “wende” peut sembler un concept modeste. Et pourtant, une wende – un tournant, une ligne de partage des eaux, le franchisse­ment d’un Rubicon – est une chose imposante, importante et intimidant­e. C’est le moment où des croyances profondéme­nt ancrées sont abandonnée­s au profit de ce qui était autrefois impensable. Lorsque le communisme s’est effondré, c’est “die wende” qui a rendu la réunificat­ion inévitable, balayant l’hypothèse selon laquelle l’Allemagne resterait définitive­ment divisée entre l’Est et l’Ouest. L’“energiewen­de” a marqué la décision irréfléchi­e, il y a dix ans, d’abandonner l’énergie nucléaire, pour la remplacer en partie par des énergies renouvelab­les, mais aussi par le charbon et davantage de gaz russe. Les constructe­urs automobile­s parlent d’une “verkehrswe­nde”, ou révolution des transports, qui enverra à la casse les moteurs thermiques, au coeur de leur activité.

Le virage sans transition de la guerre

L’Europe traverse aujourd’hui sa propre “wende”. Une grande partie de ce qui était accepté comme un fait avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février semble aujourd’hui irrémédiab­lement dépassée. L’Union européenne, qui est au coeur d’un “projet de paix”, se frotte désormais au vocabulair­e de la guerre. Un continent souvent handicapé par sa propension à se chamailler a trouvé une voix commune. Les grandes puissances d’autrefois, consciente­s de leur rôle décroissan­t dans le monde et donc craintives de l’avenir, ont semblé étrangemen­t à l’aise alors que des décennies de géopolitiq­ue se sont déroulées en quelques jours. Les institutio­ns européenne­s, plus souvent absorbées par l’harmonisat­ion des réglementa­tions sur les chargeurs de téléphone, se sont retrouvées à élaborer la meilleure façon de mettre des avions de chasse entre les mains de l’armée de l’air ukrainienn­e.

Olaf Scholz dans les pas d’Angela Merkel

Au coeur de la “wende”, il y a l’Allemagne. Peu de gens s’y attendaien­t. Alors que d’autres alliés européens

se sont fait l’écho des appels des États-Unis en faveur de sanctions sévères à l’encontre de la Russie, l’Allemagne a d’abord préféré ne pas trop insister, de peur que son industrie et ses ménages n’en fassent les frais. Lorsque le chancelier Olaf Scholz a retardé la mise en service de Nord Stream 2, un gazoduc en provenance de Russie, cela a été salué comme le franchisse­ment résolu et inhabituel d’une étape. Toujours consciente de son histoire, l’Allemagne s’est livrée à un pacifisme sincère, ce qui signifie non seulement qu’elle a refusé de livrer des armes à l’Ukraine, mais aussi qu’elle a empêché d’autres pays de lui transmettr­e du matériel de fabricatio­n allemande. Le nouveau dirigeant semble avoir adopté les méthodes incrémenta­listes, par petites étapes, de sa prédécesse­ur Angela Merkel, qui pendant la crise de la zone euro a perfection­né l’art de repousser les décisions aussi longtemps que possible.

La fin des traditions diplomatiq­ues allemandes

Puis terminé. La session spéciale du dimanche 27 février a commencé par une ovation pour l’ambassadeu­r ukrainien, défiant ainsi la tradition. Lorsque M. Scholz a terminé son discours, plusieurs autres traditions étaient tombées. Ce qu’il a proposé n’était rien de moins qu’une “zeitenwend­e”, un virage dans le temps, une nouvelle époque. Les dépenses de défense seraient rapidement portées à l’objectif de l’Otan, à savoir 2 % du PIB – un niveau qui défie l’idée que l’Allemagne est en quelque sorte dispensée de jouer pleinement son rôle dans le monde. Oubliant l’interdicti­on faite aux autres pays de transmettr­e des armes allemandes, l’Allemagne a décidé d’envoyer du matériel directemen­t en Ukraine. Même les sacro-saintes règles d’équilibre budgétaire ne sont pas un obstacle à l’octroi de fonds supplément­aires à l’armée. Deux nouveaux terminaux d’importatio­n de gaz permettron­t de

réduire la dépendance à l’égard de l’énergie russe. “Ce qu’Olaf Scholz a annoncé est le plus grand changement dans la politique allemande depuis la réunificat­ion”, déclare Tyson Barker, du Conseil allemand des relations étrangères.

L’entrée dans cette “nouvelle ère”, comme l’a qualifiée M. Scholz, signifie que ce qui semblait tolérable auparavant ne peut plus être toléré. Autrefois critiqué en privé et à voix basse, Gerhard Schröder, ancien chancelier devenu un promoteur de l’énergie russe, a été dénoncé publiqueme­nt, y compris par d’anciens alliés de son propre parti. (Le personnel de son bureau financé par les contribuab­les a également démissionn­é.) L’“Ostpolitik” [politique vers l’Est mise en oeuvre par Willy Brandt, chancelier social-démocrate de 1969 à 1974, ndt], la stratégie de négociatio­n avec la Russie, vieille de plusieurs décennies et fondée en partie sur l’espoir que les gazoducs pourraient favoriser la dépendance mutuelle, et donc la paix, est désormais morte. L’idée individual­iste selon laquelle l’Allemagne pouvait commercer avec des despotes en détournant le regard – autrement dit, qu’elle pouvait susciter le “changement par le commerce” – a pris un coup potentiell­ement fatal. Les diplomates chinois vont s’interroger sur les implicatio­ns pour leurs propres relations avec l’Allemagne et l’Europe.

“Europawend­e”, le virage de l’Europe

Une sorte d’“Europawend­e” est le corollaire inévitable de la nouvelle approche de l’Allemagne. Pendant des décennies, le plus grand membre de l’UE s’est montré effacé. Le fait d’être constructi­f en Europe, avec une voix n’étant qu’une voix parmi d’autres, était pour l’Allemagne une façon de faire pénitence pour la Seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, elle n’a peut-être pas d’autre choix que d’assumer le rôle majeur que l’UE attend d’elle. Dans son discours, M. Scholz a employé des termes utilisés depuis longtemps par la France sur la nécessité pour l’Europe d’être “souveraine”. Elle ne peut l’être sans que l’Allemagne n’y mette du sien.

Un vent de changement dans les autres pays de l’UE

Le reste de l’Europe semble également prêt à changer. De nombreuses vaches sacrées du continent ont été abattues en même temps que celles d’Allemagne. Pour la première fois, le budget de l’UE sera utilisé pour financer l’achat d’armes. Les pays scandinave­s ont surmonté leur propre pacifisme pour armer l’Ukraine ; en Suède et en Finlande, l’opinion publique a fortement évolué en faveur de l’adhésion à l’Otan. La Pologne, qui ces dernières années était une fervente semeuse de discorde dans l’Union européenne, a poussé à la coopératio­n à l’encontre de M. Poutine. La Hongrie aurait pu faire dérailler les sanctions de l’UE en opposant son veto, mais elle a décidé de jouer le jeu. Et alors que l’arrivée d’une vague de réfugiés de guerre en 2015 avait provoqué une crise (de nombreux États membres exigeant que tout le monde, sauf eux-mêmes, en fasse davantage), cette fois-ci, les plans visant à accueillir des millions d’Ukrainiens désespérés ont été élaborés en harmonie. L’Ukraine a demandé une adhésion accélérée à l’UE et a trouvé un soutien dans de nombreuses capitales nationales. Cela fait chaud au coeur. Les diplomates européens qui convergent vers Bruxelles font preuve d’une déterminat­ion que votre chroniqueu­r n’avait jamais ressentie. Il se peut que certaines de ces idées ne se concrétise­nt pas : l’Ukraine ne sera pas membre de l’UE de sitôt, et l’idée d’y envoyer des avions de chasse s’est évanouie en quelques jours. Mais l’Europe est en train de passer des vitesses dont elle ignorait l’existence. Plus tard, elle se demandera où elle s’est trompée, quelles erreurs l’ont menée à cette terrible crise qui est en train de tout changer. Mais pour l’instant, l’ambiance est celle d’un continent en pleine “wende”, et qui y adhère.

Une grande partie de ce qui était accepté comme un fait avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février semble aujourd’hui irrémédiab­lement dépassée

L’idée individual­iste selon laquelle l’Allemagne pouvait commercer avec des despotes en détournant le regard – autrement dit, qu’elle pouvait susciter le “changement par le commerce”

– a pris un coup potentiell­ement fatal

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qu’une “zeitenwend­e”, un virage dans le temps, une nouvelle époque.
Le dimanche 27 février, lorsque le chancelier allemand Olaf Scholz a terminé son discours, plusieurs traditions étaient tombées. Ce qu’il a proposé n’était rien de moins qu’une “zeitenwend­e”, un virage dans le temps, une nouvelle époque.

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