Le Nouvel Économiste

Les sept piliers de la prudence chinoise

L’art chinois de n’être ni avec ni contre Poutine, sans pour autant être neutre

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

La prudence est sans doute le plus ambivalent des concepts : elle balance éternellem­ent entre la sagesse et le calcul. Un jour elle passe pour la vertu suprême, le lendemain pour le comble de l’opportunis­me. “L’amitié sans limite” entre la Chine et la Russie annoncée par Pékin à l’occasion des derniers Jeux olympiques aura sans doute quelques limites. Des limites qu’impose la prudence.

Prenons la position chinoise actuelle sur la guerre en Ukraine. Ceux que les Américains appellent les “Dragons Slayers”, surnom forgé à partir du jeu vidéo éponyme pour désigner les tueurs de dragons, donc les détracteur­s systématiq­ues de la Chine, vous diront qu’elle est d’une duplicité totale et qu’il faudra bien que Pékin sorte de son ambiguïté si le pays ne veut pas être mis à son tour, comme la Russie, au ban des nations dignes de ce nom. Ceux que l’on nomme familièrem­ent les “Pandas Huggers”, soit ceux qui aiment par-dessus tout câliner les pandas, vous expliquero­nt qu’elle relève de l’immémorial­e sagesse stratégiqu­e chinoise, qui est la seule position raisonnabl­e dans un monde aussi dangereux. Les deux clans ont tort. La Chine n’est ni complice de Moscou, ni innocente de tout calcul tactique. Elle est simplement d’une extrême prudence stratégiqu­e. On peut trouver que cela est insuffisan­t mais on aurait tort de penser que cela est compromett­ant. Et c’est bien en se tenant sur cette ligne de crête qui demande un art consommé de l’équilibre que, concentrée et vigilante, elle suit au jour le jour l’état des discussion­s entre Messieurs Podoliak et Sloutski, le négociateu­r ukrainien et son homologie russe. “Dans l’ordre des biens divins, le premier est la prudence” notait Platon dans ‘Les Lois’. Vingt-trois siècles plus tard, on lit ceci à l’article “Prudence” dans la ‘Grande Encyclopéd­ie’ sous la direction de Diderot et d’Alembert : “Les règles de prudence sont de ne s’entremettr­e des affaires d’autrui que le moins possible, à moins qu’un devoir évident ne l’exige ou que nous n’y soyons directemen­t appelés par les intéressés”. La Chine souscrit exactement à ces deux principes. Son devoir de grande puissance exige qu’elle s’entremette dans la recomposit­ion

du monde en germe dans la catastroph­e ukrainienn­e, mais en veillant scrupuleus­ement à ne perdre aucun des avantages compétitif­s qu’elle a conquis dans le concert des nations.

Prudence aux sept piliers

La prudence, antique vertu grecque et première des quatre vertus cardinales chrétienne­s, la Chine lui donne aujourd’hui au moins sept piliers : géostratég­ique, politique, militaire, économique, commercial, financier et réputation­nel. Prudence géostratég­ique, parce que sa quête de reconnaiss­ance comme grande puissance régulatric­e du monde est contradict­oire avec le soutien à une puissance génératric­e de chaos. Chaos qui, dans toute la pensée politique chinoise classique, est ce dont le prince doit absolument protéger son peuple. Prudence politique, car elle a pris totalement la mesure de la force des sanctions commercial­es, financière­s, économique­s, occidental­es contre la Russie, et sait bien qu’elle pourrait aussi en subir les conséquenc­es au cas où elle s’engagerait trop aux côtés du Kremlin. Elle voit bien que le déclin américain programmé – que les médias nationalis­tes chinois voudraient plus rapide qu’il n’est – est ici différé par une mobilisati­on sans précédent de l’Occident contre l’ordre poutinien.

Prudence militaire, parce que l’armée russe contredit totalement les principes classiques de l’art chinois de la guerre gravé dans le jade par Sun Tzu : ne jamais s’engager dans une guerre sans avoir le soutien de sa population, vaincre vite pour ne pas vider le trésor de l’État ni démoralise­r ses troupes, faire tomber les villes sans combattre, prendre l’État ennemi sans l’anéantir, se montrer invincible sans se croire invincible. Sans oublier la menace nucléaire brandie par Poutine, argument irrecevabl­e pour Pékin

car interprété comme le début de l’irrational­ité et la marque d’une très dangereuse fuite en avant. Prudence économique, car un basculemen­t de la dépendance énergétiqu­e russe de l’Europe vers l’Asie, scénario probable selon Pierre Noël, expert des questions énergétiqu­es à l’Université Columbia, serait à terme pénalisant pour elle, l’Europe restant un marché bien plus important que la Russie. Prudence commercial­e, parce qu’il y a désormais presque deux cents villes européenne­s reliées directemen­t à la Chine par le fret ferroviair­e des Nouvelles routes de la soie, sachant que presque la moitié des trains passent par la Russie. Prudence financière, parce qu’elle détient en yuan 13 % des réserves de la Banque centrale russe, soit environ 77 milliards de dollars, et qu’elle se bat dans toutes les instances internatio­nales pour augmenter dans les échanges mondiaux la part du yuan, dont Zhang Ming, directeur adjoint de l’Institut des finances de l’Académie des

sciences sociales de Chine, annonce qu’il sera “la troisième devise étrangère la plus importante d’ici 2035”. Prudence réputation­nelleenfi n, qui lui a fait censurer sur les réseaux sociaux Weibo et TikTok les posts morbides et cyniques du genre “Voulez-vous accueillir chez vous de belles et jeunes Ukrainienn­es ?”

La Chine peaufine son image

Ces différents piliers ne disculpent pas la Chine de relayer le pire antiaméric­anisme russe et de reproduire encore à ce jour dans ses médias officiels le lexique poutinien de l’opération militaire spéciale en contournan­t le mot guerre et en ne s’attardant pas sur les victimes civiles et militaires. Mais ils permettent de comprendre, sans céder à l’angélisme des pandas huggers ni au catastroph­isme des dragons slayers, que la Chine sera encore plus forte si, profitant du vertige chaotique dans lequel la Russie semble s’enfoncer, elle se construit une image de grande puissance régulatric­e du monde et réparatric­e des puissances belligéran­tes.

Le 2 mars dernier, 35 pays – dont la Chine – sur 141 votants se sont abstenus de voter la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU exigeant que “la Russie cesse immédiatem­ent de recourir à la force contre l’Ukraine”. Parmi les abstention­nistes, rappelons les 16 pays africains (contre 28 qui ont voté la résolution) comme l’Algérie, le Mali, le Congo-Brazzavill­e, l’Éthiopie, le Soudan, le Burundi, la Centrafriq­ue, le Zimbabwe, l’Afrique du Sud, l’Angola, le Mozambique, l’Ouganda, le Sénégal… et les sept pays asiatiques avec l’Inde, le Sri Lanka, la Mongolie, le Pakistan, le Bangladesh, le Vietnam, le Laos. Sans oublier les États d’Asie centrale comme le Kazakstan, le Tadjikista­n, le Kirghizist­an ou ceux d’Amérique latine comme la Bolivie, le Salvador, le Nicaragua, le Venezuela. Diaboliser tous ces abstention­nistes en les fédérant à la sauvette autour d’un nouvel axe du mal autocratiq­ue serait rajouter de la confusion à l’horreur de la guerre.

La Chine n’est ni complice de Moscou, ni innocente de tout calcul tactique. Elle est simplement d’une extrême prudence stratégiqu­e. On peut trouver que cela est insuffisan­t mais on aurait tort de penser que cela est compromett­ant.

La Chine sera encore plus forte si, profitant du vertige chaotique dans lequel la Russie semble s’enfoncer, elle se construit une image de grande puissance régulatric­e du monde et réparatric­e des puissances belligéran­tes

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moins sept piliers : géostratég­ique, politique, militaire, économique, commercial, financier et réputation­nel.
La prudence, antique vertu grecque et première des quatre vertus cardinales chrétienne­s, la Chine lui donne aujourd’hui au moins sept piliers : géostratég­ique, politique, militaire, économique, commercial, financier et réputation­nel.

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