Alain Bauer : “Une renaissance violente des empires”
Pour le professeur au Conservatoire national des arts des métiers, le nouvel ordre mondial en train de voir le jour est propice à d’autres conflits
Dans ce dixième opus de la collection “Placards et libelles” des éditions du Cerf, le professeur Alain Bauer et le lieutenant-colonel Oliviers Entraygues rappellent les causes et analysent les conséquences géostratégiques et militaires de
SANS INTERVIEW
ÉDOUARD LAUGIER
En quoi ce qui se passe aujourd’hui aux confins orientaux de l’Europe constituet-il un tournant ?
Alain Bauer : Notre problématique générale en matière de gestion des grands événements, qu’ils soient pandémiques, militaires ou sécuritaires, est l’amnésie. En Ukraine, nous assistons à un retour de ce que nous avions oublié : la logique de la non-confrontation directe entre empires par la création de zones tampons où l’on pouvait se battre sans trop de dégâts et sans créer des confrontations majeures. Arthur Conolly, officier britannique, a théorisé cela en 1840 sous le nom du “grand
Poutine passe son temps à dire ce qu’il va faire et nous passons notre temps à ne pas l’écouter
jeu” pour justifier le rôle fondamental de l’Afghanistan comme un État tampon entre les puissances russe et britannique. Lors de la chute de l’URSS, il avait été imaginé un espace entre la nouvelle Russie et la nouvelle Europe ayant vocation à s’élargir. Ce tampon est l’Ukraine. Nous assistons aujourd’hui à la renaissance violente des empires. L’historien français JeanBaptiste Durozelle écrivait il y a 40 ans le merveilleux ouvrage ‘Tout empire périra’, je fais le complément en sous-titrant notre texte ‘Tout empire renaîtra’. Que pouvons-nous deviner aujourd’hui ? L’empire perse remplace l’Iran, l’empire ottoman la Turquie, l’empire russo-slave orthodoxe l’attaque russe en Ukraine. Le réveil est brutal mais instructif.
“La guerre qui revient. Tout empire renaîtra”, Alain Bauer, Olivier Entraygues. Collection Placards & Libelles, les éditions du Cerf 2022 la Russie. Vladimir Poutine rêve de l’empire de Pierre Le Grand et Catherine II. Et ce n’est qu’un début, d’autres conflits adviendront.
Vladimir Poutine a tout de même franchi un cap vers la guerre totale avec l’Occident…
A.B. : Il l’avait annoncé. Poutine passe son temps à dire ce qu’il va faire et nous passons notre temps à ne pas l’écouter. Depuis maintenant 30 ans, les Russes écrivent et disent qu’il existe une ligne rouge : ne pas faire avancer l’Otan à l’est. C’est la doctrine définit par Evgueni Primakov, un ancien Premier ministre de Boris Eltsine, en contrepartie de la réunification allemande. Il faut bien le reconnaître, l’Otan a beaucoup avancé dans cette direction. Par sept vagues successives, elle a récupéré l’intégralité ou presque des républiques soviétiques, sauf le Belarusse, la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine. Depuis la révolution ukrainienne de Maïdan en 2014, Vladimir Poutine prépare la Russie à l’action. Il s’est donné les moyens de réagir en constituant patiemment une armée, en renforçant son économie et en adoptant la doctrine militaire nouvelle génération du général Gerasimov, dont les méthodes de guerre hybride ont été testées lors d’opérations en Syrie ou en Géorgie, sorte de répétition générale avant l’Ukraine. Pour Poutine, il ne restait plus qu’à attendre le bon moment pour agir : la Covid, l’affaiblissement politique des États-Unis, l’émergence de la Chine, des réserves monétaires suffisantes en caisse pour tenir en cas de sanction… Sauf qu’à un moment il s’est auto-intoxiqué, notamment en croyant que les zones russophones de l’Ukraine allaient accueillir ses soldats en héros. Poutine a provoqué un triple événement historique : il a d’abord structuré une nation pro-ukrainienne avec des zones russophones qui résistent durement, y compris à Kharkiv, qui il y a deux ans réclamait le droit de pouvoir continuer à parler russe dans la nation ukrainienne. Ensuite, il a créé un héros churchillien, le président Zelensky, pour lequel il n’avait pas une grande estime. Enfin, il a forcé l’Europe à devenir soudain un espace qui s’occupe de sa défense. Ces trois éléments sont inattendus dans le nouvel ordre mondial souhaité par Poutine et ils le déstabilisent.
Il s’est produit quelque chose dans la pensée stratégique française et pour une fois, nous ne sommes pas en retard d’une guerre”
Vous considérez que Paris a pris acte de la compétition stratégique à laquelle est confronté l’Occident aujourd’hui, et qui peut donc aller jusqu’à la guerre. La France ne serait-elle pas mieux préparée que l’on ne le croit ?
A.B. : La France n’est pas mieux préparée qu’on ne le croit mais la situation n’est pas si mauvaise grâce à deux événements inattendus. D’abord l’opération Sentinelle, déployée au lendemain des attentats de 2015, qui a permis à l’équipe de Jean-Yves Le Drian de sauver l’armée de terre contre les délires comptables de Bercy. L’avenir budgétaire de nos armées s’est joué à l’occasion de ce moment particulier. Sentinelle a sauvé l’armée. Nous sommes entrés dans une ère de moyens avec la relance de la modernisation des équipements militaires, de l’investissement et de la recherche et développement. Le deuxième épisode a été l’arrivée du général Burkhard à la tête des armées en 2021. Cet officier supérieur a émis une doctrine et une vision stratégique propre et bien distincte de la production habituelle de livre blanc et communication officielle. L’idée ? la guerre se prépare avant la guerre. Elle se prépare sur tous les terrains : économique, financier, informationnel et conventionnel.
Burkhard est la réplique à Gerasimov. Il s’est produit quelque chose dans la pensée stratégique française et pour une fois, nous ne sommes pas en retard d’une guerre. Évidemment, cela ne règle pas la question des moyens, de la disponibilité des équipements et des faiblesses structurelles qui se résolvent dans le temps. Mais l’important est d’avoir inversé une tendance qui voulait nous faire croire que nous étions entrés dans un monde de Bisounours consuméristes heureux, hésitant entre métavers et transhumanisme sans aucune prise en compte de la réalité géostratégique du monde. On ne sait pas comment tout cela va se terminer. Nous avons déjà perdu la paix, essayons de ne pas perdre la guerre.