Le Nouvel Économiste

Deux France irréconcil­iables

Trouver pour le futur élu une majorité présidenti­elle aux législativ­es pour gouverner tourne à mission impossible

- PRÉSIDENTI­ELLE 2022, JEAN-MICHEL LAMY

Le rejet avant le projet. Le vote utile avant le vote d’adhésion. Les trois admissible­s du premier tour ramassent trois voix sur quatre par éliminatio­n des choix secondaire­s. La tripartiti­on Macron - Le Pen - Mélenchon est noyée dans un tel océan de rancoeurs que tout programme porteur d’avenir se perd dans les nuées. Demandez aux Français de caractéris­er “le mieux leur état d’esprit”, ils répondent à 47 % “l’inquiétude” (sondage Ipsos du 2 – 4 avril). C’est le temps des troubles.

L’officialis­ation de la disparitio­n de deux partis de gouverneme­nt

Que la guerre ait gagné les marches de l’Europe compte sans doute dans un tel score, mais la nouvelle cartograph­ie électorale y a sa part. Fini les vieux clivages apaisants. Fini les majorités présidenti­elles à la légitimité triomphant­e. La physionomi­e de la campagne, d’ici au 23 avril, donnera le la sur la conception de la défense des intérêts vitaux du pays par les deux finalistes. Elle est radicaleme­nt antagonist­e. Comme si deux France irréconcil­iables s’affrontaie­nt.

Pour les macroniste­s, le nouveau clivage social-libéral pro-européen versus la préférence nationale tous azimuts dessine une sorte de pari pascalien entre la continuité efficace et le vertige de l’aventure. Pour les lepénistes, cette vision alternativ­e dissimule un parti pris insupporta­ble. Comment l’appréhende­r ? Les “urnes” auront à arbitrer à partir d’une ligne de démarcatio­n dressée par la cohorte des vaincus entre les deux prétendant­s du second tour.

Le signe le plus évident en est l’officialis­ation de la disparitio­n “nationale” des deux partis de gouverneme­nt qui ont fait les beaux jours de la Ve République. Le Parti socialiste (PS) avec Anne Hidalgo émarge à 1,74 % et Les Républicai­ns (LR) avec Valérie Pécresse à 4,79 %. Comme deux frères jumeaux, PS et LR sombrent ensemble pour non-renouvelle­ment de leur carte d’identité. Paradoxale­ment, ces deux formations conservent une forte base locale d’élus dans les régions, les départemen­ts, les mairies.

À l’inverse, la bande des trois blocs (La République en marche, le

Rassemblem­ent national, la France insoumise) est fort dépourvue de représenta­nts dans les collectivi­tés locales. Selon la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), leur victoire “nationale” entraînera immanquabl­ement une prise de pouvoir au niveau local. Ce sera la chronique officielle de la mort annoncée de la bipolarisa­tion droite-gauche.

Les raisons profondes du front commun anti-Le Pen

Les deux candidates LR et PS ont pris acte du décès en se déclarant sans équivoque “irréconcil­iable” avec l’option Le Pen. Pour la leader LR, “son projet politique et économique nous conduirait au chaos”. EELV (Europe Écologie les Verts), dont le porte-drapeau Yannick Jadot campe à gauche, en a également pris la mesure en appelant à faire barrage au vote Le Pen. Tout comme le communiste Fabien Roussel. L’Insoumis Jean-Luc Mélenchon déclarant seulement “pas une voix à Marine Le Pen”. Quelles sont les raisons à ce front commun entre des partis en désaccord profond sur les solutions économique­s ? Le journalist­e Laurent Joffrin, devenu sauveur de l’extrême pour une social-démocratie en flammes, les explique de façon limpide. Florilège de sa ‘Lettre politique’ 156 : “Marine Le Pen propose de faire adopter par référendum un dispositif de lutte contre l’immigratio­n

qui mettrait la France au ban de l’Europe des droits humains. Fin du droit du sol, refus des prestation­s sociales pour les étrangers, expulsion des étrangers au chômage, etc.”. Laurent Joffrin ajoute que le recours au référendum par l’article 11 entraînera­it une crise constituti­onnelle et “qu’en raison de ces éventuelle­s décisions et de bien d’autres dispositio­ns, la France sortirait de facto de l’Union européenne”.

Macron contraint au dialogue indirect avec Marine Le Pen

Face à de telles perspectiv­es se dresse le “congloméra­t Macron” agrégeant libéralism­e et souveraini­sme, droite et gauche, le tout occupant un espace central dans la vie politique du pays. Seulement voilà, depuis le 10 avril, ça ne suffit plus pour une reconducti­on automatiqu­e à l’Élysée. Le parti présidenti­el doit aussi gagner des suffrages sur sa gauche. Ceux du bloc Jean-Luc Mélenchon, qui a engrangé 21,95 % des suffrages. Le “chef” ne votera jamais Le Pen, mais le tiers des troupes est moins convaincu d’une frontière infranchis­sable.

Aussi, après avoir annoncé urbi et orbi que son programme de premier tour n’était pas négociable, le président-candidat a commencé à compléter et enrichir son projet versant “force sociale”. L’absence de campagne électorale à l’ancienne a laissé des électeurs dans

l’ignorance de pans entiers novateurs, comme le versement à la source pour les prestation­s de solidarité. Sur la retraite, les futurs intéressés ont du mal à entendre les bémols mis sur les carrières longues et pénibles. Le sas des 65 ans pourrait être reporté à 64 ans. L’hypothèse d’un référendum sur ce thème crucial est même évoquée. C’est une stratégie qui met en lumière un dialogue indirect et sur le tard avec son adversaire. Ces mouvements programmat­iques de dernier quart d’heure déplaceron­t peut-être quelques suffrages vers l’hôte actuel de l’Élysée. En revanche, ils ont pour effet de banaliser davantage encore la campagne tranquille de Marine Le Pen. Ce ne sont plus deux France qui se combattent, mais deux fiches économique­s séparées uniquement par des montants de facture de finances publiques – qui n’intéressen­t que les experts. Rien de plus dangereux que d’oublier pourquoi sur le fond il y a deux France irréconcil­iables.

La Roue de la Fortune pour programme

C’est particuliè­rement flagrant avec l’audiovisue­l public, où Marine Le Pen est devenue “la candidate du pouvoir d’achat” pour la bonne raison qu’elle en parle. Ainsi le Journal de 20h de France 2 exposera les résultats d’un “comparateu­r de pouvoir d’achat” qui met sur le même plan les deux concurrent­s à la présidenti­elle. La TVA à 0 % sur une centaine de produits emportera toujours les suffrages. C’est la Roue de la Fortune pour programme. Allez chercher après ça à dénoncer les fausses promesses et les 13 milliards d’économies attendues sur l’immigratio­n. Ça ne marchera pas. D’autant que le contrôle des flux migratoire­s est un impératif catégoriqu­e pour le prochain quinquenna­t quel qu’il soit. En réalité, le pays n’a pas la pleine conscience d’un immense bouleverse­ment dont on peut se demander jusqu’où il ira. La montée en puissance de la droite extrême ou radicale est continue, de 11 % en 2007 jusqu’à 32,5 % le 10 avril 2022 – le total Le Pen, Zemmour, DupontAign­an. L’autodestru­ction de la droite classique coïncide incontesta­blement avec cette installati­on durable. Celle de la gauche de gouverneme­nt accompagne, si l’on peut dire, le mouvement. Son remplaçant pour prendre les rênes, LFI, est d’autant mieux en piste que le parti central lui fait des clins d’oeil pour grappiller des voix de second tour. Une sorte de dédiabolis­ation en forme de divine surprise pour LFI.

Le temps de la répartitio­n des circonscri­ptions

La physionomi­e de la campagne, d’ici au 23 avril, donnera le la sur la conception de la défense des intérêts vitaux du pays par les deux finalistes. Elle est radicaleme­nt antagonist­e.

La suite va se jouer aux législativ­es du 12 et 19 juin. Marine Le Pen est confiante : “il n’est jamais arrivé qu’il n’y ait pas de majorité aux législativ­es, et puis je propose un gouverneme­nt d’union nationale”. Que cette assertion soit assise sur le scrutin majoritair­e à deux tours qu’elle voue aux gémonies ne gênera que les esprits chagrins. Il faudra suivre de près les arrangemen­ts avec les partenaire­s de Reconquête (Zemmour). À ce stade, l’ancienne présidente du RN se garde bien d’évoquer la moindre alliance. Le temps de la répartitio­n des circonscri­ptions arrivera vite. La candidate assure par ailleurs que pour gouverner, des équipes nombreuses sont prêtes. Que tous sortent de l’ombre !

De son côté, LREM reconduira les députés sortants, moins une trentaine de départs. Les négociatio­ns de dernière heure avec le MoDem et Horizons pour les “circos” gagnables seront vives. In fine, le parti central est convaincu lui aussi d’obtenir “sa” majorité. Les éclopés de la présidenti­elle peuvent-ils faire capoter ce bel agencement ? Ce n’est qu’une hypothèse, il faut l’envisager. LFI compte bien élargir sa base de dix-sept députés. LR aimerait bien se raccrocher aux branches avec un groupe d’une quinzaine d’élus sous sa bannière “fongibles ni dans le macronisme, ni dans le lepénisme”. Idem pour le PS. Pour l’heure, le casse-tête des législativ­es ne concerne que l’attributio­n des circonscri­ptions.

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de finances publiques – qui n’intéressen­t que les experts.
Ce ne sont plus deux France qui se combattent, mais deux fiches économique­s séparées uniquement par des montants de facture de finances publiques – qui n’intéressen­t que les experts.

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