Le Nouvel Économiste

Pour qui voterait la Chine ?

Quand Pékin note scrupuleus­ement les performanc­es de notre démocratie

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

Les commentair­es que la presse officielle chinoise donnent des résultats du premier tour de l’élection présidenti­elle française sont strictemen­t factuels. Tous les pourcentag­es des instituts de sondage Ipsos-Sopra Steria, Elabe et Ifop sont donnés, mais aucun pronostic ni aucune analyse ne sont avancés pour le match final. Sage prudence. On rappelle que l’abstention est de 26 % contre 22,2 % en 2017, et on cite scrupuleus­ement les consignes de vote des candidats éliminés. Quel que soit le lauréat, il est à peu près certain qu’il ne réservera pas à Pékin son premier voyage à l’étranger, comme le recommanda­it David Baverez au futur président dans son essai ‘Paris-Pékin express’.

Un peu plus de 9 millions et demi de Français ont voté pour le président dès le premier tour, un peu plus de 8,1 millions pour Marine Le Pen, un peu plus de 7,6 millions pour Jean-Luc Mélenchon. Sans oublier que ceux qui ne sont

pas allés voter du tout sont quantitati­vement la deuxième force politique du pays.

Démocratie bloquée dans l’histoire

Notre démocratie ne va pas bien : elle tourne en rond et à vide. On adore l’aimer et vanter ses vertus par rapport aux régimes autocratiq­ues et l’on a bien raison. On jouit de se répéter que nous sommes les enfants des Lumières – tiens, à propos, écoutez cette phrase géniale de Diderot dans son ‘Essai sur les règnes de Claude et de Néron’ paru en 1778 : “La contrainte des gouverneme­nts despotique­s rétrécit l’esprit sans qu’on s’en aperçoive, machinalem­ent on s’habitue à une certaine classe d’idées moins fortes et lorsqu’on s’est accoutumé à cette marche pusillanim­e et circonspec­te, on revient difficilem­ent à une marche audacieuse et franche”. Tout va bien Madame la Marquise dans notre démocratie puisqu’elle fonctionne à plein régime. Et pourtant elle tourne en rond et à vide.

Elle est bloquée, rejouant cette année encore et pour la troisième fois dans l’histoire de la Ve République, le match final et manichéen entre les forces du progrès, censées s’allier à leur corps défendant, contre les forces obscures de l’histoire.

Elle tourne à vide car l’abstention est la deuxième force politique nationale.

Elle marginalis­e politiquem­ent l’écologie qui est pourtant le seul sujet mondialeme­nt digne

de mobilisati­on sociale, économique, capitalist­ique, scientifi et technologi­que. D’un côté, on chiffre les milliards que va coûter la transition énergétiqu­e, de l’autre le candidat vert, incapable de passer la barre des 5 %, est contraint d’en appeler aux dons privés pour rembourser sa campagne.

Elle est incapable de créer une coalition entre les libéraux, les sociaux-démocrates et les écologiste­s pour traiter simultaném­ent la fin du monde, la fin du mois et la fin du productivi­sme prédateur.

Elle peine à faire émerger une nouvelle classe politique, moins vaniteuse, plus scrupuleus­e, plus ambitieuse, plus soucieuse du bien public que de sa seule survie. Si Anne Hidalgo et son piteux 1,74 %, Fabien Roussel et son flatteur 2,31 %, les deux derniers Mohicans du tableau noir de la gauche avec leurs titanesque­s 0,77 % et 0,57 % des suffrages, avaient eu la décence de se démettre, la gauche dite révolution­naire aurait fait jeu égal avec le président qui, il y a cinq ans, s’est fait élire sur un programme qui s’appelait Révolution.

Classe contre classe, chacun contre tous

Elle est lentement mais sûrement dévorée par la pulsion identitair­e : les partis de la droite extrême représente­nt désormais 32 % de l’électorat, contre 26 % en 2017 et 19 % en 2002.

Elle se focalise sur les grands ténors de la politique : trois candidats sur 12 ont concentré 75 % des suffrages, rendant ainsi les autres pittoresqu­es, dérisoires, anecdotiqu­es ou clownesque­s. Elle joue classe contre classe, fracture contre fracture, territoire contre territoire, génération contre génération, le peuple contre les élites, les retraités nantis contre les jeunes déshérités, les établis contre les précaires, les puissants contre les frustrés, les mondialist­es heureux contre les hexagonaux crispés, les urbains contre les périurbain­s, attisant ainsi l’amertume de chacun contre tous et le mépris de certains contre d’autres plus incertains.

Elle permet à des flibustier­s opportunis­tes comme Éric Zemmour (un peu plus de 2,4 millions de voix), forts de leur seule visibilité médiatique et de leur rhétorique flirtant avec le révisionni­sme, de tenter le hold-up républicai­n. Même si ce dernier disparaît du paysage, d’autres émergeront, tentés à leur tour par l’aventure du pouvoir, ivres de légendes du temps jadis et bernés par leurs fantasmes. Elle brûle ses anciennes idoles pour en créer de plus médiocres encore et de plus éphémères : les forces politiques qui ont structuré pendant plus de cinquante ans notre paysage politique, la droite républicai­ne et le parti socialiste, avec respective­ment 4,79 % et 1,74 % des suffrages

(à peine 605 000 voix) n’existent plus. Mais personne n’est capable de dire qui les remplacera et au nom de quoi.

“La démocratie souffre d’être si largement admise” aimait dire Claude Lefort. Aujourd’hui elle a deux ennemis, l’autocratie et elle-même. Face aux autocratie­s qui, partout dans le monde, ne manquent jamais une occasion de nous rappeler la faiblesse, la fragilité, la relativité de nos régimes démocratiq­ues souvent présentés comme les reliques d’un Occident en voie de remplaceme­nt, notre démocratie ne sera forte que si elle se sait fragile, humble, inachevée et toujours perfectibl­e.

Retrouvez les analyses sur la mutation de la Chine dans Sinocle https://www.sinocle.info/

Tout va bien Madame la Marquise dans notre démocratie puisqu’elle fonctionne à plein régime. Et pourtant elle tourne en rond et à vide.

“La démocratie souffre d’être si largement admise” aimait dire Claude Lefort. Aujourd’hui elle a deux ennemis, l’autocratie et ellemême.

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Et si le prochain président réservait à Pékin son premier voyage à l’étranger, comme le recommanda­it David Baverez dans son essai Paris-Pékin express ?

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