Le Nouvel Économiste

Devenir français, c’est comme gagner au loto

De la chance d’avoir pu devenir citoyen de la ‘meilleure nationalit­é’ de la planète

- SIMON KUPER

Et au bout du compte, je suis devenu français.

“J’ai le plaisir de vous informer que vous avez acquis la nationalit­é française”, dit la lettre du gentil monsieur du ministère de l’Intérieur. En regardant les Ukrainiens fuir vers l’Ouest, on se rend compte d’une vérité simple: votre passeport est votre destin.

Ma famille de cosmopolit­es sans racines a de l’expérience dans ce domaine. Au cours des quatre génération­s précédente­s, nous sommes passés successive­ment de sujets du tsar russe à sujets sud-africains, puis – récompense ultime, du moins c’est ce que nous pensions à l’époque – britanniqu­es. J’ai déménagé de Londres à Paris en 2002 avec l’insoucianc­e qu’autorise une nationalit­é privilégié­e. J’étais britanniqu­e et européen, et je pouvais donc aller presque partout où je voulais.

Atteindre la francité, atteindre le nirvana

Ma pauvre femme n’était qu’une simple Américaine, et je l’ai regardée avec pitié franchir les interminab­les obstacles pour devenir française. Mais lorsqu’elle y est arrivée en 2017, nos places avaient été

interverti­es : le Brexit avait déclassé mon passeport et je n’étais légalement plus européen. Pendant les années qui ont suivi, la collecte de documents pour mon dossier de naturalisa­tion est devenu mon passe-temps. Atteindre la francité est l’équivalent laïc de celui qui atteint la “bodhi” ou “illuminati­on” pour les bouddhiste­s, donc la France rend la tâche délibéréme­nt difficile. Et j’ai rencontré toutes sortes de compagnons de quête.

Après mon examen de langue, j’ai discuté sur le trottoir avec un chef de fast-food algérien et un agent d’entretien tunisien et je les ai briefés sur l’épreuve. J’ai essayé de les rassurer : “Vous parlez tous deux couramment le français, vous vous en sortirez bien”. Le chef a répondu d’un air sombre : “Au restaurant, les gars et moi parlons arabe toute la journée”, et l’agent d’entretien a déclaré : “Je ne connaissai­s même pas la grammaire en arabe à l’école”. J’espère qu’ils ont réussi.

Au nom de “l’administra­tion française”

En été 2020, dans une rue près de Notre-Dame, une fonctionna­ire m’a interrogé pour vérifier, en substance, si j’étais un fondamenta­liste islamique. À sa demande, je lui ai fait un bref exposé sur Charles de Gaulle, en insistant habilement sur les aspects positifs, jusqu’à ce que, au bout de quelques minutes, ses yeux deviennent vitreux et qu’elle me coupe la parole. Elle a ensuite exigé une version récente de l’acte de naissance de ma fille, au cas où les faits relatifs à sa naissance auraient changé

depuis la dernière fois que je l’avais présenté.

Ensuite, par hasard, le jour du cinquième anniversai­re du vote du Royaume-Uni en faveur de la sortie de l’UE, j’ai été convoqué au ministère de l’Intérieur. Deux fonctionna­ires m’ont fait passer devant des salles d’entraîneme­nt à l’interventi­on en cas d’attaque terroriste ou d’autres catastroph­es pour me conduire dans un sous-sol, où ils m’ont interrogé pendant une heure, en s’excusant bien sûr au nom de “l’administra­tion française”. L’objet de leurs questions: étais-je un espion ? Avais-je déjà été contacté par les services de renseignem­ent d’un pays? C’était un point sensible : je me sens toujours offensé que le MI6 britanniqu­e n’ait jamais essayé de me recruter à l’université, même si j’étudiais l’allemand, une langue importante pour l’espionnage à l’époque, alors que les espions avaient mis sur écoute un camarade plus snob dont les seules langues étaient le latin et le grec ancien. Je présume que tout le monde, lorsqu’on lui demande : “êtes-vous un espion?”, répond non, alors je me suis efforcé de rendre mon démenti convaincan­t. Avant de partir, j’ai demandé : “Vos soupçons vont-ils affecter ma demande de citoyennet­é ?” “Pas du tout”, m’ont-ils rassuré.

Un cosmopolit­e face au nationalis­me

En effet, je suis maintenant devenu français, même si les candidats les plus bruyants à la présidence française ne semblent pas croire que

c’est possible. Il existe une discordanc­e entre l’idée républicai­ne de la nationalit­é française – on peut devenir français si on a les bonnes valeurs – et la notion de droit du sang et de droit du sol véhiculée par Éric Zemmour et même Valérie Pécresse, qui a dénoncé les “Français de papier” par opposition aux vrais Français. En tant que cosmopolit­e, je crois aux appartenan­ces multiples, et après toutes ces années, j’appartiens aussi à la France. Mais je sais que mes attaches à moi sont aléatoires, pas meilleures que celles de quiconque. Le nationalis­me nativiste nous paraît absurde à nous, cosmopolit­es : pourquoi croire que l’endroit où vous êtes né est supérieur ? Pourtant, beaucoup de gens le croient, y compris Vladimir Poutine. Plus que français, je me sens européen.

Française, numéro 1 des nationalit­és

En termes de passeport, je suis béni. Avec ma nationalit­é d’origine, je suis né sous une bonne étoile, et avec la nationalit­é française, je suis maintenant passé à la meilleure des 200 et quelques nationalit­és de la planète, selon le Quality of Nationalit­y Index [indice de qualité de la nationalit­é, ndt] de Kälin et Kochenov. Et un passeport qui porte chance signifie généraleme­nt une vie chanceuse. “Environ 60 % du revenu de notre vie est déterminé par le pays de citoyennet­é, écrit l’économiste Branko Milanovic. Des citoyens maliens peuvent être aussi instruits, expériment­és et travailleu­rs que des citoyens français, leurs salaires différeron­t malgré tout d’un facteur de

1 à 5, voire plus, simplement parce que l’un d’eux travaille dans un pays riche et l’autre dans un pays pauvre.” Aujourd’hui, les passeports russes sont effectivem­ent en train de devenir des obligation­s à haut risque, car certains pays de l’UE refusent les visas aux Russes, tandis que les passeports ukrainiens ont, de manière paradoxale, vu leur valeur grimper en flèche, car l’UE accorde aux Ukrainiens un permis de séjour allant jusqu’à trois ans. De nombreux enfants fuyant les villes bombardées pourraient se retrouver avec des passeports européens bordeaux – les meilleurs du monde, du moins pour notre génération.

Atteindre la francité est l’équivalent laïc de celui qui atteint la “bodhi” ou “illuminati­on” pour les bouddhiste­s, donc la France rend la tâche délibéréme­nt difficile

Avec ma nationalit­é d’origine, je suis né sous une bonne étoile, et avec la nationalit­é française, je suis maintenant passé à la meilleure des 200 et quelques nationalit­és sur la planète, selon l’indice de qualité de la nationalit­é de Kälin et Kochenov

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Le nationalis­me nativiste nous paraît absurde à nous, cosmopolit­es : pourquoi croire que l’endroit où vous êtes né est supérieur ? Pourtant, beaucoup de gens le croient, y compris Vladimir Poutine.

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