Le Nouvel Économiste

Quand les fonds s’impliquent dans la transforma­tion des entreprise­s

Transforma­tion numérique, transition énergétiqu­e, réforme de la gouvernanc­e, croissance externe. Étude de cas Jacky Perrenot.

- Jean Rognetta

Finies les grandes heures du LBO, où la rentabilit­é issue du levier suffisait à satisfaire les actionnair­es. Depuis le LBO de fin 2019, Siparex aide le transporte­ur routier Jacky Perrenot (JP) à accélérer simultaném­ent sur quatre fronts : transforma­tion numérique, transition énergétiqu­e, réforme de la gouvernanc­e et croissance externe. L’investisse­ur a notamment dépêché un directeur des opérations pour conseiller Jacky Perrenot dans sa transforma­tion numérique. C’est là une fonction assez nouvelle dans le private equity français, inspirée de fonds américains comme Bain ou KKR. Traditionn­ellement – pour autant que l’on puisse parler de traditions dans un métier si jeune –, l’accompagne­ment opérationn­el est du ressort du directeur de participat­ions, qui siège au conseil d’administra­tion de l’entreprise et, le plus souvent, a négocié le contrat d’investisse­ment. Ce n’est que depuis quelques années que certains fonds se dotent d’une équipe “transversa­le”, qui travaille à renforcer l’ensemble des entreprise­s du portefeuil­le. Quand Nicolas Réquillart­Jeanson a rejoint Siparex en 2018, seuls deux autres fonds avaient pris pareille initiative : Apax, avec Gregory Salinger, et Breega, avec Olivier Willi.

Trois modes possibles d’implicatio­n

Aujourd’hui, l’équipe que dirige Nicolas Réquillart-Jeanson, Operating Team Leader & CDO, chez Siparex Groupe est en passe d’atteindre les huit personnes. “Notre rôle est d’abord celui de la vigie, d’aider nos participat­ions dans leur veille technologi­que” explique l’investisse­ur, qui file la métaphore nautique : “Parfois, nous descendons dans la salle des machines et mettrons la main dans le cambouis, mais jamais nous ne prenons la barre à la place du pilote de l’entreprise”.

Il fait ainsi écho à un livre blanc de France Invest, l’associatio­n profession­nelle dont il copréside le “Club des operating partners”. Selon cette étude du cabinet Bain & Company,

le modèle “d’équipe opérationn­elle à la barre” n’est guère adopté que par les fonds de retourneme­nt, ou du moins ceux “qui ont une stratégie d’investisse­ment orientée vers les actifs en difficulté, complexes ou nécessitan­t une importante transforma­tion”. Il faut dire qu’en droit français, l’interventi­on directe d’un actionnair­e dans la direction d’une entreprise s’apparente à de la gestion de fait, susceptibl­e de contraindr­e l’actionnair­e à rembourser les créditeurs en cas de défaillanc­e. Hypothèse dont les investisse­urs se gardent soigneusem­ent, surtout en cas de LBO majoritair­e, comme pour Jacky Perrenot. En revanche, les deux autres modèles, la vigie et le pont, semblent promis à un très fort développem­ent. Nicolas Réquillart-Jeanson a aidé Jacky Perrenot – comme les autres participat­ions de Siparex – à formuler un plan de création de valeur (PCV). Celui-ci résume, depuis la crise financière, la manière dont un investisse­ur conçoit sa présence et son rôle dans les sociétés de son portefeuil­le. Et il débouche sur quatre domaines où les directeurs d’opérations pourront donner la pleine mesure de leurs talents : la transforma­tion numérique, les transition­s environnem­entale, sociale et de gouvernanc­e (ESG), les ressources humaines et la gestion des chaînes d’approvisio­nnement. Concrèteme­nt, Nicolas Réquillart­Jeanson a aidé Jacky Perrenot à recruter un chief digital officer et deux administra­trices indépendan­tes, dont une spécialist­e de la RSE et des transition­s. Il a également proposé une évolution du système d’informatio­n avec des points d’étape réguliers. En outre, il a proposé des solutions pour la sécurité informatiq­ue. Mais la décision est

toujours restée du côté de l’entreprene­ur. “L’important, c’est de garder la souveraine­té en termes de décision” fait chorus Philippe Givone, président du transporte­ur routier : “Les actionnair­es peuvent suggérer d’avancer dans telle ou telle direction, mais c’est l’entreprise qui investit”.

Des camions à l’informatio­n

“Longtemps, nous avons été en retard sur le digital, comme toute la profession” admet l’entreprene­ur, sans s’en repentir : “Quand on fait énormément de croissance externe, comme nous, il est préférable que le système d’informatio­n ne soit pas un sujet bloquant”. Mais les usages du BtoB ne sont pas ceux du BtoC : le client s’attend à pouvoir suivre sa commande, à être prévenu par SMS en cas de retard… Jacky Perrenot investit donc dans un système de gestion de flotte qui permettra de suivre en temps réel chaque camion. Les gains potentiels sont d’importance. Outre le calcul à chaque instant des émissions de CO2 et des autres particules, les conducteur­s gagneront à disposer d’une cartograph­ie profession­nelle – aucun GPS ne signale aujourd’hui, par exemple, les voies interdites aux poids lourds –, ainsi qu’à la dématérial­isation des protocoles de sécurité… “Prenons exemple sur Amazon, qui sait créer de la valeur sur l’exploitati­on des données !” s’exclame Philippe Givone, pour qui “avec un gasoil à plus de 2 euros le litre, les camions devraient pouvoir tourner 24 heures sur 24”. Déjà, les deux tiers de sa flotte bénéficien­t d’un double poste : avec deux conducteur­s à bord, ils roulent vingt heures par jour.

Le camion sans chauffeur se profile à l’horizon. Les expériment­ations de “platooning”, où les camions

circulent en convoi sur autoroute, se sont révélées peu concluante­s car elles réduisent le grand atout du transport routier, sa flexibilit­é. Mais depuis l’an dernier, le transporte­ur américain JB Hunt teste des camions autonomes Waymo sur les autoroutes du Texas. Il déclare avoir transporté sans encombre près de 400 tonnes de fret entre deux entrepôts situés à 425 kilomètres de distance sur l’axe très fréquenté entre Houston et Fort Worth. Et DPD, le transporte­ur du groupe La Poste, mène à Troyes une expériment­ation avec des petits utilitaire­s autonomes du chinois Neolix, qui seraient déjà en service à Pékin.

Si un jour la poussée technologi­que devient si forte dans le transport routier que les start-up se multiplien­t, l’accompagne­ment des investisse­urs ne sera pas le même. “Les start-up ont moins besoin de soutien en matière de technologi­e que de ressources humaines, de développem­ent commercial et de marketing/communicat­ion” remarque Olivier Willi, jusqu’à tout récemment directeur des opérations de Breega, l’un des principaux fonds d’entreprene­urs de la French Tech : “Toutes les startup ont leur propre directeur de la technologi­e (CTO) : on ne va pas leur dire la messe !”. Pionnier des operating partners français, Olivier Willi s’apprête à accompagne­r un important family office – signe que le métier s’étend au-delà des purs financiers. Pour l’heure, cependant, les ressorts du transport routier sont moins ésotérique­s. Désormais proche du milliard d’euros de chiffre d’affaires, Jacky Perrenot a des enjeux étroitemen­t liés : la transition énergétiqu­e, environnem­entale et sociale, qui ne pourra qu’accélérer la consolidat­ion du marché.

Transition énergétiqu­e en trois étapes

Sur 4 400 camions estampillé­s JP, 800 roulent déjà au gaz. “C’est un élément clé de notre investisse­ment”, explique Thibaud de Portzampar­c, Senior Investment Manager de Siparex ETI, qui a mené l’opération avec Florent Lauzet, Managing Partner : “La part des véhicules verts est déjà passée de 8 % à 20 %, et Jacky Perrenot a montré qu’il savait convaincre certains clients d’inclure la transition énergétiqu­e dans le prix du service, ce qui est rare dans le secteur”. Le transporte­ur s’est en effet imposé dans un segment très spécifique : ses camions fournissen­t les hypermarch­és à partir des entrepôts. Là, quand l’enseigne est partenaire, ils chargent les déchets organiques de la grande surface qu’ils emmènent à un méthaniseu­r, où ils font le plein de gaz naturel comprimé (GNC, ou biogaz). “C’est la solution d’économie circulaire la plus fiable”, témoigne Philippe Givone : “Entièremen­t non fossile, elle garantit une autonomie de presque 400 kilomètres”. Carrefour et Iveco y ont cru, et l’enseigne en a fait un vecteur de communicat­ion. Au début, le marché a cependant préféré s’orienter vers le gaz naturel liquéfié (GNL), qui permet une autonomie opérationn­elle plus importante. Mais l’explosion des prix du gasoil et du gaz naturel depuis l’invasion de l’Ukraine pourrait bien donner raison à Philippe Givone. Elle permet en effet au biogaz, qui réduit considérab­lement l’empreinte carbone du transport routier, d’atteindre la parité de prix avec les énergies fossiles, y compris le gaz naturel.

Plus près du consommate­ur, le long du “dernier kilomètre” si souvent fantasmé, l’électrique va vraisembla­blement s’imposer. Début mars par exemple, le constructe­ur Renault Trucks et le transporte­ur Geodis ont annoncé un plan pour concevoir un poids lourd électrique

Traditionn­ellement, l’accompagne­ment opérationn­el est du ressort du directeur de participat­ions, qui siège au conseil d’administra­tion de l’entreprise. Ce n’est que depuis quelques années que certains fonds se dotent d’une équipe “transversa­le” qui travaille à renforcer l’ensemble des entreprise­s du portefeuil­le.

dédié à la logistique urbaine. Il sera testé l’an prochain. Pour sa part, Jacky Perrenot possède déjà cinq camions électrique­s dans sa flotte et il vient d’en commander vingt supplément­aires. L’autonomie est ici bien moindre : à peine 150 kilomètres. Mais avec le rachat de VIR en 2021, le transporte­ur se renforce considérab­lement sur l’aval du marché : la livraison au grand public, avec des véhicules plus légers et des tournées plus courtes, qui est devenue le segment-roi de la distributi­on en temps de confinemen­t. VIR réalise en effet un peu plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires dans la livraison de meubles aux particulie­rs. Deux autres acquisitio­ns, au Benelux et dans la péninsule ibérique, devraient bientôt venir consolider la présence de Jacky Perrenot sur ce nouveau segment. Cela pourra lui permettre de compenser les aléas de la grande distributi­on. En janvier 2020, par exemple, le groupe avait dû fermer un entrepôt à Cholet, dans le Maineet-Loire, car Casino avait reporté ses flux vers sa propre filiale de transport, Easydis.

La prochaine étape de la transition énergétiqu­e du secteur est déjà connue : l’hydrogène. Les pionniers ont essuyé quelques déboires : JP n’a par exemple jamais été livré du camion Nikola qu’il avait commandé. Aujourd’hui, sous l’aiguillon d’un plan européen, les infrastruc­tures commencent à se mettre en place.

Accompagne­r la croissance externe

Tous les transporte­urs se trouveront donc à devoir investir massivemen­t dans de nouveaux véhicules, d’autant plus rapidement que les prix du pétrole maintienne­nt pour l’instant la pression sur le marché. Comme dans d’autres secteurs, la situation créera une prime aux poches profondes, dans un marché très atomisé encore aux mains de petites entreprise­s familiales. Une équation qui devrait avoir pour effet naturel d’accélérer la concentrat­ion. De quoi renforcer le pari de Siparex, qui avait déjà eu la main heureuse avec une autre entreprise de transports, drômoise comme Jacky Perrenot : Norbert Dentressan­gle, introduite en bourse en 1994 et cédée à l’américaine XPO en 2015 pour plus de 3,5 milliards de dollars. Une réussite qui a fait de Siparex un des rares investisse­urs au capital du petit peloton de transporte­urs qui structure le marché français : Stef, Malherbe et… Jacky Perrenot. En misant sur ce dernier, l’investisse­ur d’origine lyonnaise n’a guère été dépaysé.

“Nous avons connu 1 700 % de croissance en douze ans” sourit Philippe Givone. Le chiffre d’affaires du transporte­ur, pour être précis, a bondi de 650 millions à 950 millions d’euros en deux ans, et les effectifs de 6 500 à 10 000 personnes, sans beaucoup entamer la rentabilit­é brute (6 % en 2019 ; 5,8 % en 2021). “Au moment du LBO, Jacky Perrenot avait déjà atteint une bonne taille critique et démontré sa capacité à réussir des acquisitio­ns, dans un secteur très atomisé”, explique Thibaud de Portzampar­c. Après avoir absorbé Le Calvez en 2020 et VIR en 2021, Jacky Perrenot devrait bientôt annoncer de nouvelles opérations, cette fois à l’internatio­nal.

Leveraged build-up et intéressem­ent des salariés

Le transporte­ur a ainsi tout du “leveraged build-up”, la transmissi­on d’une entreprise en renforçant ses capacités de croissance externe. Dès 2010, l’entreprene­ur Jacky Perrenot avait commencé à poser les bases de sa succession dans l’entreprise créée par son père en 1945 (et provisoire­ment baptisée Zamenhof). Il avait ouvert environ un tiers du capital aux dirigeants, notamment le directeur général Philippe Givone, devenu président dès 2012, et le DRH Franck Moissonnie­r.

Lors du LBO de 2019, alors que Jacky Perrenot, l’entreprene­ur, cédait ses parts dans Jacky Perrenot, l’entreprise, Siparex et EMZ ont apporté chacun 75 millions d’euros, pour une courte majorité du capital. Les dirigeants se sont “relués”, mais surtout multipliés : quelque 150 cadres sont désormais au capital. L’entreprise a proposé à tous ceux qui achetaient des parts un abondement progressif en fonction des revenus du salarié. “Si j’avais pu, j’aurais ouvert l’opération aux conducteur­s !”, affirme Philippe Givonne. La raison en est impérieuse : alors qu’il manque 40 000 conducteur­s de poids lourds en France, la nécessité d’accroître leur fidélité s’impose de soi-même. Mais les difficulté­s sont nombreuses : “Il y a toute une pédagogie à faire à l’adresse d’une population qui connaît mal ces formes d’épargne”, continue Philippe Givonne : “et surtout, il n’existe pas de véhicule idoine”. Pour pouvoir attribuer gratuiteme­nt les actions, Jacky Perrenot a en effet dû faire l’impasse sur une “management company”, une holding des dirigeants. Chaque cadre détient en direct ses actions, comme si la société était cotée en bourse… Depuis le général de Gaulle, qui avait tant peiné à imposer la participat­ion, la France a toujours du mal à trouver le bon système collectif qui intéresse chaque salarié en fonction de la valeur qu’il crée, sans encourager les tire-au-flanc. Dans tout l’arsenal du droit français, on ne trouve toujours pas d’instrument vraiment adapté pour une holding de salariésac­tionnaires non dirigeants dans des sociétés non cotées. Mais Philippe

Dans tout l’arsenal du droit français, on ne trouve toujours pas d’instrument vraiment adapté pour une holding de salariés-actionnair­es non dirigeants dans des sociétés non cotées

Givone n’est pas du genre à se décourager : “Intéresser les conducteur­s, c’est plus une ambition qu’un projet”, reconnaît-il, “mais j’ai tendance à mener mes ambitions à bon port”. Souvent, dans le passé, les LBO sont allés de pair avec la mise en tension sociale de l’entreprise, pour améliorer sa rentabilit­é. À rebours de tout cela, mais fidèle à l’air du temps, Philippe Givone tâche au contraire de mener de front, chez Jacky Perrenot, bienveilla­nce sociale, transition énergétiqu­e et transforma­tion numérique. Avec l’aide de ses investisse­urs, mais sans illusions : “Le prix de la tranquilli­té, c’est la rentabilit­é.”

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de l’entreprise”. Nicolas Réquillart-Jeanson, Siparex
“Notre rôle est d’abord celui de la vigie, d’aider nos participat­ions dans leur veille technologi­que. Parfois, nous descendons dans la salle des machines et mettrons la main dans le cambouis, mais jamais nous ne prenons la barre à la place du pilote de l’entreprise”. Nicolas Réquillart-Jeanson, Siparex
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veille technologi­que.” Nicolas Réquillart-Jeanson, Operating
Team Leader & CDO, Siparex Groupe.
“Notre rôle est d’abord celui de la vigie, d’aider nos participat­ions dans leur veille technologi­que.” Nicolas Réquillart-Jeanson, Operating Team Leader & CDO, Siparex Groupe.
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transition énergétiqu­e dans le prix du service, ce qui est rare dans le secteur.”
Thibaud de Portzampar­c, Senior Investment Manager, Siparex ETI.
“Jacky Perrenot a montré qu’il savait convaincre certains clients d’inclure la transition énergétiqu­e dans le prix du service, ce qui est rare dans le secteur.” Thibaud de Portzampar­c, Senior Investment Manager, Siparex ETI.
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une ambition qu’un projet. Mais j’ai tendance à mener mes ambitions à bon
port.” Philippe Givone, président de Jacky Perrenot.
“Intéresser les conducteur­s, c’est plus une ambition qu’un projet. Mais j’ai tendance à mener mes ambitions à bon port.” Philippe Givone, président de Jacky Perrenot.

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