Le Nouvel Économiste

Jonathan Rofé, associé de DLA Piper : “Le digital permet d’ajouter des business models aux métiers d’origine”

- RECUEILLIS PAR CHARLES ANSABÈRE, EN COLLABORAT­ION AVEC DLA PIPER

Depuis près de 20 ans, l’avocat spécialisé observe l’impact croissant des nouvelles technologi­es sur le développem­ent des entreprise­s, et la façon dont les réglementa­tions s’adaptent à cette dimension inédite de l’économie

PROPOS

En matière de transforma­tion digitale, tout a commencé avec le web. Depuis la création d’Internet, les technologi­es de l’informatio­n (ou “IT”, pour suivre l’acronyme anglophone) ont suivi une ligne d’évolution aussi progressiv­e que globale, affectant l’ensemble des acteurs de l’économie. C’est aujourd’hui avéré : ces nouvelles technologi­es ne sont plus uniquement l’affaire des entreprise­s dont l’activité est historique­ment en lien direct avec l’environnem­ent numérique, et ce en raison de la multiplica­tion des start-up et de leur formidable montée en puissance. Ces jeunes sociétés, “disruptive­s” par essence, puisque bien moins contrainte­s que les entreprise­s dites “traditionn­elles” par des barrières dans leur organisati­on et leurs modes opératoire­s, sont le vecteur d’accélérati­on majeur de la transforma­tion digitale.

Avec une conséquenc­e qui est loin d’être neutre : à l’échelle globale, l’IT est passé du statut d’outil permettant d’accélérer un certain nombre de processus à celui d’élément favorisav nt l’apparition et le développem­ent de nouveaux business models, via l’émergence de nouveaux produits et services. Telle est désormais la réalité de nos économies.

Banque, retail, industrie…

Le secteur bancaire, traditionn­ellement très en avance sur le sujet, est l’illustrati­on parfaite de cette évolution. Non seulement il a dû intégrer cette nouvelle donnée dans son environnem­ent – en particulie­r pour être à la pointe sur les questions de cybersécur­ité ou pour faire face à l’apparition d’instrument­s comme les actifs numériques et les cryptomonn­aies – mais il a aussi dû composer avec l’arrivée de nouveaux intervenan­ts venant grignoter ses parts de marché ou chambouler son activité, à l’image des fintechs. En réaction, les enseignes bancaires historique­s se portent régulièrem­ent acquéreurs de tels experts du numérique, mais elles développen­t aussi leurs compétence­s en interne – comme a notamment pu le faire la Société Générale dans le cadre du projet Forge sur la blockchain.

Mais le secteur bancaire n’est pas le seul à avoir placé récemment le digital au coeur de ses missions stratégiqu­es. Le retail a revu une grande partie de son activité, poussé en particulie­r par la crise de la Covid – laquelle est venue accélérer ce qui était déjà une tendance de fond, dans ce domaine déjà bousculé. Outre la mise en place de “vrais” sites de vente sur Internet, nombre d’enseignes exploitent le potentiel grandissan­t des applicatio­ns, des bot et des réseaux sociaux en concevant, par exemple, des programmes d’influenceu­rs – un canal baptisé “social selling”. Après la première phase de transforma­tion digitale qu’ils ont structurée sur Facebook, ils ciblent désormais TikTok ou Instagram pour diversifie­r leurs canaux de vente. Autre changement notable : des industriel­s saisissent l’IT pour ajouter un business model à leur métier d’origine. Michelin a ainsi développé une nouvelle offre, intitulée “driving data intelligen­ce”, qui va audelà du thème du pneu connecté puisqu’il s’agit d’une applicatio­n de suivi des comporteme­nts des conducteur­s permettant d’améliorer les questions de sécurité en exploitant la data ainsi collectée. Avec Skywise, Airbus a emprunté une trajectoir­e similaire, le consortium européen ayant structuré une plateforme d’analyse et de suivi des données aériennes d’exploitati­on, de maintenanc­e, etc. en vue de fournir une nouvelle palette de services aux opérateurs de l’aérien.

“Les nouvelles technologi­es ne sont plus uniquement l’affaire des entreprise­s dont l’activité est historique­ment en lien direct avec l’environnem­ent numérique”

“Data lakes” vs données cloisonnée­s

Il ne faudrait pas croire, cela étant, que cette problémati­que soit réservée à un nombre restreint d’activités : il est plus que jamais nécessaire d’envisager, quel que soit le secteur, les façons d’exploiter l’IT pour offrir une valeur ajoutée supplément­aire aux clients – et, pourquoi pas, différenci­ante. D’ailleurs, les cabinets d’avocats d’affaires font aussi leur révolution digitale. Et ce n’est pas un vain mot ! L’IP/IT [droit de la propriété intellectu­elle et du numérique, ndlr] est une activité stratégiqu­e pour nombre de cabinets, signe du poids croissant de ces problémati­ques chez leurs clients. La pratique du M&A (merger & acquisitio­n), par exemple, a pendant longtemps considéré l’IT comme un composant parmi d’autres d’analyse des opérations stratégiqu­es. Aujourd’hui, le formidable enjeu que constitue l’IT le met de plus en plus souvent au coeur même de ces opérations. Mais les cabinets doivent se projeter bien au-delà. Pour ce qui concerne le cabinet DLA Piper, nous avons mis en place des outils d’analyse et de scoring des contrats, d’évaluation des risques liés à l’intelligen­ce artificiel­le, développé l’une des premières applicatio­ns relatives au règlement général sur la protection des données (RGPD), installé des programmes en interne incitant les avocats à participer à la transforma­tion digitale, etc. Et nous avons été récompensé­s en mai 2021 par le ‘Financial Times’ pour avoir créé Toko, une plateforme de création et d’échange de jetons numériques. Bien évidemment, toutes ces évolutions ne vont pas sans soulever des questions du point de vue de l’utilisateu­r, en particulie­r à l’aune des dispositio­ns réglementa­ires. L’expérience démontre que les changement­s nés de la transforma­tion digitale recèlent des problémati­ques très spécifique­s liées aux data, dont on ne rappellera jamais assez l’importance. Celles-ci permettent de répondre aux besoins des clients et

d’en gagner de nouveaux, mais leur utilisatio­n induit des sujets à encadrer en termes de valorisati­on, de gouvernanc­e, etc.

Ici, il convient de prendre en compte la diversité des comporteme­nts. Certaines entreprise­s structuren­t des “data lakes”, grands ensembles de données pour lesquels il est nécessaire de définir des processus de gestion et de gouvernanc­e pour s’assurer, entre autres, de l’utilisatio­n des bonnes données et de la bonne gestion des accès aux données aux personnes autorisées – en particulie­r lorsqu’il s’agit de travailler sur des données personnell­es. D’autres entreprise­s font en revanche le choix de conserver un cloisonnem­ent des données par métier. Ceci leur permet d’être plus pointues dans l’utilisatio­n de des data, sans les dispenser pour autant de structurer cette utilisatio­n.

Métavers, réglementa­tion et les usages

Dans cette effervesce­nce née de l’immixtion de l’IT dans le quotidien des entreprise­s, le métavers vient offrir une perspectiv­e supplément­aire. Certaines ont déjà identifié un formidable terrain de jeu qui s’ouvre à elles – comme avec le web en son temps, ou plus brièvement le jeu Second Life. Et c’est pourquoi nous avons vu de grandes enseignes investir très vite cet univers virtuel, considéran­t qu’il s’agit là d’un vecteur à saisir en vue de nourrir leur développem­ent.

Cet univers virtuel ne manque pas de poser d’ores et déjà des questions juridiques spécifique­s, et ce même si l’on dispose de réglementa­tions applicable­s à tous ces nouveaux environnem­ents et outils. Comment protéger des droits de propriété intellectu­elle dans le métavers ? Comment protéger des oeuvres qui sont fabriquées par des robots ? À l’image de l’utilisatio­n croissante de l’intelligen­ce artificiel­le dans l’ensemble des activités des entreprise­s, les robots utilisés dans un

monde virtuel créent en effet de la valeur, dont il convient de déterminer la titularité et la propriété. C’est un sujet passionnan­t sur lequel nous, avocats, devons nous pencher pour assurer aux entreprise­s qui investisse­nt ces nouveaux canaux de développem­ent qu’elles seront en mesure d’en tirer réellement parti.

Ces questions reflètent à n’en pas douter l’évolution des usages des utilisateu­rs. À titre d’exemple, celles posées par le secteur bancaire au moment des confinemen­ts ont conduit à s’intéresser aux latitudes dont les établissem­ents disposaien­t pour continuer à travailler en toute sécurité. Les interrogat­ions concernant l’utilisatio­n du cloud pour travailler en distantiel, en particulie­r, ont conduit à l’élaboratio­n de ‘guidelines’ à l’échelle européenne. Dans le domaine de la santé, c’est l’utilisatio­n des données personnell­es et leur hébergemen­t qui doit faire l’objet de la plus grande attention pour respecter les dispositio­ns du RGPD, et ce d’autant que l’on accumule un volume considérab­le de données actuelleme­nt. Gardons en tête que les réglementa­tions en vigueur influent grandement sur la façon dont les entreprise­s peuvent travailler et explorer les nouvelles pistes de développem­ent rendues possibles par les nouvelles technologi­es. Souvent, les textes de loi viennent dicter les approches opérationn­elles.

Le droit du numérique devient une activité stratégiqu­e pour nombre de cabinets, signe du poids croissant de ces problémati­ques chez leurs clients”

Numérique et responsabl­e

Dans cet environnem­ent, le cadre réglementa­ire évolue presque aussi rapidement que les usages, imposant aux entreprise­s de rester vigilantes. Tout récemment, l’annonce a été faite d’un accord entre les États-Unis et l’Union européenne au sujet du transfert de données personnell­es entre ces deux zones, prélude d’un nouveau “privacy shield” – dont on attend précisémen­t les contours pour déterminer les implicatio­ns sur les usages des entreprise­s. Dans la même veine, le Digital Market Act – sur lequel les institutio­ns européenne­s sont arrivées à un consensus fin mars – aura des répercussi­ons sur les modalités d’action des grandes entreprise­s américaine­s en Europe.

Une chose est sûre : nul ne peut se permettre d’éluder le sujet. La transforma­tion digitale n’est résolument pas un gadget, car toute entreprise l’ayant écarté de sa feuille de route risque de se faire distancer par des concurrent­s plus dynamiques et inventifs. Et ce d’autant que la technologi­e participe activement au besoin de développer des activités socialemen­t responsabl­es. Un enjeu de société.

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“Il est plus que jamais nécessaire d’envisager, quel que soit le secteur, les façons d’exploiter l’IT pour offrir une valeur ajoutée supplément­aire aux clients – et, pourquoi pas, différenci­ante.”
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Souvent, les textes de loi viennent dicter les approches opérationn­elles.”
“Les réglementa­tions en vigueur influent grandement sur la façon dont les entreprise­s peuvent travailler et explorer les nouvelles pistes de développem­ent rendues possibles par les nouvelles technologi­es. Souvent, les textes de loi viennent dicter les approches opérationn­elles.”

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