Le Nouvel Économiste

Olivier Millet: “Un actionnari­at fort est nécessaire pour transforme­r l’entreprise”

- PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN ROGNETTA

Olivier Millet est membre du directoire d’Eurazeo, où il dirige l’activité Small-mid buyout. Ancien président de France Invest et membre du comité exécutif du Medef, il a été le premier en France à formuler le lien entre investisse­ment à long terme et critères environnem­entaux, sociaux et de gouvernanc­e (ESG). Face à la Covid-19, il plaide pour un nouveau rôle du capitalinv­estissemen­t, appelé à financer la transforma­tion numérique, la transition environnem­entale, l’engagement social et la nouvelle gouvernanc­e des entreprise­s. Programme détaillé.

Il semble désormais clair que nous sommes condamnés à vivre avec le virus pendant plusieurs années. Quelles conséquenc­es faut-il en tirer pour l’économie ?

La crise a déjà bouleversé le rapport à la consommati­on et au travail mais avant d’entrer dans les détails, il faut faire un pas de côté. La covid et le réchauffem­ent climatique causent des souffrance­s et des destructio­ns d’une gravité qui dépasse de loin les questions économique­s. En

revanche, la mobilisati­on qu’elles provoquent a des conséquenc­es directes pour nous, entreprene­urs et investisse­urs. D’un seul coup, au printemps 2020, le pays s’est uni et le génie français s’est mis en route. Dans quelques années, on mesurera à quel point la promptitud­e de la réaction des pouvoirs publics a sauvé la France et combien l’injection européenne d’argent public va transforme­r le continent.

À l’été 2020, l’énergie vouée à la survie dans les premiers mois de la crise s’est tournée vers le développem­ent. Dix-huit mois et cinq vagues épidémique­s plus tard, et même si elle se transforme en lassitude, les résultats sont là. Les objectifs de transforma­tion numérique que les entreprise­s s’étaient fixés à trois ou cinq ans ont été atteints en un an.

La même énergie circule aussi bien dans les start-up que dans les entreprise­s traditionn­elles. Une nouvelle organisati­on de l’entreprise est en train de s’imposer. Longtemps, certains se sont crus dans un jeu un peu abstrait, hors sol, “autonormé”. Il a fallu la crise pour que l’on redécouvre qu’il y a des êtres humains, consommate­urs et producteur­s, à chaque bout de la chaîne économique. Il est fascinant d’observer cette mutation, rapide et massive, de toutes les entreprise­s… Quelle que soit la durée de la pandémie, elle ne s’arrêtera plus.

Quel rôle jouent les investisse­urs en capital dans cette transforma­tion ?

Les entreprene­urs ont pris conscience de la nécessité d’accélérer leur mue, sous peine de disparaîtr­e. Mais un actionnari­at fort est nécessaire pour transforme­r l’entreprise, et c’est là que le private equity a un rôle à jouer. Quand nous entrons au capital d’une entreprise, nous commençons par estimer sa situation technologi­que… et nous permettons de combler le retard quand cela est nécessaire. De même, nous estimons la facture carbone et finançons la transition. À court terme, il est en effet possible de rentrer au capital d’une entreprise et revendre avant que le coût carbone n’ait bouleversé le modèle économique. Mais quand on investit pour 5 ans, la stratégie de décarbonat­ion est un critère essentiel. Et il en va de même pour les critères

Il a fallu la crise pour que l’on redécouvre qu’il y a des êtres humains, consommate­urs et producteur­s, à chaque bout de la chaîne économique. Il est fascinant d’observer cette mutation, rapide et massive, de toutes les entreprise­s…

sociaux et de gouvernanc­e : à long terme, une entreprise qui manque de diversité ne saura pas s’adapter au monde… Pour le capital-investisse­ment, les critères ESG (environnem­ent, social, gouvernanc­e) ne sont pas une mode, mais un impératif.

Le réchauffem­ent climatique global ne remet-il pas en cause la croissance économique ?

Non, car de nombreuses évolutions sont déjà lancées, du numérique (la 6G, l’informatiq­ue quantique) à l’agricultur­e et la nouvelle alimentati­on… Et une fois que la transition des modèles économique­s et les nouvelles normes comptables seront en place, tous les secteurs sont promis à un fort développem­ent.

Bien sûr, certaines entreprise­s vont disparaîtr­e pendant la transition. Mais pour la plupart, elles trouveront – et ont commencé à trouver – des trajectoir­es de décarbonat­ion. Dans des cas de plus en plus nombreux, la croissance de l’activité n’entraîne plus une augmentati­on des émissions de carbone.

En revanche, il faut désormais inclure la lutte contre les pénuries et la responsabi­lité environnem­entale, sociale et sociétale dans le calcul de la taille optimale de l’entreprise. On voit bien les dimensions des entreprise­s qui réussissen­t dans le monde… Les acquisitio­ns se sont beaucoup accélérées pendant les dix dernières années, et cette dynamique ne va pas s’arrêter. Au contraire, elles forment aujourd’hui le principal levier par lequel la mondialisa­tion peut se poursuivre.

Or la France n’est pas si mal placée. Nous sommes le pays de l’Union européenne où le private equity lève le plus d’argent, largement devant l’Allemagne. Pour l’heure, nous ne comptons que 7 000 à 8 000 entreprise­s moyennes (ETI) contre 12 000 en Allemagne. Je prends le pari que cet ordre s’inversera en dix ans.

Concrèteme­nt, comment la taille peut-elle permettre de pallier les pénuries ?

Prenons l’exemple de la pénurie la plus critique d’entre toutes : les ressources humaines. Tout fait défaut aux entreprise­s : les bras comme les talents, les chauffeurs routiers comme les ingénieurs. Le besoin de nouvelles compétence­s est devenu gigantesqu­e, et le capital humain manque partout.

Les entreprise­s doivent participer à la nécessaire formation des compétence­s. La question n’est pas si nouvelle en vérité : longtemps, IBM a embauché des ajusteurso­utilleurs, que son école de formation interne transforma­it en électronic­iens, puis en informatic­iens. Aujourd’hui, l’intérêt bien compris des entreprise­s et de leurs actionnair­es, c’est de favoriser les

formations internes.

De même, face aux difficulté­s de recrutemen­t dans l’agricultur­e, dans les cafés, hôtels et restaurant­s, ou encore dans le transport routier, il faut mobiliser les réservoirs de main-d’oeuvre existants. Mais il faudra pour cela aller plus loin que la réforme de l’apprentiss­age et de l’assurance chômage.

L’État – et le pays tout entier – ne peuvent que gagner à simplifier le dédale administra­tif et créer une véritable dynamique commune avec les entreprise­s. Il y a un très beau précédent où la puissance publique s’allie à l’argent privé : la création de Bpifrance, qui a donné l’impulsion nécessaire à l’éclosion de la French Tech.

C’est la meilleure incarnatio­n du nouveau rôle de l’État, régulateur, organisate­ur et incitateur…

Les entreprise­s sont-elles prêtes à jouer un tel rôle dans l’intérêt général ? Cela n’implique-t-il pas des changement­s profonds dans l’esprit même des dirigeants ?

Certes, mais la gouvernanc­e des entreprise­s s’améliore d’année en année ! Le patron de droit divin existe encore, mais il se fait plus rare. Les actionnair­es ont imposé un premier choc de transparen­ce, et le mouvement #metoo est venu compléter l’oeuvre. Aujourd’hui, le consensus est que seul un

vrai projet collectif peut attirer les talents. Et qu’il doit se fonder sur une déontologi­e interne, sur la diversité des dirigeants, sur le partage de la valeur, sur le respect de l’environnem­ent et de la biodiversi­té, aussi bien que sur les perspectiv­es de croissance et de développem­ent. Tous ces facteurs trouvent un écho de haut en bas de la pyramide de l’entreprise. Or, ce qui fidélise les talents incite les actionnair­es à renforcer leur soutien…

D’un mot : au-delà de la transforma­tion numérique et de la transition environnem­entale et sociale, ce qui se prépare, face à la Covid-19 et à la crise climatique, c’est une véritable mutation du capitalism­e. Nous devons tous nous y préparer.

Pour le capitalinv­estissemen­t, les critères ESG ne sont pas une mode, mais un impératif”

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“On voit bien les dimensions des entreprise­s qui réussissen­t dans le monde… Les acquisitio­ns forment aujourd’hui le principal levier par lequel la mondialisa­tion peut se poursuivre.”
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“Le patron de droit divin existe encore, mais il se fait plus rare. Aujourd’hui, le consensus est que seul un vrai projet collectif peut attirer les talents.”

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