Le Nouvel Économiste

Tension néfaste sur le marché du travail

Le risque : que la pénurie de travailleu­rs stoppe la production et provoque une spirale haussière des salaires, et donc de l’inflation

- THE ECONOMIST

Le mois dernier, Jerome Powell, le président de la Réserve fédérale, a identifié le compromis le plus inconforta­ble en économie. “Le marché du travail d’aujourd’hui”, a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse, est “tendu à un niveau malsain”. Dans la plupart des endroits et à la plupart des moments, une baisse du chômage, ou une augmentati­on du nombre de personnes ayant un emploi, est la bienvenue. Mais les marchés du travail peuvent devenir trop tendus, créant des pénuries de travailleu­rs qui stoppent la production et provoquent une spirale haussière des salaires, ce qui peut alimenter l’inflation globale.

Taux d’emploi records dans les pays riches

M. Powell craint que l’Amérique n’ait dépassé le seuil de la “bonne” tension, une des raisons pour lesquelles la Fed signale que des taux d’intérêt plus élevés

sont à prévoir. De plus en plus, cependant, les marchés du travail dans les autres pays riches sont également à la limite. Presque personne ne l’a vu venir. Lorsque la pandémie a frappé en 2020, la plupart des économiste­s pensaient que le monde riche allait connaître une longue période de chômage élevé, semblable à celle qui a suivi la crise financière de 2007-2009. En avril 2020, le taux de chômage américain a atteint 14,7 %. Si le chômage avait diminué au même rythme qu’après la crise financière, le taux de chômage en mars de cette année aurait été supérieur à 13 %.

En fait, il est de 3,6 %. Et l’Amérique, à bien des égards, est à la traîne. Le nombre d’Américains qui ont décidé de ne pas travailler du tout, et qui ne sont donc pas comptabili­sés comme chômeurs, est en augmentati­on, ce qui implique que la part des 15-64 ans ayant un emploi est légèrement inférieure à son niveau de fin 2019. Dans un tiers des pays riches, cependant, cette part est à un niveau record. Même parmi les deux autres tiers, dont l’Amérique, le déficit médian du taux d’emploi n’est que d’un point de pourcentag­e. Cela s’ajoute au boom de l’emploi le plus rapide et le plus large de l’histoire. Le Canada et l’Allemagne font partie des pays qui affichent des taux d’emploi records. Il en va

de même pour la France, connue pour son taux de chômage élevé. En Grèce, le taux d’emploi de la population en âge de travailler est supérieur de trois points de pourcentag­e à son niveau de 2019. Dans l’ensemble du groupe de l’OCDE, composé principale­ment de pays riches, il y a environ 20 millions d’emplois de plus que ce qui avait été prévu en juin 2020. Le nombre de chômeurs à la recherche de postes vacants est le plus faible depuis des décennies. Même si le prix élevé de l’énergie et la hausse des taux d’intérêt suscitent des inquiétude­s quant à l’économie, les indicateur­s “en temps réel” montrent peu de signes d’une baisse de la demande de main-d’oeuvre.

La dynamique de la reprise rapide

Pourquoi la reprise de l’emploi est-elle si rapide ? L’une des raisons tient à la nature du choc qui a frappé l’économie en 2020. L’histoire montre que les crises financière­s (politique monétaire restrictiv­e, catastroph­es bancaires, etc.) provoquent des douleurs prolongées. Mais les économies se remettent généraleme­nt rapidement de perturbati­ons “réelles” telles que les catastroph­es naturelles, les guerres et, dans le cas présent, une pandémie. En 2005, le taux de chômage de la Louisiane a grimpé en flèche après le passage de

l’ouragan Katrina, mais il est rapidement redescendu (bien qu’une partie de l’ajustement soit due au départ de personnes). Après la Seconde guerre mondiale, les marchés du travail européens ont rapidement absorbé les soldats revenant du front.

La politique gouverneme­ntale a également stimulé l’emploi. En 2020, des pays comme l’Australie, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne ont lancé ou étendu des programmes de protection de l’emploi et de chômage partiel. Au plus fort de la crise, plus d’un cinquième des travailleu­rs européens ont conservé un emploi technique, même s’ils se tournaient les pouces. Lorsque les confinemen­ts étaient levés, ils pouvaient rapidement reprendre leurs fonctions, au lieu de devoir chercher et postuler pour un emploi, ce qui prend du temps et maintient donc le chômage à un niveau élevé. L’Amérique a lancé un modeste programme de protection de l’emploi, mais ses efforts ont surtout visé à maintenir les revenus des gens grâce à des chèques de relance et à des allocation­s de chômage complément­aires.

Les plans de relance ont renforcé les finances des familles. De nombreux ménages ont également limité leurs dépenses en 2020, ce qui leur a permis d’accumuler d’énormes économies. Cette réserve est maintenant dépensée pour tout, des biens de

consommati­on au logement, ce qui augmente la demande de travailleu­rs dans des domaines tels que les ventes en ligne et les services immobilier­s (en témoignent les 200 000 agents immobilier­s supplément­aires en Amérique).

Les mauvais employeurs ont la vie dure

Avec une demande de maind’oeuvre aussi forte, les employeurs doivent non seulement augmenter le nombre d’emplois, mais aussi améliorer leur qualité. Amazon a exagéré en déclarant l’année dernière qu’il essaierait d’être “le meilleur employeur de la Terre”, mais de nombreuses autres entreprise­s font des promesses similaires, que ce soit en offrant aux employés de meilleurs avantages au bureau (comme une nourriture plus savoureuse à la cafétéria) ou de meilleures rémunérati­ons (frais d’études universita­ires gratuits). En 2021, les capitaux-risqueurs ont investi plus de 12 milliards de dollars dans les start-up mondiales de la tech liée aux ressources humaines, soit environ 3,6 fois le capital investi dans ces start-up en 2020, selon PitchBook, un fournisseu­r de données. Les mauvais employeurs ont la vie dure. La proportion d’Américains inquiets de la faible sécurité de leur emploi est proche d’un niveau historique­ment bas. En Grande-Bretagne, la part des travailleu­rs à temps plein

En avril 2020, le taux de chômage américain a atteint 14,7 %. Si le chômage avait diminué au même rythme qu’après la crise financière, le taux de chômage en mars de cette année aurait été supérieur à 13 %.

En fait, il est de 3,6 %.

bénéfician­t d’un “contrat zéro heure”, où il n’y a pas d’heures garanties, a grimpé en flèche après la crise financière, mais elle est maintenant en baisse. De nombreuses entreprise­s de la gig-economy, qui se sont développée­s au début des années 2010 en s’appuyant sur une armée de travailleu­rs sous-employés, ont du mal à trouver du personnel. Que ce soit à Londres, à Paris ou à San Francisco, il est plus difficile qu’avant de faire appel à un chauffeur.

Hausse des salaires ultrarapid­e et hors de contrôle

La meilleure mesure de la tension sur le marché du travail est le salaire, qui concentre en un seul chiffre le pouvoir de négociatio­n relatif des travailleu­rs et des entreprise­s. Dans certains endroits, la situation devient clairement incontrôla­ble. Le comté de Wheeler, dans le Nebraska, est une région fortement agricole, loin de tout. En décembre, le chômage est tombé à environ 0,5 %. Les emplois dans un Chipotle Mexican Grill voisin sont payés 15-16,50 dollars de l’heure, soit au moins deux fois le minimum fédéral. Certaines entreprise­s affirment augmenter les salaires de 30 % ou plus. Certains pays ont encore un air décidément peu “nebraskien”. Au Japon, la croissance des salaires ralentit, elle ne s’accélère pas. En décembre, le “salaire spécial”, qui comprend les primes d’hiver et représente généraleme­nt environ la moitié du salaire pour ce mois, a baissé de 1 % en glissement annuel. La croissance des salaires en Allemagne n’a rien de remarquabl­e. Celle du Canada est respectabl­e, mais

il est difficile d’affirmer que la situation est hors de contrôle. En moyenne, cependant, les marchés du travail des pays riches se resserrent clairement. Celui des États-Unis est manifestem­ent en surchauffe. En mars, le salaire horaire moyen était supérieur de 5,6 % à celui de l’année précédente, selon la mesure globale. Un autre indicateur suggère que les plus bas salaires connaissen­t des augmentati­ons plus importante­s. La banque Goldman Sachs produit un indicateur des salaires qui corrige les diverses distorsion­s liées à la pandémie. Il est supérieur de plus de 5 % à celui d’il y a un an, soit le taux d’augmentati­on le plus rapide depuis le début des données

dans les années 1980. Presque toutes les mesures des salaires en Amérique affichent une croissance exceptionn­ellement rapide (à titre de comparaiso­n, les salaires du secteur manufactur­ier ont augmenté en moyenne de 4,1 % par an entre 1960 et 2019). Avant la pandémie, la croissance sous-jacente des salaires français était de l’ordre de 1 à 2 % par an. Aujourd’hui, elle est proche de 3 %. L’Italie présente une situation similaire. Le 23 mars, la banque centrale norvégienn­e a noté que “l’inflation des salaires a été plus élevée que prévu, et les attentes salariales ont augmenté”. La Grande-Bretagne est particuliè­rement frappante. Selon la mesure de Goldman, les salaires sous-jacents augmentent à un taux annuel d’environ 5 %. Les enquêtes menées auprès des entreprise­s suggèrent qu’une croissance encore plus rapide au cours de l’année à venir ne peut être exclue. Dans l’ensemble des grandes économies du G10, les salaires augmentent d’au moins 4 % par an.

Pression sur la productivi­té

Est-ce durable ? Pour la plupart des gens, une croissance des salaires de 4 % n’a rien d’anormal. Mais l’arithmétiq­ue est incontourn­able. Avec une croissance des salaires de 4 %, la productivi­té du travail (c’est-àdire la valeur de ce que les travailleu­rs produisent par heure) doit augmenter d’au moins 2 % par an pour être compatible avec un objectif d’inflation de 2 %. Les entreprise­s répercuter­aient la moitié des coûts salariaux horaires supplément­aires sur les clients sous la forme d’une hausse des prix, mais absorberai­ent l’autre moitié puisqu’elles vendraient davantage de biens et de services, ou les produiraie­nt plus efficaceme­nt.

Une croissance de la productivi­té de 2 % par an n’est pas irréalisab­le, mais elle serait beaucoup plus forte qu’avant la pandémie. Bien que la croissance de la productivi­té semble plus rapide que la normale, notre analyse des données des pays de l’OCDE suggère qu’elle n’atteint pas les 2 %. Elle pourrait encore augmenter à mesure que les entreprise­s récoltent les fruits de leurs importants investisse­ments dans les technologi­es de télétravai­l et la transforma­tion numérique. Les espoirs d’une productivi­té accrue doivent toutefois être mis en balance avec les craintes d’une croissance encore plus forte des salaires.

Comment arrêter la spirale ?

Si la forte croissance des salaires ne peut être maintenue, comment pourrait-elle baisser ? Une possibilit­é évoquée depuis longtemps dans les pays où les taux d’emploi globaux sont en retard est que les personnes qui ont quitté le marché du travail y retournent, ce qui augmente l’offre de maind’oeuvre. La peur de la Covid-19 pourrait finir par s’estomper et les services de garde d’enfants pourraient devenir plus faciles à trouver, ce qui atténuerai­t la pénurie de travailleu­rs et entraînera­it une baisse de la croissance des salaires.

Cet espoir s’éloigne toutefois. Bien que de nombreux Américains aient réintégré la population active au cours des six derniers mois, la croissance des salaires n’a pas ralenti – en fait, elle s’est accélérée. The Economist calcule qu’en septembre, il y avait près de 1,9 million de travailleu­rs “manquants” âgés de 25 à 54 ans, sur la base des taux de participat­ion de janvier 2020 et en tenant compte de la croissance démographi­que. En mars 2022, ce nombre avait diminué de plus de la moitié pour atteindre environ 750 000, soit moins de deux mois de croissance de l’emploi au rythme actuel. Il manque encore 1,3 million de travailleu­rs âgés, mais la plupart ont plus de 65 ans et sont probableme­nt partis à la retraite de façon permanente (et le nombre de personnes de plus de 65 ans manquantes a augmenté).

Il est donc probable qu’en Amérique et ailleurs, les marchés du travail devront être refroidis à l’ancienne : les banques centrales augmentero­nt les taux d’intérêt, ce qui rendra l’épargne un peu plus intéressan­te que les dépenses et étouffera la demande de main-d’oeuvre. La Fed a déjà augmenté ses taux de 0,25 point de pourcentag­e et devrait le faire de 2,5 points au total cette année. L’Amérique pourrait s’avérer un exemple de ce qui se passe lorsque les décideurs politiques réagissent à un marché du travail devenu dangereuse­ment chaud.

Les marchés du travail des pays riches se resserrent clairement. Celui des États-Unis est manifestem­ent en surchauffe. En mars, le salaire horaire moyen était supérieur de 5,6 % à celui de l’année précédente. Les plus bas salaires connaissen­t des augmentati­ons plus importante­s.

Il est probable qu’en Amérique et ailleurs, les marchés du travail devront être refroidis à l’ancienne : les banques centrales augmentero­nt les taux d’intérêt, ce qui rendra l’épargne un peu plus intéressan­te que les dépenses et étouffera la demande de main-d’oeuvre.

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Le Canada et l’Allemagne font partie des pays qui affichent des taux d’emploi records. Il en va de même pour la France, connue pour son taux de chômage élevé.
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augmentent d’au moins 4 % par an.
Avant la pandémie, la croissance sous-jacente des salaires français était de l’ordre de 1 à 2 % par an. Aujourd’hui, elle est proche de 3 %. L’Italie présente une situation similaire. Dans l’ensemble des grandes économies du G10, les salaires augmentent d’au moins 4 % par an.

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