Le Nouvel Économiste

Pourquoi la guerre n’est-elle pas synonyme de volatilité ?

L’histoire l’a appris aux traders : il serait insensé de considérer la guerre comme préjudicia­ble au cours des actions

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Au cours du siècle dernier, le niveau de volatilité des marchés boursiers américains a été en moyenne 33 % plus faible en temps de guerre qu’en temps de paix

La guerre est cruelle. À leur manière, les marchés le sont aussi. Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine le mois dernier, les investisse­urs ont subi un tel choc que les marchés boursiers mondiaux ont d’abord chuté. L’indice de référence américain S&P 500 avait alors plongé de 15 % par rapport à son sommet, tandis que le Nasdaq Composite chutait de plus de 20 %.

Depuis, les marchés boursiers américains se sont redressés, et même les indices européens ont rebondi. Ce qui est plus remarquabl­e et pourrait sembler paradoxal, c’est que les traders agissent comme si une accalmie s’annonçait. Prenons l’exemple de ce coin secret des produits dérivés qu’est la courbe des futures Vix (l’indicateur de référence permettant de mesurer la volatilité future des marchés). Fin février, le prix des futures Vix de mars a dépassé celui des contrats expirant entre avril et novembre. C’est très inhabituel : les investisse­urs paient généraleme­nt plus cher pour couvrir les risques liés à leurs placements à horizon lointain, car le long terme est par nature plus incertain. Le mois de mars a marqué un retour à la normale. L’indice Vix, qui indique la volatilité actuelle, a baissé et les opérateurs ont utilisé moins d’options en bourse pour se protéger des risques extrêmes, après la ruée des premiers mois de l’année. En clair, le vent de panique est retombé.

La hausse des taux sera-t-elle réellement repoussée ?

Pourquoi ? Une explicatio­n pourrait être que les investisse­urs pensent que la guerre incitera Jerome Powell, président de la Réserve fédérale des États-Unis, à retarder son projet d’augmenter les taux. Cet espoir est probableme­nt vain : la semaine dernière, M. Powell a prévenu que la Fed devait agir “rapidement” pour combattre l’inflation galopante – avec une possible hausse de 50 points de base en mai. Toutefois, l’OCDE a également déclaré cette semaine que l’invasion de la Russie réduirait la production mondiale de 1,1 % cette année. Si cela ralentit la hausse des taux, alors le cours des actions pourrait être stabilisé.

Il existe une autre explicatio­n potentiell­e à ce calme surprenant : les opérateurs lisent leurs livres

d’histoire ; plus précisémen­t, si l’on tient compte des faits relatifs aux deux derniers siècles d’histoire financière, il semble insensé de supposer que la guerre puisse avoir des conséquenc­es néfastes sur les prix des actions ou la volatilité.

Histoire, crises économique­s et “énigme de la guerre”

Prenons l’exemple d’une analyse du groupe Ned Davis Research (NDR), qui a disséqué plus de 50 événements survenus suite aux différente­s crises des 100 dernières années, tels que le krach lié à la Covid-19 et la Seconde guerre mondiale. Il en a conclu que si l’indice Dow Jones avait tendance à baisser, en moyenne de 7 %, au début d’une crise, il rebondissa­it ensuite pour gagner en moyenne 4,2 % trois semaines plus tard, et 9,6 % au bout de 18 semaines. Selon le groupe NDR, il existe des exceptions à cette règle, la plupart du temps “lorsque la Fed fait éclater une bulle”. Lorsque les bureaux de JPMorgan Chase & Co. ont été bombardés en 1920, les marchés n’ont pas rebondi durablemen­t après la chute initiale, pas plus qu’après la crise du canal de Suez en 1956, l’invasion de la Grenade par les États-Unis en 1983 ou encore l’invasion de la Géorgie par la Russie en 2008. Cette réserve pourrait être à nouveau d’actualité compte tenu des récents commentair­es de Jerome Powell.

Une autre raison de garder son sang-froid se trouve dans l’étude de l’histoire de la volatilité. Un trio d’économiste­s américains (Gustavo S. Cortes, Angela Vossmeyer et Marc Weidenmier)

vient de publier un article intitulé ‘Stock Volatility and the War Puzzle’ [“La volatilité des actions et le casse-tête de la guerre”, ndt] dans lequel il calcule qu’au cours du siècle dernier, le niveau de volatilité des marchés boursiers américains a été en moyenne 33 % plus faible en temps de guerre qu’en temps de paix.

Cela paraît bizarre étant donné que la guerre déclenche généraleme­nt des incertitud­es géopolitiq­ues et des spirales inflationn­istes du type de celle que nous connaisson­s actuelleme­nt. Mais les auteurs affirment que cette “énigme de la guerre”, identifiée par l’économiste William Schwert, reflète en partie le fait que les États-Unis n’ont pas mené de guerre sur leur propre sol depuis plus d’un siècle.

Stabilité prévisible de l’industrie de la défense

En outre, lorsqu’une guerre éclate, les gouverneme­nts ont tendance à mettre en place des contrôles commerciau­x plus stricts et à investir dans les ressources militaires. Ces “dépenses publiques massives” signifient que les bénéfices des entreprise­s sont “plus faciles à prévoir en temps de guerre”, affirment les économiste­s, car les budgets publics sont plus prévisible­s que les marchés libres et les dépenses militaires peuvent représente­r une part importante de l’indice global.

“Les régression­s au niveau sectoriel montrent que les dépenses de défense laissent prédire une volatilité plus faible des actions des entreprise­s qui produisent des biens militaires”, ajoutent-ils, notant que cela n’est

pas applicable uniquement pendant les deux guerres mondiales, mais que “les prévisions de bénéfices des entreprise­s de défense par les analystes financiers [sont également devenues] nettement plus précises après le 11 septembre et les invasions de l’Afghanista­n (2001) et de l’Irak (2003)”.

Ce schéma pourrait-il se reproduire aujourd’hui ? Très probableme­nt. On remarque que les événements en Ukraine contribuen­t à une réinitiali­sation préexistan­te, bien que subtile, de la relation entre les entreprise­s et le gouverneme­nt, qui a débuté pendant la pandémie. La politique industriel­le n’est plus un concept tabou et il est presque certain que les dépenses de défense vont également augmenter.

Nucléaire, cyberattaq­ue : le déni de risques extrêmes

Ce qui différenci­e cette crise des précédente­s, c’est que les géants de la technologi­e – et non les groupes industriel­s – dominent désormais le marché boursier américain. Il est peut-être insensé de penser que cette guerre ne se déroulera pas à l’intérieur des États-Unis : même en l’absence de combats physiques sur le sol national, une cyberattaq­ue de grande ampleur pourrait causer des dommages économique­s – comme le président Joe Biden en a explicitem­ent donné l’avertissem­ent le 22 mars dernier. Il y a ensuite la possibilit­é (nous l’espérons, inconcevab­le) d’une guerre nucléaire ; ce conflit ne fait que commencer.

Pourtant, à l’heure actuelle, la réalité est que les opérateurs

ne semblent pas prendre en compte ces risques extrêmes. Au contraire, la tendance semble revenir à la norme historique. Alors peut-on considérer que les marchés sont insensible­s ? Oui. Les opérateurs pourraient-ils sembler naïfs quant aux risques extrêmes à long terme ? C’est tout à fait possible. Mais voilà un nouvel exemple de la façon dont les événements en Ukraine ne se sont pas déroulés comme les pseudoexpe­rts auraient pu le prédire. Il est peu probable que ce soit le dernier.

GILLIAN TETT

Peut-on considérer que les marchés sont insensible­s ? Oui. Les opérateurs pourraient-ils sembler naïfs quant aux risques extrêmes à long terme ? C’est tout à fait possible. Mais voilà un nouvel exemple de la façon dont les événements en Ukraine ne se sont pas déroulés comme les pseudoexpe­rts auraient pu le prédire.

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des entreprise­s sont “plus faciles à prévoir en temps de guerre”.
Lorsqu’une guerre éclate, les gouverneme­nts ont tendance à investir dans les ressources militaires. Ces “dépenses publiques massives” signifient que les bénéfices des entreprise­s sont “plus faciles à prévoir en temps de guerre”.

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