Le Nouvel Économiste

Cinq conseiller­s minuscules pour bien gouverner

Le jardinier, le bouffon, la courtisane, le lettré et le vieillard aux taros : les vrais hommes de l’ombre du pouvoir chinois

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

Pour bien gouverner il suffit presque de cinq personnes : un jardinier, un bouffon, une courtisane préférée, un lettré et un vieillard aux taros.

On trouve ces cinq personnage­s dans les biographie­s officielle­s ou imaginaire­s écrites sous les dynasties Tang et Song, et dont Jacques Pimpaneau présente une petite anthologie avec ‘ Biographie des regrets éternels - biographie­s de

Trop d’État tue l’État, trop peu engendre le chaos, d’où le jardinier

Chinois illustres’. Le pouvoir n’est rien, ou si peu, sans ces cinq personnage­s apparemmen­t minuscules. À chaque échéance politique, nous devrions y repenser. Le ministre apprend du jardinier qui sait planter les arbres comment gouverner les hommes. Le prince apprend de son bouffon à se moquer de son propre pouvoir. La courtisane, par sa grâce sans âge, son âme musicale, sa connaissan­ce parfaite des textes classiques, son corps de nuage et son esprit de jade, modère la volonté de puissance de l’empereur en lui montrant qu’il existera toujours des biens qu’il ne

pourra jamais posséder. Le lettré, attaché-détaché du monde par ses exils et ses retours en grâce alternés, interroge la légitimité du pouvoir, demande sans relâche aux puissants s’ils sont dignes de leurs titres en leur rappelant que le peuple et le ciel sont des empires bien plus durables que tout empire. Quant au vieillard aux taros, il sait la précarité de toute situation et la relativité de toute conviction.

Le jardinier, ses arbres et le peuple

Trop d’État tue l’État, trop peu engendre le chaos, d’où le jardinier.

Quand on demande au jardiner Guo, surnommé le Chameau, à cause de son dos courbé qui le rapproche chaque jour davantage du sol qu’il aime tant, il répond simplement qu’il ne possède ni technique extraordin­aire ni méthode particuliè­re, qu’il ne fait que suivre la nature des arbres et les laisse se développer à leur guise. De l’espace pour les racines, de la terre justement répartie autour du tronc, voilà qui suffit bien. Le Chameau se moque des autres jardiniers qui étouffent les arbres par amour : “Le matin, ils vont les voir, le soir ils vont les caresser, ils vont même jusqu’à arracher un peu d’écorce pour voir s’ils sont bien vivants et secouer le tronc pour s’assurer que les racines tiennent bien”. Ces jardiniers trop attentionn­és

ont beau dire qu’ils prennent soin des arbres, ils leur font du mal. “De la même manière, les bureaucrat­es aiment sans cesse donner des ordres et programmer des choses apparemmen­t parce qu’ils se soucient du peuple mais en fait ils lui font du mal.” Trop de soin nuit, pas assez fait mourir. Il en va des arbres comme des enfants et comme des peuples.

Le bouffon, la concubine et le pouvoir

Se moquer du pouvoir est essentiel au juste exercice du pouvoir, d’où le bouffon.

Un roi du royaume de Chu aimait tellement son cheval qu’il voulut le faire enterrer avec les honneurs dus aux hauts fonctionna­ires. Protestati­on unanime à la cour. Seul son bouffon lui expliqua que le cheval adoré méritait bien plus d’égards encore que ceux imaginés par le roi lui-même. Il lui fallait un cercueil de jade orné de bois de catalpa, de camphrier et de cèdre, et tous les émissaires des royaumes voisins de Zhao et de Wei devaient se joindre à la procession funèbre. Le roi comprit alors le grotesque de l’affaire, demanda à son bouffon la juste marche à suivre et se fit répondre qu’il suffisait d’enterrer le cheval dans le ventre des sujets du royaume, bien parfumé de gingembre, de jujubes et de feuilles de magnolias.

Le temps, l’art, la beauté, ces biens incommensu­rables, échapperon­t

toujours même au plus grand des pouvoirs, d’où la courtisane préférée.

Suite à une révolte, l’empereur est contraint de quitter sa capitale de Chang’an pour se réfugier à Chengdu. Apprenant que Prunus, sa concubine préférée, a été exécutée et enterrée près des prunus qui fleurissen­t au bord des sources chaudes, il écrit son éloge funèbre : “Je me souviens du charme de la concubine au Palais pourpre, sans poudre ni fard elle gardait une beauté naturelle, ses beaux yeux ne se soucient plus des hommes”. Aucun miracle ne peut rien contre le temps, aucun pouvoir non plus.

Le vieillard qui comprend le monde

Connaître la précarité de toute situation, la réversibil­ité du bien et du mal, la volatilité de toute conviction, la versatilit­é de toute opinion, tel est le secret de longévité du pouvoir, d’où le vieillard aux taros.

Un jour de pluie et de grand vent, un vieillard offre l’hospitalit­é à un lettré errant en lui préparant une soupe aux taros, soit la plus simple des soupes puisque les taros sont les tubercules de la colocase. Le lettré la trouve sublime. Dix ans plus tard, devenu Premier ministre de l’empereur, le lettré ordonne qu’on retrouve le vieillard aux taros afin qu’il réédite au palais son exploit. Goûtant à nouveau la soupe, il exprime aussitôt sa déception au vieillard, s’inquiétant de savoir pourquoi sa soupe d’autrefois était si parfumée. La réponse fuse, mais c’est exactement la même soupe rétorque le vieux paysan, ce ne sont pas les ingrédient­s qui ont changé, c’est votre position. Autrefois vous étiez affamé et trempé, mais aujourd’hui que vous êtes habitué aux mets raffinés, vous ne pouvez trouver le goût de ma soupe que très ordinaire. Et le ministre de renvoyer le vieillard aux taros chez lui, avec un petit pactole et ces mots : “Vous êtes un homme qui a compris le monde”.

Qui seront le jardinier, le bouffon, la courtisane préférée, le lettré et le vieillard aux taros du prochain locataire de l’Élysée ? Auront-ils au moins une place au Palais ?

Qui seront le jardinier, le bouffon, la courtisane préférée, le lettré et le vieillard aux taros du prochain locataire de l’Élysée ? Aurontils au moins une place au Palais ?

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On trouve ces cinq personnage­s dans les biographie­s officielle­s ou imaginaire­s écrites sous les dynasties Tang et Song.

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