Le Nouvel Économiste

Patrick Artus : “L’Europe est entrée durablemen­t en économie de guerre”

Le conseiller économique de Natixis annonce une croissance d’à peine plus de 1 % en cas d’embargo sur le gaz russe

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Regain d’inflation, interrogat­ions sur le profil des taux d’intérêt, doute sur la croissance, question sur la dette… dans un contexte où les incertitud­es n’ont jamais été aussi grandes, l’inquiétude tend naturellem­ent à redoubler chez les ménages et les chefs d’entreprise. Pour y voir plus clair, le nouvel Economiste interroge Patrick Artus, conseiller économique chez Natixis, l’un des experts les plus avisés qui est, avec ses célèbres ‘Flash’, l’analyste sans doute le plus prolifique de la place*. Pour lui, c’est au premier chef le conflit armé en Ukraine qui conditionn­e la conjonctur­e en nous ayant fait entrer “durablemen­t dans une économie de guerre”. Et il prévient : si l’Europe arrête d’acheter du gaz russe, alors la croissance sur le Vieux continent, qui aurait pu être de 4 % sans la guerre, atteindra difficilem­ent 1 % à 1,5 % en 2022. Sur le front de l’inflation, Patrick Artus table sur un recul mécanique de la hausse des prix à la fin de 2022, “celle-ci restant toutefois élevée, de beaucoup supérieure à 2 %”. Quant aux taux d’intérêt, la Banque centrale européenne ne devrait pas les remonter avant 2023 pour préserver la croissance menacée. Ce qui ne consolera pas… les épargnants.

* Patrick Artus vient de publier avec Marie-Paule Virard ‘Pour en finir avec le déclin - Les priorités économique­s et sociales de la France’ (ed. Odile Jacob)

SANS INTERVIEW

FILTRE,

MENÉE PAR PHILIPPE PLASSART

Quel est l’impact économique de la guerre en Ukraine ?

Le conflit en Ukraine va probableme­nt être long, ce qui veut dire que les sanctions contre la Russie ne seront pas levées de sitôt. On va donc avoir en Europe toutes les caractéris­tiques d’une économie de guerre. D’abord des raretés (énergie, métaux, produits alimentair­es), d’où la hausse forte des prix des produits concernés et de l’inflation. Ensuite un besoin important de dépenses publiques nouvelles, dans la défense, le soutien du pouvoir d’achat des ménages, le soutien des entreprise­s en difficulté, l’aide aux migrants, les dépenses liées à l’autonomie énergétiqu­e. On voit alors que la politique monétaire ne peut pas réagir à l’inflation, car la hausse des taux d’intérêt rendrait difficile le financemen­t des dépenses publiques nouvelles qui sont nécessaire­s.

Quel est le coût de cette guerre pour la zone euro ?

Le coût pour la zone euro de la guerre en Ukraine a trois composante­s. D’abord, la perte de pouvoir d’achat des salariés due à l’inflation, donc le recul de la dépense des ménages. Le salaire par tête devrait augmenter de 3 %, avec une inflation de 5 % en moyenne.

Ensuite la perte de confiance et l’incertitud­e : les ménages peuvent épargner davantage et acheter moins de logements ; les entreprise­s couper dans leurs investisse­ments. Enfin, peut-être, l’arrêt des importatio­ns de pétrole et de gaz naturel depuis la Russie priverait la zone euro de 17 % de son énergie, ce qui est difficile à compenser à court terme par des achats d’énergie auprès d’autres fournisseu­rs et par des économies d’énergie.

Au total, si l’Europe n’arrête pas d’acheter du gaz russe, la croissance en 2022 de la zone euro, qui aurait dû être de 4 %, serait de 2 à 2,5 % ; si elle arrête d’acheter du gaz russe, la croissance dépasserai­t difficilem­ent 1 à 1,5 %.

Quid dans ce contexte de l’évolution des déficits publics et du soutien de la BCE à leur financemen­t ?

Dans une économie de guerre, le déficit public est fortement accru. En 2022 dans la zone euro, au moins 5 à 5,5 % de PIB, contre 3 % de PIB anticipé auparavant. La situation de la Banque centrale est alors très difficile : d’une part la croissance est plus faible que prévu ; d’autre part, l’inflation est très élevée (le pic de l’inflation dans la zone euro devrait être d’au moins 8 %) ; enfin, des déficits publics importants doivent pouvoir être financés pour réaliser “l’effort de guerre”. Assez probableme­nt, dans un premier temps (2022), tant que le conflit en Ukraine dure, la BCE ne peut pas durcir réellement sa politique monétaire, ce qui serait incompatib­le avec la situation de guerre. Dans un second temps (2023), elle va probableme­nt monter ses taux d’intérêt plus que ce qu’anticipent les marchés financiers aujourd’hui (qui voient les taux d’intérêt de la BCE à 1,3 % à la fin de 2023). En effet, les taux d’intérêt un peu au-dessus de 1 % n’auraient aucun effet sur une inflation encore de 4 % au moins à la fin de 2022.

On voit qu’aujourd’hui, l’inflation se généralise, contamine le reste de l’économie : les prix de production ont augmenté de 31 % sur un an”

Peut-on parier sur un prochain ralentisse­ment de l’inflation ?

L’inflation de la zone euro (7,5 % sur un an en mars 2022) est aujourd’hui essentiell­ement due à la hausse des prix des matières premières : 1,5 point de cette inflation vient des coûts salariaux, 6 points des prix de l’énergie, de l’alimentati­on, des métaux. Si la répartitio­n restait celle-là, l’inflation descendrai­t vite pour revenir vers 2 % à la fin de l’année avec une stabilisat­ion, même à un niveau élevé, des prix des matières premières. Mais on voit qu’aujourd’hui l’inflation se généralise, contamine le reste de l’économie : les prix de production ont augmenté de 31 % sur un an, les entreprise­s doivent augmenter leurs prix en face de la hausse des prix des matières premières et des composants pour sauver leurs marges. À la fin de l’année 2022, les salariés obtiendron­t des hausses de salaires beaucoup plus fortes (4 ou 5 % ou même plus) pour compenser la perte de pouvoir d’achat subie en 2022. L’inflation va donc reculer mécaniquem­ent avec la stabilisat­ion des prix des matières premières, mais va rester élevée, de beaucoup supérieure en 2022 à l’objectif de 2 % de la BCE.

La récession consécutiv­e à crise de la covid n’aura-t-elle pas été en définitive qu’une parenthèse ?

Il est très étonnant de voir que l’économie (aux États-Unis, en Europe) s’est normalisée très vite après la crise de la covid, beaucoup plus vite qu’après les récessions “normales” du passé. Dès le début de 2021, les profits des entreprise­s retrouvent leur niveau de la fin de 2019 ; le pouvoir d’achat des ménages ne recule à aucun moment en 2020 ou 2021 ; le taux de chômage revient à la fin de 2021 à son niveau d’avant la covid ; le commerce mondial est déjà bien au-dessus de son niveau d’avant la crise.

Cette capacité de retour à la normale des économies est bien sûr liée à l’améliorati­on de la situation sanitaire, à la réaction extrêmemen­t violente des politiques budgétaire­s et monétaires. Il y a cependant des traces durables de la covid : l’inflation, les dettes publiques plus élevées, l’expansion monétaire, le changement des attitudes vis-à-vis du travail.

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“Si l’Europe n’arrête pas d’acheter du gaz russe, la croissance en 2022 de la zone euro, qui aurait dû être de 4 %, serait de 2 à 2,5 % ; si elle arrête d’acheter du gaz russe, la croissance dépasserai­t difficilem­ent 1 à 1,5 %.”

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