Le Nouvel Économiste

Bruno Cautrès : “La présidenti­elle est une épreuve impitoyabl­e”

Pour le politologu­e du Cevipof, l’élection s’inscrit dans la recomposit­ion entamée dans les années 90, qui trouvera son dénouement en… 2027

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Des trois blocs politiques qui sont sortis des urnes au soir du 10 avril – un central-centriste dominé par LREM ; un bloc de droite radicale et conservatr­ice dominé par le RN ; un bloc de gauche dominé par LFI – il est encore difficile d’entrevoir quelle politique en sortira tant que la “balle de match” qui devrait se jouer en 2027 n’aura pas eu lieu entre le “vieux” et le“nouveau monde”, analyse Bruno Cautrès, chercheur au Centre d’étude de la vie politique française (Cevipof). En attendant, plusieurs points saillants émergent autour desquels s’organise cette recomposit­ion. D’abord la présence “désormais pérenne” de Marine Le Pen et du RN, parti combinant “interventi­onnisme, protection­nisme national et conservati­sme culturel”. En deuxième lieu, le laminage du PS et de LR – et de leurs candidates – qui n’ont pu résoudre “les problèmes structurel­s” du centre gauche et du centre droit dans cette recomposit­ion. Enfin, le leadership “incontesta­ble” de Jean-Luc Mélenchon sur la gauche, qu’il peut mettre au service d’“une alternativ­e commune au centrisme macronien”. Quant à ce dernier, qui fut à l’origine de l’explosion du système des partis en 2017, il confirme sa percée et semble pouvoir bénéficier à court terme des votes d’une partie des électeurs de gauche dans le cadre d’un “front républicai­n qui a retrouvé des couleurs”.

SANS FILTRE, INTERVIEW MENÉE PAR

PHILIPPE PLASSART

Quelle part les sondages, omniprésen­ts dans cette campagne, ont-ils joué dans l’élection, particuliè­rement dans la dernière ligne droite en incitant les électeurs à privilégie­r le “vote utile” ?

Les sondages d’intentions de vote jouent incontesta­blement un rôle de plus en plus important dans les campagnes électorale­s. Leur influence est importante à la fois sur les électeurs, qui prêtent attention aux intentions de vote pour connaître les rapports de force, et sur les candidats, qui vont modifier, adapter leurs stratégies en fonction. Les intentions de vote publiées vont également jouer un rôle fondamenta­l sur le moral des candidats. Il ne faut pas en déduire que les sondages font l’élection; ils ne sont qu’un élément d’informatio­n parmi d’autres, comme les chaînes d’info, les points de vue des éditoriali­stes, les campagnes des partis et les meetings électoraux. Dans ce premier tour, les sondages ont bien entendu joué un rôle fondamenta­l dans le comporteme­nt de vote “utile” ou “stratégiqu­e”. Les électeurs de Yannick Jadot et d’Anne Hidalgo ont bien sûr tenu compte des sondages qui indiquaien­t que ça n’allait pas se passer pour ces deux candidats, et ont voulu pousser Jean-Luc Mélenchon le plus haut possible.

Avec six candidats dans la course, l’échec de la gauche pour accéder au second tour était prévisible, alors qu’au vu des résultats, une candidatur­e unique aurait sans doute permis une qualificat­ion. Ce constat, amer pour les électeurs de ce camp, ne fait-il pas regretter a posteriori la non-organisati­on d’une primaire ?

À gauche, le problème est davantage celui des désaccords sur certains thèmes importants que celui de la sélection d’une candidatur­e unique. Une candidatur­e unique doit normalemen­t résulter d’un processus qui prend du temps, l’élaboratio­n d’une plateforme commune qui ne soit pas improvisée quelques mois avant l’élection. L’organisati­on d’une primaire ne suffit pas à résorber les éléments de différenci­ation. Les différente­s primaires qui ont été organisées pour cette élection (celle des écologiste­s ou celle de la droite) ont largement montré cette limite. Dans les années 1970, lorsque la gauche avait un “programme commun”, celui-ci reposait sur une constructi­on progressiv­e débutée dès l’après-Mai 68, et qui n’a pas été sans tensions, sans rivalités et sans désaccords. Mais les victoires engrangées dans les élections locales donnaient sens à ce projet commun entre socialiste­s, communiste­s et radicaux de gauche. En 2022, les critiques et les piques que se sont adressées les candidats de gauche ont été trop loin pour permettre la projection dans un commun qui fasse sens pour les électeurs. La “primaire populaire” a été un énorme échec ; il ne suffit pas de jouer sur le ressort émotionnel de l’union pour faire un projet politique crédible aux yeux des électeurs.

Les candidates Anne Hidalgo et Valérie Pécresse ont particuliè­rement sous-performé dans cette élection. En imaginant d’autres candidats, le PS et LR auraient-ils respective­ment pu mieux faire?

Je ne le crois pas mais on ne le saura jamais. Si l’effet candidat est important dans la présidenti­elle, les problèmes rencontrés par Valérie Pécresse et Anne Hidalgo sont avant tout des problèmes structurel­s du centre-gauche et du centre-droit. Les deux candidates étaient des candidates aguerries, qui ont montré dans leurs parcours politiques leurs qualités de candidates : on ne devient pas maire de Paris ou présidente de la région Ile-de-France par hasard et si l’on n’a pas de talent politique. Mais la présidenti­elle est une épreuve impitoyabl­e, dans laquelle les candidats rencontren­t des problèmes qui les dépassent. Notre vie politique a entamé d’importante­s recomposit­ions qui ne datent pas de 2017. Dès les années 1990, les forces politiques rencontren­t de profondes secousses liées aux crises et remises en cause d’une économie globalisée, interdépen­dante. Cela a soumis tous les partis politiques en Europe à des tensions et des clivages internes sur la dimension économique et culturelle. L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 et l’explosion du système de partis en place n’était qu’une conséquenc­e de toutes ces évolutions, qui ont continué à se manifester dans la présidenti­elle 2022.

Marine Le Pen est souvent qualifiée de “candidate de l’extrême droite”. Ne relève-t-elle pas plutôt de la catégorie “national-populisme”?

Il y a toujours une bataille d’interpréta­tion autour de ces questions sémantique­s. Le RN de Marine Le Pen occupe une position que l’on peut qualifier de différente­s manières en fonction des facettes du phénomène que l’on veut souligner. Ce qui est clair, c’est que le RN est une combinaiso­n de dimensions interventi­onnistes, de protection­nisme national et de conservati­sme culturel. Mais le programme de la candidate du RN comporte des dimensions libérales au plan économique aussi.

Dans quelle mesure, fort de son capital politique du premier tour, Jean-Luc Mélenchon peut-il prendre le leadership à gauche, et pour en faire quoi ?

Pour Jean-Luc Mélenchon, l’objectif et la grande question est de savoir ce qu’il peut faire du capital politique accumulé en 2017 et 2022. Il n’a jamais caché sa profonde admiration pour François Mitterrand. Peut-il, souhaite-t-il même, se “mitterrand­iser”, au sens de concevoir avec toutes les composante­s de la gauche une alternativ­e commune au centrisme macronien? Le leadership de Jean-Luc Mélenchon sur la gauche est aujourd’hui incontesta­ble, mais un parti comme le PS reste plus important dans la vie politique locale. Cette dualité de notre vie politique, avec une politique locale reposant sur des ressorts différents de la politique nationale, peut-elle durer encore longtemps? La gauche dans son ensemble va vite rencontrer ces questions.

Jusqu’où Emmanuel Macron peut-il compter sur le “front républicai­n” pour emporter la victoire le 24 avril ?

On voit bien que le climat de 2022 n’est plus le même que celui de 2017 : Marine Le Pen est devenue un élément pérenne de notre vie politique, avec une seconde qualificat­ion au second tour. La radicalité extrême d’Éric Zemmour a même fonctionné comme une éponge en termes d’image pour Marine Le Pen : cela a absorbé, lors du premier tour, l’image la plus clivante de Marine Le Pen. On constate néanmoins que le thème du “front républicai­n”, même s’il est moins évoqué qu’avant, reprend des couleurs dans l’entre-deux tours. Il faut dire que pour certaines franges de la gauche, le dilemme est important pour le second tour, tant l’image d’Emmanuel Macron s’est abîmée dans ces franges de la gauche au cours de son mandat. On peut néanmoins penser que beaucoup d’électeurs de gauche voteront pour le président sortant. Ce que l’on ne sait pas bien, c’est s’ils seront plus ou moins importants que ceux qui s’abstiendro­nt ou voteront blanc.

Les résultats du premier tour ont-ils donné le dernier coup de marteau sur le clou du cercueil de l’“ancien monde” politique et aident-ils à voir comme se dessine le “nouveau” ?

C’est bien là le problème ! On ne voit pas encore quelle politique est en train de sortir du champ de ruines de notre système partisan. On voit trois blocs : un bloc central-centriste dominé par LREM ; un bloc de droite radicale et conservatr­ice dominé par le RN ; un bloc de gauche dominé par LFI. 2027 sera sans aucun doute la vraie balle de match entre la politique dite du “vieux monde” et celle dite du “nouveau monde” pour peu que ces deux termes aient un sens… ce qui n’est pas évident. Vous savez, en politique, le passé est souvent dans le présent et le futur ressemble souvent au passé.

On ne voit pas encore quelle politique est en train de sortir du champ de ruines de notre système partisan”

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structurel­s du centre-gauche et du centre-droit.”
“Les problèmes rencontrés par Valérie Pécresse et Anne Hidalgo sont avant tout des problèmes structurel­s du centre-gauche et du centre-droit.”

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