Le Nouvel Économiste

Aurore Bergé, députée : “Renforcer la régulation et la transparen­ce des données”

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La députée LREM des Yvelines déplore l’opacité des accords passés entre les éditeurs de presse et les plateforme­s, incompatib­les avec une juste rémunérati­on des contenus de presse

EXTRAITS DE LA SÉRIE DE PODCASTS ‘PRESSE, GAFA, ET DROITS VOISINS’, RÉALISÉE EN ASSOCIATIO­N AVEC L’INSTITUT DES DROITS FONDAMENTA­UX NUMÉRIQUES, IDFRIGHTS

INTERVIEW MENÉE PAR JEAN-MARIE CAVADA

Jean-Marie Cavada

Pour ce nouveau numéro de la série de podcasts consacrés aux rapports entre les industries du digital et les fabricants et fournisseu­rs de contenus, je reçois Mme Aurore Bergé, connue pour son dynamisme auprès des parlementa­ires, et très impliquée dans les problémati­ques concernant la culture et le développem­ent des médias. Quelle est votre impression sur la situation de la presse face à la concurrenc­e des plateforme­s ?

Aurore Bergé

Les rapports entre la presse écrite et les plateforme­s sont très inégaux. Nous avons essayé de résoudre ces problèmes via la directive sur le droit d’auteur et les droits voisins, adoptée et transposée en droit national depuis maintenant 2 ans. Elle a donné lieu à des accords avec certains éditeurs de presse dits d’intérêt politique et général. Mais des irrégulari­tés persistent, malgré la volonté du législateu­r de rééquilibr­er les rapports de force entre les créateurs de contenus et ceux qui tirent des profits directs de leur diffusion. Les plateforme­s numériques doivent encore rémunérer équitablem­ent ceux qui créent les contenus. Il s’agit d’un enjeu majeur de soutien du financemen­t de l’informatio­n.

J-M.C. Un rapport établi par le cabinet EY montre l’évolution stupéfiant­e de l’activité économique générée par la culture en Europe, à savoir 536 milliards d’euros annuels. Cela signifie-t-il que la culture a besoin d’une base économique forte pour se développer et rayonner ?

A.B. Il faut admettre qu’il existe des industries culturelle­s et créatives, et l’assumer. La culture doit être reconnue comme un acteur économique. Dans chaque projet de loi de finance, le budget de la culture est trop souvent contesté, et des justificat­ions supplément­aires sont demandées. Pourtant, il reste modeste. Les nombreux mécanismes fiscaux ou crédits d’impôts dont il bénéficie provoquent des effets de levier extrêmemen­t puissants sur la relocalisa­tion de l’industrie, la création d’emplois et la manière dont nos territoire­s tirent profit de ces industries. Le livre, la presse, le cinéma, l’audiovisue­l et les jeux vidéo sont des générateur­s d’emplois, d’attractivi­té et de fierté pour nos territoire­s. Nous devons l’assumer – les acteurs culturels aussi – pour répondre aux enjeux de financemen­t et de soutien du secteur.

Le coût de la culture et la menace de l’“infobésité”

J-M.C. Les 536 milliards d’euros mesurés au milieu des années 2010 démontrent que l’Europe est un marché pour toutes les puissances culturelle­s mondiales, et tout particuliè­rement anglo-saxonnes. Ma question n’est pas tout à fait neutre dans la mesure où je défends le droit d’auteur et les droits voisins depuis très longtemps. Si nos activités culturelle­s n’étaient pas suffisamme­nt soutenues économique­ment, que se passerait-il, selon vous ?

A.B. Ce serait un danger majeur. La culture est à la base de nos imaginaire­s. Nous parlons beaucoup de souveraine­té dans la défense de la fabrique de l’informatio­n. Le contexte actuel de guerre en Ukraine nous permet de mesurer la fragilité de la presse libre et indépendan­te dans certains pays. C’est un argument que j’utilise lorsque je fais face à ceux qui refusent d’admettre que les contenus journalist­iques ont un coût et qu’ils doivent être financés. Comment lutter contre l’ingérence étrangère et contre les grandes plateforme­s numériques si nous ne fabriquons pas nos propres contenus, ne les éditons pas et n’en tirons aucun levier de financemen­t ? Idem pour les enjeux de création : beaucoup de talents naissent en France mais réalisent de grands projets portés par le Canada, les États-Unis, la Chine ou la Corée. Nous devons faire en sorte que nos talents restent et créent en France en soutenant nos acteurs et nos lieux culturels. En menant le combat contre le piratage dans le cadre du projet de loi sur la réforme de l’audiovisue­l, je suis passée pour une affreuse ringarde. C’est pourtant l’avenir même de la création. Si un pan entier est pillé, cela entraîne de grosses difficulté­s de financemen­t. La problémati­que de la presse est identique à celle

de l’audiovisue­l et du cinéma : nous devons assumer que l’essence même de la culture est le partage, mais qu’il a un coût.

Une vraie alliance européenne de la presse est nécessaire pour mieux réguler et protéger face aux grandes plateforme­s et aux risques d’ingérence”

J-M.C. Depuis les 20 dernières années, en France et en Europe, l’aspect technologi­que et fantastiqu­e des plateforme­s provoque une réelle fascinatio­n. Les principes démocratiq­ues sont-ils en danger si la presse meurt au profit des industries numériques étrangères ?

A.B. Ne les opposons pas. Ces plateforme­s restent un levier extraordin­aire de diffusion de l’informatio­n. Le problème est cette “infobésité” dans laquelle nous n’arrivons plus à différenci­er la désinforma­tion de l’informatio­n journalist­ique, qualifiée, indépendan­te et libre. Ces caractéris­tiques sont de plus en plus difficiles à définir. C’est un vrai défi qui renvoie à notre souveraine­té. Sachant qu’un Français sur deux s’informe en premier lieu sur les réseaux sociaux, il faut se demander comment il fait pour trouver cette informatio­n : par des amis proches, à travers les réseaux sociaux eux-mêmes, par des sites d’informatio­ns vérifiés ? Il s’agit là d’éducation à l’image, à l’informatio­n, à sa vérificati­on, sans laquelle la démocratie serait mise en péril. En ces temps de campagnes électorale­s, interrogeo­ns-nous sur la puissance et l’impact de ces plateforme­s. Nous avons des règles sur le temps de parole à la radio ou à la télévision, mais ces principes ne sont pas appliqués sur les médias sociaux alors qu’ils sont majoritair­ement utilisés par les Français pour s’informer. Il y a là un vrai problème de régulation, de production et de diffusion de l’informatio­n.

Renforcer la régulation des plateforme­s

J-M.C. Sous-entendez-vous que la régulation sur les réseaux sociaux est très insuffisan­te ?

A.B. En effet, les plateforme­s sont des entreprise­s privées extraordin­airement puissantes du fait du nombre de leurs abonnés. Individuel­lement, devons-nous continuer à les alimenter par notre présence, nos contenus, nos échanges ? Finalement, il s’agit d’un monde virtuel paradoxal où des communauté­s fonctionna­nt en silo nous montrent leur soutien, et où d’autres peuvent insulter, menacer ou montrer de la violence. Notre discours ne doit pas être caricatura­l et opposer la presse aux grandes plateforme­s qui font partie de notre quotidien. Mais nous devons reconnaîtr­e que la régulation est trop faible. Dans le cas de la rémunérati­on de la presse, par exemple, la transparen­ce constitue un véritable enjeu. Si nous voulons rétribuer équitablem­ent la presse, encore fautil pouvoir chiffrer précisémen­t le trafic sur les plateforme­s. L’autorité de régulation, l’Arcom, issue de la fusion entre la Hadopi et le CSA, a de plus en plus de prérogativ­es et de moyens. L’Arcom doit passer à l’acte 2 : l’obligation de transparen­ce des plateforme­s. C’est sur cette base que nous aurons une rémunérati­on juste.

J-M.C. Malgré la richesse immense des géants du numérique, il n’y a pas un seul journalist­e qui contribue à leur contenu en interne. Cette matière est vitale pour les plateforme­s, et il est donc nécessaire de la payer. La directive sur le droit d’auteur et les droits voisins a rapidement été transposée en France, en juillet 2019. Cette loi n’est toujours pas pleinement appliquée malgré son caractère essentiel. Diriez-vous qu’il faudra peut-être la renforcer ?

A.B. Évidemment, mais il faut tout de même souligner l’apport de la transposit­ion de cette directive : un accord européen qui a du sens n’allait pas de soi. Nous avons vu des lobbies extrêmemen­t puissants perdre finalement cette bataille. L’enjeu démocratiq­ue a pris le dessus et a démontré que les États membres et les parlementa­ires européens étaient indépendan­ts dans leur prise de décision. Les enjeux de financemen­t de l’informatio­n

libre et indépendan­te priment. La France a été le premier pays d’Europe à transposer cette directive. Il demeure des “trous dans la raquette”, notamment en ce qui concerne la transparen­ce de l’accès aux données. La directive comprenait deux grands principes : d’abord la question de l’autorisati­on préalable de la diffusion du contenu journalist­ique, ensuite une rémunérati­on juste et équitable. Sur le premier point, nous avons énormément progressé. Sur le second, nous sommes encore très loin du compte. Pourtant, ces plateforme­s n’existent que par les contenus qui y sont diffusés. Un internaute sur deux les utilise pour rechercher de l’informatio­n. Nous avons la preuve de la puissance de ces contenus. Nous sommes donc face à un enjeu de rémunérati­on équitable, en rapport avec la contributi­on des médias au chiffre d’affaires non négligeabl­e des Gafa. Le renforceme­nt du régulateur sur le contrôle et la transparen­ce des données est essentiel. Enfin, la presse spécialisé­e et scientifiq­ue doit bénéficier des mêmes droits que la presse d’informatio­n politique et générale, une qualificat­ion qui existe en France mais pas au sein de l’Union européenne.

Gestion des droits et élargissem­ent de la directive

J-M.C. Êtes-vous favorable aux organismes de gestion collective ou, au contraire, pensez-vous que chaque titre de presse peut négocier pour sa propre puissance ?

A.B. Je suis favorable à la gestion collective des droits, mais elle ne doit pas être obligatoir­e. Les organismes de gestion collective ont la force et la capacité d’aller chercher des négociatio­ns et des accords qui seraient probableme­nt plus difficiles à obtenir à une échelle individuel­le, surtout pour les petites et moyennes entreprise­s. Face aux géants du numérique, elles ne disposent pas des architectu­res juridiques nécessaire­s pour obtenir des accords justes.

Mais la gestion collective doit rester une option, et non une obligation. De facto, les entreprise­s de presse sont consciente­s que la gestion collective est dans leur intérêt. Si le front est uni et clair, la négociatio­n devient plus difficile pour les plateforme­s qui, de leur côté, ont intérêt à ce que les éditeurs soient divisés.

J-M.C. Pensez-vous qu’il faille compléter cette directive, eu égard à l’expérience que nous avons depuis quasiment deux ans ?

A.B. Cette directive possède tous les atouts nécessaire­s, si ce n’est qu’elle ne répond pas aux enjeux de transparen­ce dont découle la juste rémunérati­on de nos éditeurs et agences de presse. Certains autres acteurs qui n’étaient pas concernés par la directive devraient jouir de la régulation de cette loi. C’est une logique d’élargissem­ent de la directive, et non pas de refonte de la loi. Il faut cependant renforcer les autorités de régulation et de contrôle et inciter à la transparen­ce des accords passés avec les plateforme­s, qui font tout pour qu’ils ne soient jamais communiqué­s. Le résultat peut parfois paraître déceptif aux bénéficiai­res qui ignorent les conditions de négociatio­ns.

La question légitime de la concentrat­ion de la presse

J-M.C. Plusieurs pays européens possèdent des titres de presse en France, mais aucune publicatio­n française ne s’étend en dehors de ses frontières. Que pensez-vous de cette situation du point de vue de l’économie de la presse ?

A.B. L’économie de la presse écrite est très fragilisée, ses revenus publicitai­res ont chuté drastiquem­ent – 50 % en dix ans – alors que le marché publicitai­re en lui-même continue à croître. Ses gains sont principale­ment captés par les Gafa, et plus précisémen­t Google et Facebook. La presse écrite n’arrive pas à bénéficier de la croissance du marché publicitai­re. Pourtant, durant la crise sanitaire, les habitudes d’informatio­n des Français se sont transformé­es. La presse, qu’elle soit papier ou diffusée en ligne, a démontré sa capacité de résistance et d’adaptation dans une période qui a d’abord provoqué chez nous tous une forme de sidération. La presse authentifi­e, vérifie, certifie. Dans l’audiovisue­l, nous avons enterré bien trop vite la TNT [télévision numérique terrestre, ndlr], qui reste un levier de gratuité et d’anonymat des données, et un enjeu d’égalité sociale et territoria­le pour les Français qui, grâce à elle, peuvent avoir accès à un large choix de créations, de divertisse­ments et d’informatio­ns. Concernant la fragilité financière, nous ne pouvons pas faire l’économie d’un vrai questionne­ment sur les enjeux de concentrat­ion des médias. Même si cela ne veut pas forcément dire que les grands groupes de presse nous empêcherai­ent d’accéder à une informatio­n libre et indépendan­te, nous le voyons bien avec un certain nombre d’entre eux. Si nous voulons de grands champions français et européens dans nos industries culturelle­s et créatives de manière générale, quelles sont les règles à mettre en place en France et en Europe ? Nous ne pouvons pas décider seuls. Pourtant, les enjeux démocratiq­ues sont importants. Les risques d’ingérence étrangère peuvent entraîner des conséquenc­es majeures sur le résultat de certaines élections. D’autres grandes démocratie­s ont connu des tentatives de déstabilis­ation, donc l’appartenan­ce des titres de presse est une question légitime que l’on ne peut pas, aujourd’hui, feindre d’ignorer.

J-M.C. L’univers de la presse va-t-il subir la même transforma­tion économique, en termes d’enjeux, que les autres grands secteurs de l’économie ? C’est-à-dire passer d’une mondialisa­tion à une sorte de regroupeme­nt par continent ?

A.B. C’est à la presse de vérifier la force de ses acteurs économique­s, la robustesse de ses modèles économique­s ainsi que sa capacité à poursuivre l’effort de transforma­tion. Certains titres l’ont fait, notamment la presse quotidienn­e régionale, qui a réussi à élargir son public grâce à ces mutations. Mais le vrai sujet concerne les citoyens consommate­urs de médias de presse. Nous faisons face à un enjeu de souveraine­té européenne. Une vraie alliance européenne de la presse est nécessaire pour mieux réguler et protéger face aux grandes plateforme­s et aux risques d’ingérence.

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“Le législateu­r tente de rééquilibr­er les rapports de force entre les créateurs de contenus et ceux qui tirent des profits directs de leur diffusion, mais des irrégulari­tés persistent.”
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“Si le front est uni et clair, la négociatio­n devient plus difficile pour les plateforme­s qui, de leur côté, ont intérêt à ce que les éditeurs soient divisés.”

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