Le Nouvel Économiste

Défi écologique, le débat interdit

Alerter sur le besoin énorme d’investisse­ment c’est bien, dire qui va payer et comment, c’est mieux.

- CHRONIQUE DE JEAN-MICHEL LAMY

C’est du sérieux. La décarbonat­ion de l’économie est entre de bonnes mains. La preuve. Le même jour, le 16 mai, Élisabeth Borne, la cheffe du gouverneme­nt qui a la bosse des maths, et Geoffroy Roux de Bézieux, le chef des patrons qui a la bosse de l’entreprene­uriat, sont partis de conserve sur la route “Fit for 55”. Cette nationale ne figure pas sur les cartes, mais elle va irriguer toute la géographie du pays en traçant village par village, atelier par atelier, les chemins de la lutte contre le réchauffem­ent climatique – moins 55 % de gaz à effet de serre (GES) en 2030 par rapport à 1990, selon la loi européenne.

L’opportunit­é historique de fabriquer un PIB décarboné

Le défi écologique est en tête de la feuille de route fixée par l’Élysée à la nouvelle Première ministre. La révolution verte Macron se fera en couple, État-entreprise­s. Du PIB oui, mais au contenu décarboné. Pour ce quinquenna­t, c’est une opportunit­é historique. Ce sera aussi une série de chausse-trappes où la politique économique classique sera secouée comme jamais. La compétitio­n politique sur ce terrain est déjà féroce. “On n’attend rien de cette Première ministre, sinon la continuité de l’inaction climatique” a tranché Julien Bayou, secrétaire général des Verts. Son parti, EELV, s’est rallié aux étatistes à la Mélenchon, qui entendent tout soumettre à une “règle verte” par la surenchère permanente. Ainsi la gauche radicale Nupes affiche-t-elle 10 pour cent de plus – 65 % – de réduction des GES en 2030.

L’enjeu pour la macronie est notamment de convaincre l’électorat jeune que sa méthode est plus efficace. À la présidenti­elle, les moins de 24 ans ont placé JeanLuc Mélenchon en tête de leur vote. Pour eux, rien n’est possible sans connecter macroécono­mie et microécono­mie. Message reçu cinq sur cinq par Élisabeth Borne sur le perron de Matignon au moment de la passation de pouvoir : “pour agir plus vite sur le défi climatique, il faudra associer les forces vives des territoire­s et aller au plus près des Français”.

Les deux solides atouts de la Première ministre

Propos d’estrade ? Ce serait étonnant de la part d’une technocrat­e connue pour travailler minutieuse­ment les dossiers et pour aller les expliquer directemen­t aux intéressés. C’est pourquoi la planificat­ion écologique sera son affaire. Faire respecter les “budgets carbone” fixés à chaque secteur et gérer une politique économique secouée de fond en comble par “Fit for 55” seront son quotidien. Les critiques acerbes sur son absence de profil politique sont en réalité le grand atout d’Élisabeth Borne. Scientifiq­ue, polytechni­cienne, détachée des intérêts partisans : pour tenir à Matignon les manettes sur le front du climat, c’est l’idéal. La technicité du sujet exige un regard transversa­l sur l’ensemble des paramètres.

Dans cette affaire, son autre atout est d’être en prise directe avec les donneurs d’ordres de l’Élysée que sont Emmanuel Macron et son double, le secrétaire général Alexis Kohler. Constituti­onnellemen­t à la tête de l’administra­tion, elle aura toute autorité pour soulever les pesanteurs. Il en faudra ! En l’occurrence, “Jupiter” ne pourra engranger des résultats en matière de GES qu’en laissant mille initiative­s s’épanouir à partir d’un ferme engagement balisant les actions de l’État. C’est indispensa­ble en ce qui concerne les énergies renouvelab­les. Le gouverneme­nt Castex l’a tellement compris qu’il a déposé en héritage un projet tout ficelé pour réduire les délais et les procédures d’autorisati­on pour le déploiemen­t sur le territoire des éoliennes et autres “voltaïques”.

La compositio­n du gouverneme­nt devrait confirmer cette trajectoir­e de haut en bas, mais facilitant la décision locale. Il y aura un ministre chargé de la planificat­ion énergétiqu­e et un autre chargé de l’écologie territoria­le. Logiquemen­t, ils seront rattachés à Matignon. L’articulati­on avec le ministèrec­onglomérat de Bercy constituer­a un autre test de la déterminat­ion au sommet de l’État. France Stratégie sera peut-être entendue pour la création d’un secrétaria­t aux soutenabil­ités…

L’administra­tion aura à démontrer qu’elle sait planifier

La compatibil­ité avec la neutralité carbone en 2050, et l’étape clef de 2030, suppose une accélérati­on sans précédent des investisse­ments dans le renouvelab­le aussi bien que dans l’entretien du parc nucléaire ou l’allocation de ressources accompagna­nt de multiples reconversi­ons industriel­les. Autant de chances d’installer des dynamiques qui, en même temps, débouchent sur un constat alarmant. L’horizon du chef d’entreprise ne va guère au-delà de cinq ou dix ans et la rentabilit­é des équipement­s verts est faible.

Aussi appartient-il à la puissance publique de prendre le relais par sa programmat­ion. L’administra­tion aura à démontrer qu’elle dispose des compétence­s pour planifier. C’est un exercice qu’elle ne pratique plus depuis des décennies. Pour paraphrase­r le chef de l’État, “mon quinquenna­t sera écologique ou ne sera pas”, Élisabeth Borne sera la planificat­rice en chef ou ne sera pas.

Les travers de la loi climat et résilience, qui manipule 338 articles en touchant à de multiples domaines, servent de repoussoir. “Non à une énième loi fourre-tout. Il s’agit de planifier une fois pour toutes”, réclament avec insistance les milieux patronaux. “Autant nous sommes méfiants quand on parle de planificat­ion pour l’économie, autant elle nous paraît nécessaire pour l’écologie”, confirme Geoffroy Roux de Bézieux.

Ce rôle sera essentiel pour fixer le prix du carbone, c’est-à-dire des externalit­és que l’économie de marché des siècles passés n’a jamais comptabili­sées. Actuelleme­nt, la tonne de CO2 s’échange autour de 80 euros sur le marché européen du carbone. Ce sont les droits à polluer achetés par les entreprise­s fortement productric­es de CO2. Des climatolog­ues voudraient passer tout de suite à 160 euros – la Suède, par exemple, planifie le prix de sa tonne de CO2.

Le Medef livre ses calculs pour le surinvesti­ssement nécessaire

Fort de tous ces aléas, le Medef a pris les devants et occupe le centre du jeu sur le surinvesti­ssement nécessaire à l’adaptation de l’économie au “Fit for 55”. L’institut Rexecode a fait ses calculs à trajectoir­es inchangées – sans les effets positifs éventuels de comporteme­nts de sobriété ou des inventions technologi­ques. Cet arrêt sur image donne pour les entreprise­s + 10% à + 13% d’effort d’investisse­ment par an jusqu’en 2030. Ce qui correspond à cinq fois la progressio­n annuelle habituelle des équipement­s, soit entre 31 et 43 milliards d’euros par an, puis le maintien continu à ce niveau sur la période. Pour les ménages, leur effort (isolation, véhicules hybrides…) fluctue dans une fourchette allant de + 17 % à + 24 %, soit entre 27 et 37 milliards d’euros par an. Rexecode précise que c’est l’équivalent d’une amputation de 1,6 % à 2,2 % du revenu disponible brut. À ce rythme, les gains de pouvoir d’achat des Français disparaiss­ent vite dans les nuées. Même si les économies induites de dépenses courantes sur le chauffage ou les carburants sont ignorés. Ces chiffres arides permettent en revanche au patronat de réclamer “une politique d’incitation adaptée”. Là, le Medef renoue avec son ancien monde en revendiqua­nt une diminution supplément­aire des impôts de production de quelque 35 milliards d’euros et un “outil fiscal dédié” pour sauver les marges. À la Nupes, la problémati­que est plus simple puisqu’il suffit d’annuler les “cadeaux fiscaux accordés depuis dix ans sans contrepart­ie aux plus grandes entreprise­s”.

Le débat interdit sur le financemen­t du décarboné

Dans chacune des 577 circonscri­ptions en lice pour les législativ­es, les contrainte­s de l’écologie n’apparaîtro­nt pas en pleine lumière. D’autant moins que les empoignade­s sur l’éolien ou le nucléaire ne sont en rien replacées dans le contexte de la politique économique. Alerter sur le besoin énorme d’investisse­ment c’est bien, dire qui va payer c’est mieux. Une logique de situation serait de déformer le partage des revenus au détriment de la consommati­on et en faveur de l’investisse­ment.

Aucune profession de foi de candidat à la députation ne l’envisage. Ce serait particuliè­rement périlleux à l’instant précis où la hausse inévitable du prix de l’énergie s’emballe à cause des suites de la guerre en Ukraine. Près de huit Français sur dix (78 %) prennent leur voiture pour se rendre à leur travail. Alors hausse des impôts, mais pour qui ? Ou alors baisse des impôts, comme le suggère le Medef. Laisser la filer la dette, comme le suggèrent nombre d’experts. La loi de programmat­ion énergie - climat, attendue pour 2023, aura à trouver les source de financemen­t. Pour l’heure, c’est le débat interdit.

La révolution verte Macron se fera en couple, Étatentrep­rises. Du PIB oui, mais au contenu décarboné. Pour ce quinquenna­t, c’est une opportunit­é historique. Ce sera aussi une série de chausse-trappes où la politique économique classique sera secouée comme jamais.

Alors hausse des impôts, mais pour qui ? Ou alors baisse des impôts, comme le suggère le Medef, en laissant filer la dette, comme le suggèrent nombre d’experts. Pour l’heure, c’est le débat interdit.

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pour tenir à Matignon les manettes sur le front du climat, c’est l’idéal.
Les critiquesq acerbes sur son absence de pprofil ppolitique­q sont en réalité le ggrand atout d’Élisabeth Borne. Scientifiq­ue, polytechni­cienne, détachée des intérêts partisans : pour tenir à Matignon les manettes sur le front du climat, c’est l’idéal.

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