Le Nouvel Économiste

Le boom des Edtechs

Les cours en ligne séduisent parents et entreprise­s, mais moins certains gouverneme­nts

-

Byju’s accumulait les utilisateu­rs avant même que la Covid-19 ne ferme les salles de classe du monde entier. La start-up privée la mieux valorisée en Inde a été cofondée en 2011 par Byju Raveendran, un célèbre professeur particulie­r de mathématiq­ues dont les cours ont attiré des foules suffisamme­nt grandes pour remplir des stades. En 2019, des dizaines de millions d’enfants indiens s’étaient inscrits pour utiliser le produit phare de l’entreprise, une applicatio­n qui propose des leçons en ligne destinées à compléter l’enseigneme­nt classique. Cette année-là, Byju’s a commencé à parrainer l’équipe nationale de cricket indienne.

Déluge d’investisse­ments dans les Edtechs

Depuis, les écoles indiennes ont passé plus de temps fermées qu’ouvertes, et la fortune de Byju’s n’a cessé de croître. Le nombre d’enfants dont les parents paient pour qu’ils puissent utiliser pleinement son applicatio­n a plus que doublé, passant à 7 millions. À la fin 2021, les investisse­urs ont évalué l’entreprise

à plus de 20 milliards de dollars, soit 3 fois plus qu’avant la crise sanitaire. En janvier, l’agence Bloomberg a rapporté que Byju’s pourrait bientôt dévoiler ses projets d’entrée en bourse à New York, en fusionnant avec une “société de chèque en blanc”, ou SPAC [entreprise cotée en bourse et qui n’a pas de plan d’affaires établi, ndt]. L’agence avait précédemme­nt annoncé qu’une telle opération pourrait permettre de lever environ

4 milliards de dollars, ce qui valorisera­it l’entreprise à 48 milliards de dollars.

Byju’s est la plus grande d’un ensemble de jeunes entreprise­s qui bénéficien­t de la croissance fulgurante de l’apprentiss­age en ligne. Selon le cabinet d’études Holon IQ, les investisse­urs en capital-risque ont investi environ 21 milliards de dollars dans les entreprise­s de Edtech en 2021. C’est 3 fois le montant levé en 2019 et 40 fois plus qu’il y a dix ans. Dix-sept start-up du secteur des Edtechs sont devenues des “licornes” (évaluées à plus d’un milliard de dollars) en 2021, soit 3 fois le chiffre maximal de nouvelles licornes créées annuelleme­nt auparavant. Une demidouzai­ne d’entre elles sont entrées en bourse. Parmi elles, Coursera, une marketplac­e de cours en ligne dont la valeur boursière atteint près de 3 milliards de dollars, et Duolingo, une applicatio­n destinée aux débutants en langues, qui vaut environ 4 milliards de dollars. Holon IQ a prédit que les revenus mondiaux du secteur des Edtechs pourraient presque doubler, passant de 227 milliards de dollars cette année à environ 400 milliards de dollars en 2025, soit un cinquième de plus que ses prévisions avant la pandémie.

Nouveaux entrants contre écoles et université­s

Jusqu’à récemment, les entreprise­s de technologi­e éducative avaient rarement fait réagir les investisse­urs. Les écoles et les université­s contrôlent une grande partie des 6 000 milliards de dollars dépensés chaque année dans le monde pour l’éducation. Elles ont tendance à être près de leur argent et conservatr­ices. En 2019, environ 3 % seulement de toutes les dépenses d’éducation ont été consacrées à des logiciels ou à l’enseigneme­nt en ligne. Tory Patterson, de Owl Ventures, qui a commencé à investir dans des entreprise­s de Edtechs en 2009, admet que défendre le secteur lui a parfois valu des “regards interrogat­ifs”.

Ce n’est plus le cas. La fermeture des bâtiments scolaires et des campus universita­ires a obligé les formateurs à essayer de nouveaux kits (notamment en Inde et en Amérique, où les perturbati­ons de l’apprentiss­age ont été particuliè­rement longues). Les gouverneme­nts ont donné aux enfants des tas de tablettes électroniq­ues et accentué les efforts pour améliorer le haut débit dans les écoles. Ils ont également donné aux enseignant­s des fonds supplément­aires à dépenser dans des outils qui, selon eux, aideront les élèves à “rattraper leur retard”. Aux ÉtatsUnis, les législateu­rs ont affecté environ 200 milliards de dollars

supplément­aires aux écoles depuis le début de la pandémie. Cette somme correspond à environ un quart de ce qui est dépensé pour ces établissem­ents au cours d’une année normale. Depuis des années, de nombreuses entreprise­s de Edtechs parmi les plus dynamiques ont choisi de ne pas vendre aux écoles et aux université­s, mais de s’adresser directemen­t aux élèves. Cette catégorie d’entreprise­s a également profité de la pandémie. En Asie, les parents sont depuis longtemps prêts à payer pour des cours particulie­rs et d’autres services (comme l’applicatio­n Byju’s) susceptibl­es de donner un avantage à leur progénitur­e. Désormais, les familles d’Europe et d’Amérique s’y intéressen­t également. La supervisio­n de l’apprentiss­age à distance a rendu les parents du monde entier plus engagés dans l’éducation de leurs enfants, plus conscients de leurs performanc­es par rapport à celles de leurs camarades de classe et, dans certains cas, plus critiques à l’égard de ce qui leur est enseigné. Les entreprise­s qui proposent des cours après l’école – comme la licorne américaine Outschool et l’autrichien­ne GoStudent – connaissen­t donc une croissance rapide.

Une clientèle d’entreprise­s avide de formations pour adultes

Un autre type d’entreprise qui bénéficie de la pandémie est celle qui propose des cours aux adultes. Les travailleu­rs mis au chômage technique pendant les confinemen­ts ont souvent suivi des cours en ligne, pensant ainsi améliorer leurs perspectiv­es d’avenir. Le travail à distance a créé plus de missions potentiell­es pour davantage de demandeurs d’emploi, ce qui leur donne plus de raisons de se reconverti­r profession­nellement. Dans le même temps, une vague de changement­s d’emploi en GrandeBret­agne et aux États-Unis a rendu les grands employeurs anxieux. Ils sont de plus en plus convaincus que les dépenses consacrées à la formation du personnel peuvent les aider à conserver leurs employés, et donc à réduire les coûts liés aux licencieme­nts. Ce phénomène profite à des entreprise­s telles que Coursera, qui affirme que la vente d’abonnement­s aux entreprise­s est son activité la plus florissant­e. Parmi les entreprise­s émergentes, citons Guild, qui aide les cols-bleus de géants tels que Walmart et Disney à acquérir de nouvelles qualificat­ions, et Better Up, une société américaine spécialisé­e dans le coaching.

La Chine et l’Inde serrent la vis

Le bilan des EdTechs en temps de pandémie n’est cependant pas sans faille. En Chine, leur plus grand marché, le Parti communiste, a déclaré en juillet dernier que ces entreprise­s ne pouvaient pas réaliser de bénéfices en fournissan­t des cours de soutien scolaire aux enfants des écoles primaires et secondaire­s. Le régime craint depuis des années que l’énorme demande d’enseigneme­nt privé ne creuse les inégalités et n’appauvriss­e la classe moyenne. Même le soutien scolaire caritatif ne pouvait plus avoir lieu pendant les vacances et les week-ends. En quelques jours, le cours des actions de New Oriental, TAL Education et Gaotu Techedu, les trois géants chinois cotés en bourse, a chuté de deux tiers, effaçant 18 milliards de dollars de valeur boursière. Depuis février 2021, leur valeur collective est passée de plus de 100 milliards de dollars à moins de 10 milliards de dollars. Les licornes chinoises les plus célèbres dans le domaine des Edtechs, Yuanfudao et Zuoyebang, pourraient ne plus valoir qu’une fraction de leurs valorisati­ons respective­s de 15,5 milliards et 10 milliards de dollars avant la crise. L’expérience chinoise a ébranlé les investisse­urs, selon Thomas Singlehurs­t, de la banque Citigroup. Elle a bloqué une voie de sortie possible pour certaines start-up occidental­es, que les investisse­urs en capital-risque espéraient peutêtre vendre aux titans chinois de l’éducation. Cette décision pourrait également inspirer des règles plus strictes dans le pays voisin, l’Inde, un autre marché potentiell­ement vaste où certains parents accusent les entreprise­s de Edtechs de publicités mensongère­s et de tactiques de vente agressives. Au début de l’année, le ministre indien de l’Éducation a déclaré que le gouverneme­nt envisageai­t une nouvelle réglementa­tion, sans toutefois donner de détails. Depuis, au moins 15 entreprise­s indiennes de Edtechs, dont Byju’s, ont créé un groupe promettant de rédiger de nouveaux codes de bonnes pratiques.

Stratégie de développem­ent mondial pour Byju’s

Il est peu probable que les entreprise­s occidental­es des Edtechs soient confrontée­s à des restrictio­ns similaires. Mais elles ont leurs propres défis à relever. En novembre, Chegg, une société américaine qui fournit une aide en ligne aux étudiants de premier cycle, a prévenu que le nombre d’inscriptio­ns, plus faible que d’habitude dans les université­s américaine­s, affectait ses revenus. Sa capitalisa­tion boursière, qui avait grimpé à environ 14 milliards de dollars au début de l’année 2021, est retombée à 4 milliards de dollars, soit moins qu’avant la pandémie. Les actions des sociétés de technologi­e éducative cotées en Amérique l’année dernière se négocient pour la plupart en dessous du prix d’offre. Plusieurs d’entre elles, dont Coursera et Duolingo, n’ont pas encore réalisé de bénéfices. Malgré ces résultats insatisfai­sants, les promoteurs de cette industrie pensent qu’elle peut encore s’améliorer. L’afflux d’utilisateu­rs et d’argent pendant la pandémie a donné à davantage d’entreprise­s la force de se développer à l’étranger et de trouver des moyens de convaincre les utilisateu­rs plus longtemps, selon Deborah Quazzo de GSV Ventures, un gros investisse­ur dans le domaine de l’éducation. Prenons Byju’s. L’entreprise a dépensé au moins 2,8 milliards de dollars pour une douzaine d’acquisitio­ns, dans une tentative apparente de réunir des services qui lui permettron­t de séduire des apprenants de tous âges, des tout-petits aux personnes en reconversi­on profession­nelle. Les accords conclus lui permettent également de gagner des clients bien au-delà de l’Inde. En 2021, l’entreprise a commencé à offrir des cours en ligne de codage et de mathématiq­ues à des enfants en Amérique, au Brésil, en Grande-Bretagne, en Indonésie et ailleurs. Une bonne IPO pourrait donner une leçon aux sceptiques des Edtechs et à leurs rivaux occidentau­x.

THE ECONOMIST

© 2022 The Economist Newspaper Limited. All rights reserved. Source The Economist, traduction Le nouvel Economiste, publié sous licence. L’article en version originale: www. economist.com.

 ?? ?? Depuis des années, de nombreuses entreprise­s de Edtechs parmi les plus dynamiques ont choisi de ne pas vendre aux écoles et aux université­s, mais de
s’adresser directemen­t aux élèves.
Depuis des années, de nombreuses entreprise­s de Edtechs parmi les plus dynamiques ont choisi de ne pas vendre aux écoles et aux université­s, mais de s’adresser directemen­t aux élèves.

Newspapers in French

Newspapers from France