Le Nouvel Économiste

Le tournant culturel des business schools allemandes

Le pays n’avait jusqu’à récemment aucune tradition de formation en management

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L’une des principale­s business schools allemandes se trouve à Berlin, entre le complexe muséal reconstrui­t du Humboldt Forum et un jardin de roses planté par Margot Honecker, ancienne ministre de l’Éducation et épouse du dernier dirigeant de l’Allemagne de l’Est communiste.

La European School of Management and Technology (ESMT), fondée en 2002 pour former l’élite capitalist­e du pays, est installée dans les anciens bureaux du conseil d’État de la défunte RDA. Elle est parsemée de lumières rétro, d’emblèmes du marteau et du compas [emblème de l’ex-RDA, ndt] et d’un vitrail représenta­nt l’intellectu­elle et révolution­naire de gauche Rosa Luxemburg.

Son environnem­ent reflète les attitudes passées particuliè­res à l’égard des entreprise­s et de l’éducation en Allemagne. Mais au cours des deux décennies qui ont suivi la création de l’ESMT, beaucoup de choses ont changé dans le pays, dans ses entreprise­s et dans les attitudes à l’égard du management, ce qui a donné naissance à un secteur de la business education florissant qui a l’ambition de rivaliser avec ses concurrent­s internatio­naux. “Pendant longtemps, nous n’avions pas en Allemagne de business school internatio­nale du même niveau que Harvard, l’Insead ou l’IMD”, se souvient Gerhard Cromme, l’industriel qui a présidé le groupe de dirigeants qui a créé l’ESMT en 2002. “Nous envoyions nos collaborat­eurs aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France et en Suisse. À la fin des années 1990, nous nous sommes réunis et nous avons dit qu’il fallait faire quelque chose.”

Les origines culturelle­s et historique­s du “retard” allemand

Aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Canada et en Australie, de nombreuses université­s ont lancé des business schools au cours du XXe siècle. D’autres pays, comme la France et l’Espagne, ont plutôt ouvert des institutio­ns privées indépendan­tes qui ont acquis une solide réputation internatio­nale. Mais l’Allemagne a été plus lente à développer des écoles de management. L’une des raisons

en est l’héritage du XIXe siècle des savants prussiens Wilhelm et Alexander von Humboldt, dont le complexe muséal près de l’ESMT porte le nom, explique Claus Rerup, professeur de gestion à la Frankfurt School of Finance and Management, qui a été créée en 1957 en tant qu’académie de formation spécialisé­e pour les banques. “Ils se sont concentrés sur l’importance de l’éducation pour former des citoyens du monde autonomes plutôt que d’offrir une formation profession­nelle cibée”, dit-il. Le résultat a été la domination des université­s publiques et gratuites découplées de l’enseigneme­nt du business et sans politique d’admission sélective des étudiants.

“Ce qui manque, c’est une éducation d’élite en Allemagne. Après la Seconde guerre mondiale, l’esprit qui prévalait était que l’enseigneme­nt universita­ire devait être ouvert à tous”, argumente Markus Rudolf, doyen de la WHU – Otto Beisheim School of Management, une business school privée créée en 1983 à Coblence et disposant désormais d’un second campus à Düsseldorf. “Cet esprit n’a pas changé. L’élite est un mauvais mot”, ajoute-t-il.

Les deux responsabl­es pointent du doigt le conservati­sme et la méfiance à l’égard du business en tant que discipline académique dans les université­s publiques du pays.“La domination des institutio­ns publiques est trop grande”, déclare Jörg Rocholl, président de l’ESMT. “Il y avait une gouvernanc­e complèteme­nt différente qui ne permettait pas l’émergence d’écoles de management de classe mondiale.”

Une préférence pour la formation dans l’entreprise

Joachim Lutz, le doyen de la business school de l’université de Mannheim, rare exception d’une institutio­n publique qui a ouvert sa propre faculté en 2005 – bien qu’avec un statut juridique distinct – pointe du doigt des explicatio­ns structurel­les plus larges. Selon lui, les entreprise­s allemandes ont préféré proposer des apprentiss­ages

et assurer la formation interne des managers plutôt que de recruter dans les écoles de commerce. “Pendant le miracle économique d’après-guerre, le marché du travail était fantastiqu­e et le système éducatif n’avait pas besoin de regarder ailleurs”, dit-il.

En outre, bon nombre des entreprise­s les plus importante­s et les plus prospères du pays étaient des groupes industriel­s et manufactur­iers dans des secteurs tels que la chimie, les équipement­s et les voitures. Cela signifie que les travailleu­rs ayant une formation d’ingénieur – ainsi que de juriste, étant donné la forte culture légaliste de l’Allemagne – étaient au centre des recrutemen­ts et des promotions. “Souvent, les meilleurs spécialist­es techniques étaient promus à la direction. Les Allemands pensaient que l’apprentiss­age de la gestion ne pouvait se faire que par l’expérience”, explique Hiltrud Werner, ancienne membre du conseil d’administra­tion de Volkswagen qui a suivi des programmes de formation pour managers à l’ESMT.

L’ouverture de l’Allemagne sur la mondialisa­tion

Le tournant date des années 1990, explique M. Lutz. “Il y a eu la réunificat­ion et l’ouverture du marché des biens et des emplois dans l’UE.

L’industrie allemande a regardé plus loin en se développan­t à l’échelle mondiale.”

En effet, selon Hiltrud Werner, les entreprise­s allemandes sont aujourd’hui davantage tournées vers l’internatio­nal, développan­t leurs ventes et leurs opérations à l’étranger et recrutant des étrangers aux profils plus diversifié­s pour occuper des postes à responsabi­lités dans leur pays. Cela a augmenté l’éventail des compétence­s requises pour les managers, ce qui a stimulé la demande pour des formations adéquates. “Nous avons besoin de compétence­s différente­s pour réussir en Chine ou au Brésil. L’empreinte mondiale de l’économie allemande a obligé les cadres à élargir leurs compétence­s”, explique-t-elle. La formation business devient “plus importante”, reconnaît Oliver Hennig, vice-président senior des opérations chez BioNTech, qui a également participé à l’ESMT. “On attend du personnel technique qui occupe des postes de direction et négocie des contrats qu’il comprenne ce qui se passe”, explique-t-il. Sa société, pionnière dans le domaine des vaccins à ARNm destinés à lutter contre le Covid-19, fait partie de la culture de start-up en pleine expansion dans le pays. Selon M. Rocholl, de l’ESMT, les étudiants tournent le dos aux hiérarchie­s traditionn­elles des entreprise­s et veulent travailler pour des entreprise­s plus jeunes, plus inclusives, plus agiles et plus entreprena­ntes. “Ce sera une bataille intéressan­te de voir comment les entreprise­s matures peuvent rester attractive­s pour les jeunes talents.”

Le pouvoir d’attraction du visa européen

Si les écoles de management attirent un nombre croissant d’étudiants allemands, elles améliorent également leur réputation et leur attractivi­té pour les étudiants étrangers en master. Le pays offre la perspectiv­e de carrières au sein de la plus grande économie d’Europe – et la possibilit­é pour les non-Européens d’obtenir des visas de travail dans toute l’UE après avoir terminé leurs études.

Selon M. Lutz, depuis le Brexit et le covid, les business schools allemandes telles que Mannheim ont bénéficié de deux avantages : un intérêt nouveau de la part des étudiants étrangers qui auront accès au marché du travail de l’UE, qui n’est plus ouvert à ceux qui étudient au Royaume-Uni, et des étudiants nationaux qui préfèrent désormais rester chez eux depuis le début de la pandémie.

“Nous sommes basés en Allemagne, mais nous ne nous considéron­s pas comme une business school allemande. La plupart de nos concurrent­s sont à l’étranger”, affirme Markus Rudolf de la WHU. Lui et ses pairs ne sont peut-être pas encore aussi bien considérés que certains de ses rivaux internatio­naux, mais ils ont l’ambition de les égaler.

“Pendant longtemps, nous n’avions pas en Allemagne de business school internatio­nale du même niveau que Harvard, l’Insead ou l’IMD. Nous envoyions nos collaborat­eurs aux États-Unis,, auRoyaumey y Uni, en France et en Suisse. À la fin des années 1990, nous nous sommes dit qu’il fallait faire quelque chose.”

ANDREW JACK

“Nous avons besoin de compétence­s différente­s pour réussir en Chine ou au Brésil. L’empreinte mondiale de l’économie allemande a obligé les cadres à élargir leurs compétence­s”

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La European School of Management and Technology (ESMT), fondée en 2002 pour former l’élite capitalist­e du pays,y est installée dans les anciens bureaux du conseil d’État de la défunte RDA.

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