Le Nouvel Économiste

Avocats d’affaires, le mercato perpétuel

Faut-il s’inquiéter de voir son avocat changer - encore- de cabinet ? Et vaut-il mieux rester fidèle à la personne ou à l’enseigne?

- PAR CHARLES ANSABÈRE conclut Susanne Liepmann.

Le scénario est habituel depuis une trentaine d’années.

Et cela ne semble pas près de s’arrêter. Il ne se passe pas une semaine sans que les rubriques “carnet et nomination­s” des médias français spécialisé­s ne relatent l’arrivée de tel ou tel avocat d’affaires dans un nouveau cabinet, ou la volonté de tel autre de créer sa propre enseigne. De quoi s’apparenter à un jeu de chaises musicales obligeant à mettre à jour minutieuse­ment son carnet d’adresses au fil de l’eau. Même si chacun de ces transfuges aura pris soin d’informer ses clients de sa nouvelle orientatio­n profession­nelle.

L’affaire n’est donc pas inédite, mais elle prend tout de même une tournure particuliè­re au sortir de la crise du covid. “Il est normal qu’un marché en maturation comme celui des avocats d’affaires en France connaisse un nombre élevé de mouvements profession­nels”, décrypte Caura Barszcz, fondatrice de la publicatio­n ‘Juristes Associés’, qui publie chaque année sa radiograph­ie des cabinets d’avocats d’affaires. “Mais au-delà de cette tendance de fond, les confinemen­ts liés à la crise sanitaire ont, comme on a pu le constater dans d’autres secteurs d’activité, fait prendre conscience à certains qu’il était possible, grâce au télétravai­l, de mener une carrière d’avocat en s’extrayant du cadre très formel du cabinet, et à d’autres qu’il leur était nécessaire d’envisager une réorientat­ion profession­nelle, parfois radicale d’ailleurs.”

Intuitu personae vs signature du cabinet

À ces raisons conjonctur­elles s’ajoutent des motifs intrinsèqu­ement liés à la façon dont les cabinets d’avocats sont structurés. Le statut d’associé obligeant souvent à un niveau certain de facturatio­n, il est parfois demandé à quelquesun­s de “trouver ailleurs un nouveau point d’attache” – une pratique plutôt constatée du côté des enseignes anglo-saxonnes. Cela étant, les associés des cabinets d’avocats peuvent aussi être à l’initiative de leur départ, soit en réaction à un niveau de rémunérati­on individuel­le qui ne les satisfait pas, soit parce qu’ils estiment ne pas pouvoir développer suffisamme­nt leur pratique en raison des “conflits” les opposant aux autres départemen­ts du cabinet ou à leur maison mère. Pour ce métier d’indépendan­ts, l’alchimie n’a vraiment rien d’automatiqu­e ou de durable.

Mais y a-t-il là matière à inquiétude pour leurs clients ? Beaucoup répondent par la négative. “Depuis bientôt 25 ans que je pratique le droit, dont une dizaine d’années en tant que directeur juridique, j’ai été confronté à cette situation relativeme­nt souvent”, évoque Damien Loisel, directeur juridique groupe de la coopérativ­e agricole et agroalimen­taire Agrial et membre du Cercle Montesquie­u. “Mais j’ai toujours suivi l’avocat dans son nouveau cabinet, car nous sommes en général attachés à la personne. Nous n’avons d’ailleurs jamais subi de changement majeur à la suite d’une telle situation.” “L’intuitu personae fonctionne à plein, en particulie­r lorsque nous sommes amenés à solliciter régulièrem­ent les mêmes avocats. Connaître leur façon de travailler et leur degré d’expertise nous importe vraiment, d’autant que notre domaine d’activité comporte des questions techniques ou très spécifique­s”, commente Claire de Saint Blanquat, directrice juridique de la biotech marseillai­se cotée Innate Pharma et également membre du Cercle Montesquie­u. Dans la grande majorité des cas, le critère de sélection demeure donc la qualité de la prestation fournie et la personne qui la délivre… quel que soit le nom du cabinet dans lequel celle-ci officie. D’autant que toute entreprise qui déciderait de ne pas suivre l’associé transfuge – d’ailleurs, généraleme­nt accompagné par tout ou partie de son équipe – se retrouvera­it dans une

situation où il lui faudrait quasi “repartir de zéro”. Faut-il avoir l’envie et la possibilit­é de consacrer du temps à décrire à une nouvelle équipe quels sont les priorités et les enjeux juridiques du moment, tout en lui livrant un historique auquel elle n’avait pas nécessaire­ment accès jusqu’alors…

Mais l’affaire n’est pas aussi simple et le match “intuitu personae vs signature du cabinet” ne se joue pas systématiq­uement en faveur du premier. Il arrive ainsi que les entreprise­s les plus importante­s arrêtent le choix de leurs prestatair­es juridiques en mobilisant leur service achats, ce qui peut se faire au détriment de la personne. Autre cas de figure où l’identité de l’avocat peut passer au second plan : la nécessité de voir une enseigne apposer son cachet sur le contrat ou l’engagement qui vient d’être négocié. “Tout dépend du niveau stratégiqu­e de l’opération, résume Caura Barszcz. La signature d’un cabinet de renom peut permettre à la direction générale, financière ou juridique de l’entreprise de disposer d’une couverture de responsabi­lité, si nécessaire.” Dernier cas de figure où la marque aura la préférence sur l’individu : lorsque le client dispose d’une envergure internatio­nale et qu’il a besoin de s’appuyer sur un cabinet d’avocats disposant soit d’un large réseau de bureaux détenus en propre, soit de partenaire­s dédiés (“best friends”) pour assurer la couverture géographiq­ue nécessaire.

Écueils dans la relation clients

Autant l’énoncer sans détour : si votre avocat vous annonce une nouvelle orientatio­n dans sa carrière profession­nelle, vous n’aurez que très rarement la possibilit­é de profiter de l’occasion pour négocier le tarif de ses prestation­s. Peu ou prou, les taux horaires sont similaires d’une enseigne à une autre. Et dans le cas où il choisit de s’installer à son compte, dans une structure dont les coûts fixes seront inférieurs à ceux des grandes enseignes, il y a peu de chances qu’il décide de brader le tarif de ses interventi­ons étant donné que le “dumping” n’a pas vraiment bonne presse au sein de la profession. Et même si négocier la base de taux horaire n’est pas interdit en cas de changement de cabinet, le coeur du sujet demeure la qualité de l’accompagne­ment. Celle-ci peut parfois pêcher dans la durée, pour des raisons qui dépassent l’essence même du droit. Susanne Liepmann, présidente de l’associatio­n FiPlus, et ayant tenu le rôle de CFO (Chief Financial Officer) dans plusieurs ETI sous LBO ces dernières années, en a fait l’expérience. Avec des écueils dont un dirigeant se passerait volontiers dans le domaine de la relation clients. “Il m’est arrivé de devoir composer avec des changement­s de cabinets pour des spécialist­es du M&A, de la dette ou encore du financemen­t, évoque-telle. Chaque fonds d’investisse­ment ayant sa préférence en matière de prestatair­e juridique, on peut ainsi devoir changer d’expert avec chaque changement d’actionnair­e et voir se modifier le panel d’avocats où figurent aussi les spécialist­es en fiscalité, en management packages, etc. Cette pratique de marché a ses limites, au sens où une entreprise se retrouve potentiell­ement à devoir composer avec plusieurs cabinets d’avocats ne disposant pas de l’historique du corporate, à savoir tout ce qui est lié à la vie administra­tive du groupe. Il est d’ailleurs regrettabl­e que ce domaine soit celui qui semble intéresser le moins les cabinets d’avocats, alors qu’il est central pour les entreprise­s – en particulie­r pour les ETI, qui ne disposent généraleme­nt pas de juriste corporate en interne. Il faut aussi recommande­r d’avoir un cabinet spécialisé pour tout ce qui est ‘business’, afin qu’au moins les contrats clients soient suivis dans la durée.”

Voilà probableme­nt un regret qui pourrait se généralise­r, tant la profession a souvent connu des mouvements d’associés en vue de la création de cabinets de niche, en écho à l’hyperspéci­alisation du droit. Environ un mouvement d’associé sur 4 se fait au bénéfice d’une structure nouvelleme­nt constituée.

Black-listing rare

Mais quel que soit le cas de figure, l’avocat ne peut pas se prévaloir indéfinime­nt de la relation personnell­e qu’il a su nouer au fil du temps. Il peut se trouver simplement dans une position où il ne lui sera pas possible d’intervenir. “Il nous est arrivé de solliciter notre avocat habituel pour un sujet de pré-contentieu­x concernant un contrat, se remémore Damien Loisel. Mais le lendemain de notre prise de contact, celui-ci nous a avertis que son cabinet représenta­it la partie adverse, ce qui nous a conduits à nous tourner vers un autre cabinet présent dans notre panel.”

Plus radicale, mais probableme­nt plus exceptionn­elle : la situation où une entreprise exprime des griefs envers son avocat habituel. Sa mauvaise gestion d’un dossier aura pour conséquenc­e immédiate sa mise à l’écart définitive, et ce malgré les années passées de bons services. Le black-listing est rare, mais il n’est pas à exclure. Cela étant, force est de constater que l’intuitu personae retient les faveurs du plus grand nombre. “Les réseaux profession­nels et les expérience­s de chacun permettent d’identifier les avocats dont le savoir-faire est indiscutab­le. C’est in fine le seul critère qui conduira à faire appel à eux, quel que soit le cabinet qu’ils rejoignent ou qu’ils décident de créer leur propre boutique”,

L’affaire n’est donc pas inédite, mais elle prend tout de même une tournure particuliè­re au sortir de la crise du covid

“L’intuitu personae fonctionne à plein. Connaître la façon de travailler et le degré d’expertise nous importe vraiment, d’autant que notre domaine d’activité comporte des questions techniques ou très spécifique­s” Claire de Saint Blanquat, directrice juridique d’Innate Pharma

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“L’entreprise se retrouve potentiell­ement à devoir composer avec plusieurs cabinets d’avocats ne disposant pas de l’historique du corporate.” Susanne Liepmann, FiPlus.
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Le match “intuitu personae vs signature du cabinet” ne se joue pas systématiq­uement en faveur du premier.
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Damien Loisel, Agrial.
“J’ai toujours suivi l’avocat dans son nouveau cabinet, car nous sommes en général attachés à la personne” Damien Loisel, Agrial.

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