Le Nouvel Économiste

Christophe Aulnette, Apax: “Le private equity technologi­que est devenu une alternativ­e à la bourse”

Aujourd’hui senior advisor d’Apax Partners, l’ancien directeur général ou pdg de Netgem, Altran et Microsoft France analyse la transforma­tion en cours des éditeurs de logiciels et des sociétés de services – et ses conséquenc­es pour le private equity, mais

- EXTRAITS DU PODCAST ‘CORPORATE FINANCE’, INTERVIEW MENÉE PAR JEAN ROGNETTA AVEC MAURICE DE RAMBUTEAU

Jean Rognetta : Bonjour Christophe Aulnette. Lors de notre dernière rencontre, vous étiez directeur général de Microsoft France. C’était presque un autre siècle. Depuis, vous avez été pdg d’Altran, puis de Netgem. Puis après “Big Tech”, vous êtes devenu business angel, avec un certain succès, et vous voici maintenant senior partner d’Apax…

Christophe Aulnette : Je suis senior advisor et non pas senior partner chez Apax, qui est effectivem­ent un des fonds de private equity avec plus de 5 milliards en actifs sous gestion. Par rapport aux fonds de LBO en Europe, qui sont traditionn­ellement plutôt généralist­es, Apax présente une vraie focalisati­on sur la partie dite “tech et télécoms”, qui représente plus de la moitié du portefeuil­le. Les autres secteurs étant les biens de consommati­on, la santé et les services financiers.

J.R. : Vous êtes en quelque sorte à l’aboutissem­ent de la chaîne de financemen­t. Après le venture capital et le growth capital, les LBO peuvent constituer l’extrême late stage avant la bourse. Mais avant cela, reprenons mon lapsus, finalement significat­if. Quelle différence faites-vous entre un senior partner et un senior advisor ?

Ch.A.: Un partner est employé par la société de gestion, associé à la société et au fonds. Le rôle de senior advisor, en tout cas celui que j’occupe auprès d’Apax, consiste tout d’abord à évaluer un certain nombre d’opportunit­és d’investisse­ment. Dans les logiciels et les services, mes connaissan­ces sectoriell­es permettent d’apporter un éclairage, d’aider dans l’appréciati­on de la qualité de l’investisse­ment.

Le second axe sur laquelle j’interviens, c’est d’aider les sociétés de portefeuil­le, notamment dans les plans de transforma­tion. Le retour d’un investisse­ment en private equity, en LBO notamment, naît du fait que l’entreprise va changer d’échelle, de taille. Il y a un vrai défi de croissance, pérenne et profitable. En effet, le principe du LBO est que vous êtes financé en partie par une dette, il faut donc rester profitable. Lorsqu’un investisse­ur comme Apax investit, il met en place un plan de développem­ent assez intense, qui vise à créer de la valeur à un horizon de 5 à 7 ans. Pour cela, il est important que le fonds puisse apporter un certain nombre d’outils au service des sociétés de portefeuil­le, et aussi un réseau élargi d’acteurs, administra­teurs ou consultant­s. Ils permettent d’amener une compétence horizontal­e, que ce soit sur les ressources humaines, la finance, le pricing… Ou des spécialité­s plus sectoriell­es : software as a service (Saas), consulting, télécoms. Ce cocktail de compétence­s est un booster pour le dirigeant que nous accompagno­ns dans ce plan de transforma­tion.

Si vous êtes une entreprise cotée et que vous prononcez le mot ‘transforma­tion’, votre cours perd 30 %”

J.R.: Votre action s’inscrit donc dans cette grande tendance, encore assez nouvelle en France, où les investisse­urs constituen­t des équipes pour renforcer les sociétés dans leur transforma­tion numérique et dans leur croissance en général. Qu’on les appelle operating partners ou senior advisors, leur fonction reste celle de rendre l’argent intelligen­t…

Ch.A. : Absolument, c’est la smart money. Vous avez raison de le dire, ce cocktail d’outils et de compétence­s permet d’accélérer et de solidifier le plan de transforma­tion des entreprise­s. Certains fonds procèdent de façon très prescripti­ve ; d’autres comme Apax se veulent plus entreprene­ur-friendly.

Notre nouvelle devise est “You are in good company” : l’idée est vraiment d’apporter des outils et un support auprès du dirigeant. C’est une vraie différenci­ation, très importante : les investisse­urs du fonds mais aussi les dirigeants y sont très sensibles.

La concurrenc­e des grands fonds américains sur les LBO tech

J.R. : Le segment où vous opérez est devenu extrêmemen­t concurrent­iel. On voit arriver des acteurs de plus en plus lourds, comme

le géant KKR, pionnier historique du secteur – je pense par exemple au LBO sur Devoteam… Comment faites-vous face ?

Ch.A.: En fait, chaque acteur intervient à des niveaux de tailles d’entreprise différents. Et même au sein d’une même société. Il y a ainsi chez Apax deux véhicules qui ont pour objet d’investir sur des valeurs d’entreprise différente­s mais dans les mêmes secteurs – tech-télécoms, biens de consommati­on, santé et services financiers. Apax Développem­ent, qui est d’ailleurs en train de finaliser sa seconde levée de fonds à hauteur de 350 millions

“L’avenir est à des fonds de growth capital, qui vont devenir beaucoup plus importants, y compris en Europe. Ils financeron­t de la croissance dans la durée, avec la perspectiv­e éventuelle­ment d’aller en bourse, mais pas seulement.”

d’euros, finance des small cap valorisées entre 20 à 100 millions d’euros. Au-delà de 100 millions, le véhicule Apax Mid-Market, lui, a levé 1,6 milliard dans le dernier millésime. Il va s’investir dans une douzaine de sociétés en Europe continenta­le, dans ces mêmes secteurs.

C’est donc souvent la capacité et la taille du fonds qui détermine un peu le range de valorisati­on. KKR intervient peut-être à un niveau de valorisati­on plus élevé. Apax aujourd’hui joue dans une cour qui va d’une vingtaine de millions jusqu’à 1 milliard d’euros. Dans cet espace concurrent­iel, on trouve plutôt des fonds européens que de grands fonds américains.

J.R. : Traditionn­ellement, les LBO tech s’adressent aux ESN (entreprise­s de services numériques) et quelques éditeurs de logiciels. À quoi ressemble aujourd’hui la population d’entreprise­s dont vous vous occupez ?

Ch.A.: C’est vrai qu’historique­ment, Apax a participé à des investisse­ments LBO dans des ESN comme Altran ou encore GFI, dont nous sommes maintenant sortis. Mais

aujourd’hui, avec le modèle du logiciel proposé comme un service (SaaS), on assiste à une véritable transforma­tion de cet écosystème. Apparaisse­nt aujourd’hui des éditeurs qui, en migrant vers le Saas, développen­t une façon de commercial­iser toute nouvelle. Il forme une première cible, et nous continuons également d’investir des sociétés qui proposent des managed services, que l’on aide à s’industrial­iser dans le cloud. Je pourrais prendre l’exemple d’Efficy, éditeur en Belgique, ou bien dans les managed services aux Pays-Bas, Odin Group. Et puis on voit émerger aussi des acteurs avec un modèle plus hybride entre les services et le logiciel, comme par exemple la société Graitec, qui est le troisième ou quatrième revendeur Autodesk [logiciels de conception assistée par ordinateur, dont AutoCad, ndlr] au monde. Elle s’appuie sur ce partenaria­t extrêmemen­t fort non seulement pour revendre la plateforme Autodesk, mais aussi pour commercial­iser ses propres logiciels et sa propriété intellectu­elle au-dessus de cette plateforme. Elle propose ainsi des services pour toute la digitalisa­tion de la constructi­on.

Ce modèle hybride qui mêle des plateforme­s SaaS, de la propriété intellectu­elle en propre et des services industrial­isés managés, présente de très belles opportunit­és de transforma­tion et de création de valeur. Ce sont des stratégies qu’on regarde évidemment de très près.

Le private equity ou la bourse ?

J.R. : Voyez-vous, dans votre deal flow, des scale-up d’anciennes start-up issues de la vague numérique ?

Ch.A. : Encore assez peu. Toutes les entreprise­s ont été des start-up à un moment donné, mais pour passer au private equity, il faut atteindre un certain niveau de profitabil­ité. C’est par exemple le cas d’Efficy, une start-up qui s’est progressiv­ement développée, qui maintient une croissance solide face à ses concurrent­s et qui finance son développem­ent et ses acquisitio­ns par le LBO et le private equity.

Ce mode de développem­ent n’était pas la voie traditionn­elle des start-up, qui visaient

toutes l’introducti­on en bourse, l’IPO (Initial public offering). Aujourd’hui, l’IPO a beaucoup moins le vent en poupe, on le voit bien. Il y a eu 50 % ou 60 % d’IPO en moins sur l’année 2022. L’introducti­on en bourse n’est plus le Graal, ni un passage obligé, car il existe beaucoup d’alternativ­es de financemen­t, notamment le growth capital et le private equity. Aujourd’hui, on estime qu’il y a dans le private equity 1 400 milliards de ce qu’on appelle la dry powder, c’est-à-dire des investisse­ments prêts à se réaliser. Et 500 milliards en venture capital ! Il y a énormément d’argent encore disponible.

J.R. : On peut le dire ! 1 400 milliards, cela représente les deux tiers du PIB de la France…

Ch.A. : C’est effectivem­ent une façon de voir les choses, mais il faut penser à l’échelle mondiale. Et il y a des acteurs qui aujourd’hui sortent des sociétés de la cote. Je vais prendre l’exemple du fonds américain Thomas Bravo. Il a sorti récemment la société Proofpoint, qui est un leader mondial de la cybersécur­ité. Des exemples comme ça, il y en a tous les trimestres. Cela veut dire que les acteurs du private equity sont devenus une alternativ­e à la bourse. D’autant plus que la bourse, c’est beaucoup de contrainte­s de régulation, de communicat­ion. Si vous êtes une entreprise cotée et que vous prononcez le mot “transforma­tion”, votre cours perd 30 %. Alors qu’on est dans un monde où les entreprise­s, surtout technologi­ques, doivent se transforme­r. Elles font face constammen­t à de nouvelles ruptures technologi­ques auxquelles elles doivent s’adapter. C’est donc absolument plus adapté pour moi de faire appel à des investisse­urs en private equity qui vont pouvoir définir un plan de transforma­tion, l’exécuter dans un horizon de temps déterminé sans contrainte de publicatio­n trimestrie­lle.

J.R. : Oui mais… Pour le venture et le growth capital, la bourse reste-t-elle une porte de sortie nécessaire ? Ou la maturation des start-up vous permet-elle d’imaginer que le private equity puisse devenir la sortie de référence pour le numérique ?

Ch.A. : Je pense que les deux subsistero­nt. Pour le private equity, il est important d’avoir des entreprise­s qui soient profitable­s. Ce dont on a besoin avant ce stade, c’est plutôt un renforceme­nt des fonds de growth capital. Il est en effet nécessaire d’avoir des fonds, par exemple dans les deeptech, capables de financer de façon importante des entreprise­s à perte pendant des années, parce qu’ils croient au modèle.

C’est vraiment une différence importante entre les États-Unis et l’Europe. Voyez Amazon, Uber ou Airbnb : ils ont été financés par des acteurs qui les encouragea­ient, bien qu’ils soient en perte, à gagner des parts de marché. On ne voit pas beaucoup de ces fonds-là en Europe. L’avenir est plutôt à des fonds de growth capital, qui vont devenir beaucoup plus importants, y compris en Europe. Ils financeron­t de la croissance dans la durée, avec la perspectiv­e éventuelle­ment d’aller en bourse, mais pas seulement.

D’un autre côté, on voit des entreprise­s qui atteignent une taille critique. Dans le SaaS notamment, qui fait que des effets de seuil apparaisse­nt à partir d’un certain chiffre d’affaires. Vous avez une telle scalabilit­é que vous devenez très profitable. À ce moment-là, vous devenez un très bon actif pour un fonds de private equity, parce que vous avez à la fois une croissance et de la scalabilit­é. Ce que j’appelle la scalabilit­é, c’est finalement le gain de chiffre d’affaires à coût incrémenta­l marginal, que le modèle SaaS illustre très bien.

J.R. : Vous avez été pdg de deux sociétés cotées et haut dirigeant de Microsoft qui, parmi les premières, a intéressé ses salariés par la distributi­on d’actions cotées. Comment le private equity pourrait-il remplacer la bourse, non pas juste dans l’apport de financemen­ts, mais dans tout ce qui va avec : la notoriété, la motivation des salariés ?

Ch.A. : Sur la notoriété, je pense qu’effectivem­ent, il y a un petit déficit par rapport à la bourse, même si c’est parfois une arme à double tranchant. Vous avez à communique­r tous les trimestres et dans des contextes d’évolution et de transforma­tion, c’est parfois très compliqué. Mais c’est vrai que nombre de sociétés cotées, notamment américaine­s, ont profité de la cotation pour créer une associatio­n large des salariés. C’est le cas de Microsoft et de bien d’autres.

Concernant les fonds de private equity, tout ce qui est critères ESG et développem­ent durable est aujourd’hui un élément très important. Dans ce cadre-là, la réflexion sur le fait d’attirer et de garder les talents et de les associer à la création de valeur prend de plus en plus d’importance. Il y a traditionn­ellement ce qu’on appelle le management package pour les dirigeants clefs dans une entreprise sous LBO. Mais il y a aujourd’hui une vraie volonté et une nécessité de développer des programmes autour de l’attraction et de la fidélisati­on des talents. D’un point de vue financier, bien sûr, mais pas seulement.

Green IT, le E des ESG

J.R. : Justement. Dans ESG, nous avons parlé du S social, du G comme gouvernanc­e. Mais qu’en est-il de l’E comme environnem­ent ? Le Green IT est-il une préoccupat­ion concrète dans votre action auprès des sociétés d’Apax ?

Ch.A. : Nous avons essayé de proposer une boîte à outils aux différente­s sociétés.

Selon que vous faites du hardware, que vous avez vos propres datacenter­s, ou que vous êtes purement SaaS, hébergé chez Amazon ou Azure, votre capacité à améliorer votre empreinte carbone est très différente. Il n’y a pas un modèle unique.

J.R. : Mais à partir de 2024, il va falloir intégrer l’empreinte carbone dans tout le reporting. Il va donc falloir qu’Azure ou Amazon donnent l’empreinte carbone des serveurs logés dans leur cloud…

Ch.A. : Ils commencent déjà à le faire. Ce que je veux dire, c’est que tout ce qui est scope d’émissions 1, 2 ou 3 [périmètre au sein duquel sont étudiées les émissions de gaz à effet de serre, ndlr] dépend de la nature des entreprise­s. Notre rôle est de demander à chacune de nos 23 participat­ions de mettre en place un plan ESG. Il doit s’articuler autour d’une vision de l’entreprise alignée avec des objectifs de développem­ent durable et notamment de réduction de l’empreinte carbone, mais pas seulement. Une politique RH en termes d’accès des femmes aux postes de management, de diversité, est aussi un vrai challenge dans la tech… Il faudrait encore ajouter la cybersécur­ité : je ne sais pas si elle fait partie de la gouvernanc­e, mais elle devient aussi un élément essentiel.

Le SaaS, un potentiel gigantesqu­e

J.R. : Revenons au SaaS. Est-ce que cette grande vague est terminée ? Et si oui, qu’est ce qui va venir après ? Ou en est-on encore à tirer des bénéfices du SaaS ?

Ch.A. : La migration SaaS, ce n’est pas juste prendre un logiciel et le mettre sur un serveur, c’est une transforma­tion du produit. Vous aviez un produit unique qui mutualisai­t l’innovation pour un très grand nombre de clients. Voici qu’il vous faut délivrer ce logiciel comme un service à des milliers de clients en parallèle, à partir de la même base. C’est une refonte complète de l’architectu­re produit, mais aussi de la démarche de vente. Il ne faut plus proposer du développem­ent à façon pour le client, mais du customer success. Vos salariés vont dire au client : “On va vous aider à bien implémente­r cela chez vous, avec un certain nombre de services autour”.

Cela restructur­e toute une industrie, non seulement en termes d’architectu­re produits, mais aussi en termes de go-to-market et d’approche des organisati­ons. C’est aussi un domaine sur lequel on intervient auprès de nos participat­ions pour leur dire : “Aujourd’hui vous êtes dans cet état. On voit bien le modèle idéal, mais soyons réalistes. Quels sont les pas incrémenta­ux à faire pour vous aider dans cette démarche de transforma­tion ?” C’est absolument passionnan­t : cela touche à tous les domaines dans l’entreprise.

J.R. : Ce que vous dites, c’est que la vague SaaS qui a porté la transforma­tion de l’industrie du logiciel est en fait loin d’être terminée. Chez les clients, de nouvelles vagues sont en train de prendre pied : la nouvelle génération d’ERP, la digitalisa­tion, et ainsi de suite…

Ch.A. : Oui. Avec le fait que tout soit consolidé sur le cloud, en SaaS, on voit aujourd’hui des enjeux de communicat­ion inter-applicatio­ns au potentiel absolument gigantesqu­e. À partir du moment où tout évolue dans un environnem­ent cloud, on peut communique­r d’applicatio­n à applicatio­n pour accélérer les flux… Après la digitalisa­tion et la numérisati­on des processus, voici la numérisati­on des produits et des entreprise­s dans toutes leurs dimensions.

Mieux que les licornes, les centaures

J.R. : La grande génération des éditeurs français remonte au XXe siècle. Depuis, nous n’avons pas su exprimer de champions de cette taille-là. La maturité du SaaS va-t-elle changer la donne ?

Ch.A. : Oui. Cegid, Dassault Systèmes et Business Objects étaient un peu l’arbre qui cachait la forêt, ou plutôt la fragmentat­ion du marché des éditeurs de logiciels en France. En BtoC, il faut une empreinte de marché extrêmemen­t forte et des moyens énormes : évidemment, les acteurs américains sont les plus forts, grâce à leur marché domestique. Mais en BtoB, on voit émerger des entreprise­s qui deviennent des licornes en France, ou des centaures, ce qui est encore mieux.

J.R. : Est-ce à dire qu’entre une licorne, soit une entreprise qui vaut 1 milliard de dollars, et un centaure, qui réalise 100 millions de dollars de chiffre d’affaires récurrent, vous préférez les centaures ?

Ch.A. : Oui, très largement. Cent millions de revenu récurrent annuel (ARR), c’est très significat­if. Et surtout, ça garantit un niveau de revenus, de profitabil­ité et de récurrence qui fait que les centaures sont des acteurs très intéressan­ts pour le private equity. Nous en avons d’ailleurs dans le portefeuil­le, Odigo par exemple.

Les licornes, elles, sont souvent très déficitair­es. La logique veut que pour gagner des parts de marché, il faut accélérer les pertes. Les coûts d’acquisitio­n des clients sont souvent très importants. Ils sont financés sur la base d’une valeur finale très forte, mais en acceptant que l’entreprise perde de l’argent. C’est vraiment une différence majeure entre le venture capital et le private equity.

Capital-risqueur et business angel

J.R. : Mais vous avez aussi joué au jeu du VC ! En partant jusqu’à Singapour…

Ch.A. : Mon expérience Netgem m’avait amené à me relocalise­r à Singapour quand nous avions signé un énorme contrat avec Telstra en Australie. On a équipé 10 % des foyers australien­s. Ensuite, j’ai décidé de passer du côté du conseil et de l’investisse­ment et j’ai investi dans une start-up qui s’appelait Dathena. Une société vraiment deeptech, qui utilisait l’intelligen­ce artificiel­le pour prédire de quoi parle un document et son degré de confidenti­alité. Trois ans et demi plus tard, en janvier dernier, nous l’avons revendue à Proofpoint pour plusieurs dizaines de millions de dollars. C’est une véritable acquisitio­n technologi­que : l’acquéreur n’a pas regardé les clients conquis par la start-up – le produit était relativeme­nt technique et les cycles de vente étaient longs – mais la qualité de la technologi­e. Acquérir une technologi­e comme celle-là et l’exposer à des milliers de clients, le gain potentiel est évidemment très important. Cette base nous a permis de faire une belle opération. Mais je dois dire avec beaucoup d’humilité que tous les investisse­ments de business angel que j’ai faits n’ont pas connu cette réussite.

J.R. : Et notamment ceux que vous avez faits en France ? Est-ce qu’il y a encore un problème français ou est-ce qu’il est résolu désormais ?

Ch.A. : Non, je pense que sur l’early-stage les choses vont beaucoup mieux. Il y a des fonds early-stage, pour le pre-seed, pour la série A : tout l’environnem­ent est là. Je faisais plutôt référence à l’erreur qui consiste, en tant qu’ancien dirigeant d’entreprise, à regarder la rationalit­é d’un business model hypothétiq­ue, alors que le plus important dans un investisse­ment early-stage, c’est la qualité du fondateur ou de la fondatrice, ou de l’équipe fondatrice.

Il y a tellement d’aléas possibles au début de la vie d’une entreprise qu’il faut à la fois avoir des gens qui sont passionnés par leur produit, qui le vivent, qui sont presque obsédés par la réussite de ce produit, mais qui sont aussi capables, après s’être cogné trois fois la tête contre un mur, de le contourner et de pivoter. Cet équilibre entre résilience et agilité, c’est la qualité essentiell­e que je recherche dans un investisse­ment early-stage.

Neuilly Tech, un incubateur distribué entre grandes entreprise­s

J.R. : Vous avez eu aussi une période d’engagement public, comme premier adjoint au maire de Neuilly, Jean-Christophe Fromantin, que vous avez concentré justement sur les start-up. Où faut-il porter aujourd’hui l’inquiétude citoyenne ? Sur le growth ? Sur la souveraine­té ?

Ch.A. : Neuilly Nouveaux Médias, qui s’appelle Neuilly Tech maintenant, est en fait une sorte de parrainage de start-up par les grandes entreprise­s, qui les accueillen­t et leur offrent du mentoring : Decaux, Deloitte, Clarins, PWC… Après la crise de 2009, elles avaient des locaux disponible­s, et nous leur avions proposé d’allouer un espace aux start-up. C’était donc un incubateur distribué entre les grandes entreprise­s. C’est parti de là, et l’initiative a très bien marché et continue à fonctionne­r.

J.R. : Vous pensez que le concept est encore valable ?

Ch.A. : Oui, absolument, et on pourrait même le déployer à plus grande échelle. Je pense que les grandes entreprise­s doivent avoir un rôle d’encouragem­ent, de prise de risque. Elles doivent être attentives à ne pas créer une relation de dépendance avec la start-up, ce que j’appelle l’agonie par POC (Proof of concept). La start-up donne le produit gratuiteme­nt et puis on lui demande de le modifier comme-ci, de l’adapter comme ça… Et finalement vous devenez une société de services du grand compte.

Alors que faire un produit, c’est savoir dire non à un client ! Il faut pouvoir lui dire : “voilà la version actuelle, on prend votre feedback en compte”. Il faut créer un produit et non un service. Je pense qu’il y a une responsabi­lité de la part des grandes entreprise­s de le comprendre et d’accepter dans la relation avec les start-up, qu’il ne faut pas les contraindr­e à la soumission. Elles doivent participer, elles aussi, à l’émergence de nouveaux acteurs.

Souveraine­té et interopéra­bilité

J.R. : Dans les entreprise­s que vous suivez, la question du Cloud Act, et celle de la souveraine­té en général, doivent se poser particuliè­rement lourdement ?

Ch.A. : La souveraine­té totale n’existe pas. Même un cloud souverain ! D’où vont venir les chipsets dans les serveurs ? Vous ne voulez pas qu’ils viennent de Chine. Et les différente­s couches d’IP, de propriété intellectu­elle ? Tout cela est interconne­cté. À moins d’être complèteme­nt en autarcie, ce qu’évidemment on ne veut pas et on ne peut pas faire. Seuls les Chinois peut-être pourraient y arriver.

Pour moi, la souveraine­té consiste à bien comprendre, choisir et maîtriser ses dépendance­s. Le mot-clé, c’est l’interopéra­bilité. Si vous dépendez d’un acteur, quel degré de liberté avez-vous pour en changer ? C’est ce que j’ai pu observer de l’autre côté de la barrière, si je puis dire, lorsque j’étais chez Microsoft, un de ces grands acteurs dominants. C’est de ce point de vue que je trouve louable l’effort que mène la Commission européenne, par le DMA (Digital Market Act) et le DSA (Digital Service Act).

J.R. : Ce sont les deux directives européenne­s qui sont qui ont été rendues publiques en 2021 par la Commission.

Ch.A. : Le Digital Market Act vise justement à créer des règles d’interopéra­bilité. Il est important par deux dimensions. La première, c’est la capacité à changer de fournisseu­r, qui contraste la tentation des ventes liées, qui crée une adhérence complète à la plateforme. C’est vrai d’Apple avec l’Appstore, c’est vrai d’Amazon, de Google… c’est vrai de tous les grands acteurs, les grandes plateforme­s. C’est la première chose : le DMA doit définir des règles qui créent des pointillés entre les différente­s fonctionna­lités, pour permettre à d’autres offres de s’y connecter.

C’est la seule façon de permettre à une innovation de se développer sur ces plateforme­s dominantes. Il faut créer une sorte de terrain de jeu équitable entre la start-up qui, par exemple, vient développer sur Azure un produit et Microsoft, qui va peut-être trouver ça intéressan­t de le développer soi-même et le donner en standard. C’est ça qu’il faut absolument arriver à réguler : c’est le défi pour les régulateur­s et le coeur du débat. Pour moi, c’est le bon débat, même si je ne nie pas qu’il soit très compliqué.

La souveraine­té consiste à bien comprendre, choisir et maîtriser ses dépendance­s. Le mot-clé, c’est l’interopéra­bilité. Si vous dépendez d’un acteur, quel degré de liberté avez-vous pour en changer ?”

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“On estime qu’il y a dans le private equity 1 400 milliards de ‘dry powder’, c’est-à-dire des investisse­ments prêts à se réaliser, et 500 milliards en venture capital ! Il y a énormément d’argent encore disponible.”
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opportunit­és de transforma­tion et de création de valeur.”
“Le modèle hybride qui mêle des plateforme­s SaaS, de la propriété intellectu­elle en propre et des services industrial­isés managés, présente de très belles opportunit­és de transforma­tion et de création de valeur.”

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