Le Nouvel Économiste

L’Europe en quête de souveraine­té économique

L’argent ne manque pas mais la puissance géopolitiq­ue fait défaut.

- ECONOMIE ET POLITIQUE, LA CHRONIQUE DE JEAN-MICHEL LAMY

L’industrie, c’est le nerf de la guerre. Joe Biden l’embarque à la fois dans le combat géopolitiq­ue et dans sa campagne préélector­ale pour la présidence. “Tout va bien se passer mon chéri”, assure-t-il devant le Congrès à l’adresse des enfants américains. À la clef, une masse de subvention­s sans précédent à destinatio­n exclusive du tissu productif de la bannière étoilée. De quoi, espère la Maison-Blanche, donner par ricochet du grain à moudre à une classe moyenne très abîmée. Celle qui vote Donald Trump.

Contre-offensive européenne

De ce côté-ci de l’Atlantique, les “gens ordinaires”, selon la terminolog­ie de l’essayiste Christophe Guilluy, aimeraient bien être embarqués à leur tour dans un tel sillage de reconquête. Rien n’est moins sûr. Le programme Biden dispose des armes budgétaire­s et de tarifs énergétiqu­es cinq à six fois plus bas pour siphonner une industrie européenne prête à succomber devant l’attractivi­té des États-Unis. Récemment, le tocsin a été suffisamme­nt agité dans les couloirs de la Commission pour réveiller les différente­s strates de bureaucrat­es. Que le cycle économique change d’allure aide puissammen­t aux réorientat­ions majeures. Les principale­s caractéris­tiques vont de la fragmentat­ion en bloc des relations internatio­nales au poids grandissan­t de l’État dans le rôle d’investisse­ur et de réparateur en chef, en passant par la guerre convention­nelle aux marches de l’Union européenne (UE) et la guerre hybride sur le territoire même des États membres. D’aucuns parlent même d’un changement civilisati­onnel ! L’Européenne Ursula von der Leyen a entamé la contre-offensive sur le registre économique – le sien. La présidente de la Commission a présenté un projet global destiné à hisser les couleurs de l’industrie européenne au rang de championne de la technologi­e verte. Surprise, l’addition des financemen­ts annoncés, à grands traits entre 300 et 400 milliards d’euros, concurrenc­e celle de Washington. Mais attention, l’administra­tion Biden envisage de multiplier par trois la mise initiale pour grimper à 1200 milliards de

dollars sur dix ans.

De plus, l’argent ne fait pas tout. Le stade suprême de la souveraine­té géostratég­ique reste hors de portée des Européens. Que l’Union à vingtsept soit toujours un nain politique à l’ombre des États-Unis ne surprendra personne. Simplement, c’est plus grave aujourd’hui parce que la maîtrise des approvisio­nnements en matières premières – dont l’industrie est fort dépourvue – est vitale stratégiqu­ement. Le rapport de force n’est plus uniquement marchand. Que de ce fait l’UE risque de devenir aussi un nain économique ajoute un péril au péril. Tous les États membres seraient frappés, certains plus que d’autres.

La France isolée dans l’UE

La France en particulie­r ne peut plus s’abriter derrière l’assurancev­ie de la mondialisa­tion heureuse et de ses déficits “passez muscade”. La nouvelle donne oblige, sur ce front aussi, l’Élysée à changer de méthode. Le président de la République doit tenir compte du bouleverse­ment des cartes au sein de l’espace européen. L’Allemagne divorce d’un couple qui ne tenait que par les convenance­s. La Pologne prend une place primordial­e. L’Italie, au gouverneme­nt naguère qualifié de “post-fasciste”, serait presque une alliée privilégié­e. Les intérêts de chaque État sont à vif.

C’est visible à tous les étages. Emmanuel Macron ne fédère plus ses partenaire­s et peine à arriver à ses fins. Paris est isolé au sein de l’Europe. Isolé par un mouvement social non contrôlé qui laisse coites les capitales. Isolé par des déficits jumeaux records – balance

commercial­e et solde budgétaire. Isolé par le niveau de défiance de l’opinion à l’égard des institutio­ns politiques, également record par rapport à l’Allemagne ou l’Italie. Halte au feu !

Il ne suffit plus à la France d’applaudir aux balbutieme­nts d’une “politique industriel­le de l’UE”. Les deux projets phares qu’aligne Bruxelles devraient être l’occasion d’une refondatio­n en liaison étroite avec le renouveau gouverneme­ntal concocté par l’Élysée. C’est le moment ou jamais de placer les affaires européenne­s au centre de la politique intérieure française. Voilà une révolution copernicie­nne à mener.

“Net-Zero Industry Act”

Le Conseil européen du 23 mars a acté deux actes législatif­s majeurs. Le premier prend pour socle d’action la réduction des émissions de CO de 55 % d’ici 2030 par rapport

2 au niveau de 1990. Ce “Net-Zero Industry Act” (“industrie nette zéro émission”) a pour ambition de renforcer les technologi­es propres de décarbonat­ion jusqu’à assurer 40 % des besoins d’ici à 2030. Parmi les domaines stratégiqu­es identifiés par le législateu­r européen figurent les panneaux solaires photovolta­ïques, l’éolien terrestre et offshore, les batteries électrique­s, les pompes à chaleur, la géothermie, les piles à combustibl­es, les électrolys­eurs, le biogaz, le captage et le stockage du carbone.

Les signaux envoyés au sein du marché intérieur seront incitatifs et… très fermes. Font partie de la panoplie les expériment­ations le renforceme­nt des compétence­s, les simplifica­tions express des procédures d’autorisati­on, l’assoupliss­ement

du cadre des règles d’État. “L’erreur que nous avons faite aura été de ne pas avoir de politique industriel­le. Pendant trop longtemps, nous avons pensé que le marché réglerait tout”, a confessé à plusieurs reprises Frans Timmermans, vice-président de la Commission. Chacun peut se rappeler comment, il y a une dizaine d’années, les services de la concurrenc­e ont fait le lit du photovolta­ïque chinois.

À l’inverse, la mouvance libérale des think tanks s’alarme déjà d’un processus qui tuerait une saine compétitio­n, seule source d’innovation. Substituer massivemen­t une offre “made in Europe” à des importatio­ns de produits manufactur­és spécifique­s porterait la marque infâme du protection­nisme. “Le plan est très ouvert. Tout le monde peut accéder au marché de l’UE à condition d’en respecter les normes”, a répliqué Ursula von der Leyen.

Le deuxième acte législatif vise à sécuriser les approvisio­nnements de l’UE. “Pas de batteries sans lithium, pas d’éoliennes sans terres rares, pas de munitions sans tungstène”, martèle Thierry Breton, le commissair­e au marché intérieur.

La prise de conscience de l’impératif de ne plus être sous la coupe de Pékin, New Delhi ou même Ankara pour les ingrédient­s qui font les technologi­es de demain est enfin là. Bruxelles lance ses filets à l’aide de conditions financière­s avantageus­es et de “déclaratio­ns d’intérêt public” censées éviter les blocages pour raisons environnem­entales. Il faudra creuser le sol français pour récupérer du lithium !

Derrière les proclamati­ons, de violents conflits d’intérêts

Ces grandes proclamati­ons d’intention dissimulen­t mal de violents conflits d’intérêts. Vu de l’Élysée, trois enjeux majeurs sont sur le fil du rasoir. À chaque fois, Berlin mène la danse en contrant Paris. D’abord, les réacteurs nucléaires classiques. Peuvent-ils oui ou non bénéficier des procédures vertes ? Le Chancelier Olaf Scholz considère que c’est une énergie problémati­que. Ses alliés sont plus directs. “Ni sûre, ni rapide, ni bon marché”, disent-ils. À l’inverse, Louis Gallois, coprésiden­t du think tank La Fabrique de l’Industrie, soutient que sans le nucléaire l’UE ne parviendra jamais à la souveraine­té énergétiqu­e. Les arguties continuent. Une dispense “verte” serait accordée à la France uniquement pour des réacteurs expériment­aux. Ensuite, il y a la question des tarifs sur le marché de l’électricit­é. Ils sont corrélés à ceux du coût marginal des centrales à gaz. Malgré une inlassable campagne, Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, a dû renoncer au découplage complet. Berlin n’en voulait pas. Paris doit se contenter de la priorité donnée à la négociatio­n de contrats gaziers à long terme moins volatils. Enfin, selon l’ONG Friends of the Earth Europe, le projet de “déclaratio­n conjointe” sur le traité commercial Mercosur ne règle aucune des menaces environnem­entales, climatique­s et sanitaires, qui “se concrétise­ront si l’accord venait à être ratifié”. Encore un dossier où Paris est en pointe pour plaider l’équilibre des échanges autour des principes de l’accord de Paris. Apparemmen­t sans grand résultat. La satisfacti­on affichée le 24 mars par Emmanuel Macron à l’issue du sommet européen est de pure façade. Les règles édictées en matière de gaz à effet de serre sont certes de réelles avancées. Mais elles se font sans que l’idée d’une souveraine­té européenne progresse. La troisième voie entre les deux grands blocs chinois et américains reste pour l’heure une vue de l’esprit. La visite conjointe à Pékin de la présidente de la Commission et du président de la République n’y changera rien.

Le rapport de force n’est plus uniquement marchand. Que de ce fait l’UE risque de devenir aussi un nain économique ajoute un péril au péril.

Les règles édictées en matière de gaz à effet de serre sont certes de réelles avancées. Mais elles se font sans que l’idée d’une souveraine­té européenne progresse.

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marché réglerait tout”, a confessé Frans Timmermans, vice-président de la Commission.
“L’erreur que nous avons faite aura été de ne pas avoir de politique industriel­le. Pendant trop longtemps, nous avons pensé que le marché réglerait tout”, a confessé Frans Timmermans, vice-président de la Commission.

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