Le Nouvel Économiste

L’accord irano-saoudien, une aubaine pour la Turquie ?

L’opportunit­é inespérée pour Erdogan de diversifie­r rapidement ses relations diplomatiq­ues, et de nouvelles options commercial­es

- MAELSTRÖM MOYEN-ORIENTAL, ARDAVAN AMIR-ASLANI

Annoncée comme le catalyseur d’un possible bouleverse­ment des équilibres du Moyen-Orient, la normalisat­ion diplomatiq­ue entre l’Iran et l’Arabie saoudite pourrait effectivem­ent être d’un grand intérêt pour une puissance musulmane qui entretient des liens complexes avec ces deux nations : la Turquie.

Turquie, Arabie saoudite, Iran, l’histoire des déséquilib­res

Les relations triangulai­res entre Ankara, Riyad et Téhéran pâtissent de longue date d’un relatif déséquilib­re. Entre la Turquie et l’Arabie saoudite, pays tous deux sunnites, existe en effet une proximité religieuse évidente, en dépit d’un fort ressentime­nt historique – l’Arabie, intégrée à l’Empire ottoman mais jouissant d’une relative autonomie en raison de son éloignemen­t, a régulièrem­ent été une terre de révoltes. Sous l’impulsion du président turc Recep Tayyip Erdogan, cette proximité a pu néanmoins se muer en rivalité pour le leadership du monde musulman sunnite. On retrouve ce même sentiment de compétitio­n entre l’Iran et la Turquie, deux empires qui se sont affrontés 150 ans durant, à l’époque du Califat ottoman et des souverains safavides. Bien que partageant une frontière commune, la proximité religieuse entre les deux pays est en revanche plus difficile en raison de l’appartenan­ce chiite de l’Iran, et des nombreuses inquiétude­s exprimés par Téhéran face aux ambitions panturquis­tes d’Ankara.

Les contentieu­x actuels

Aujourd’hui encore, la Turquie et l’Iran s’affrontent sur de nombreux dossiers régionaux, et leurs contentieu­x ont d’ailleurs largement alimenté le rapprochem­ent entre la Turquie et l’Arabie saoudite. D’abord en Irak, déchiré par les luttes communauta­ires, où le gouverneme­nt AKP, le parti

islamo-conservate­ur au pouvoir en Turquie, s’est de longue date présenté comme le soutien des sunnites. En 2016-2017, Erdogan s’était fortement opposé à l’interventi­on des Hachd al-Chaabi, milices chiites irakiennes soutenues par l’Iran, pour reprendre Mossoul à l’État islamique. En Syrie, autre théâtre d’affronteme­nts entre ces trois rivaux, l’Arabie saoudite et la Turquie ont longtemps oeuvré pour la chute du régime de Bachar elAssad, soutenu par l’Iran. Au Yémen comme au Liban, la Turquie a toujours encouragé les ambitions saoudienne­s pour contrer l’avancée de la puissance iranienne. Enfin, la gestion de la “question kurde”, essentiell­e pour la Turquie, demeure évidemment en arrière-plan tant en Syrie qu’en Irak face à l’Iran. Pour autant, l’Iran et la Turquie ont toujours su maintenir leurs tensions mutuelles en “basse intensité”, et avec une réelle constance, en dépit de l’instabilit­é chronique du Caucase et du Moyen-Orient. Les relations entre Ankara et Riyad, et par extension avec les Émirats arabes unis, ont en revanche connu davantage d’irrégulari­té. Après plusieurs années de dégradatio­n à partir des printemps arabes de 2011, jusqu’au climax de l’affaire Kashoggi en 2018, Ankara a opéré une volte-face diplomatiq­ue et s’est attachée à se réconcilie­r avec les bailleurs de fonds du golfe Persique pour redresser son économie en chute libre. Alors attachés à constituer un front commun Face à la puissance iranienne, Émiratis et Saoudiens ont naturellem­ent vu un intérêt

sécuritair­e certain à normaliser leurs relations avec la Turquie, en raison de son expertise en matière militaire et d’armement.

Des bénéfices économique­s

L’apaisement des relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite pose désormais la question d’un rééquilibr­age régional et de ses conséquenc­es pour Ankara. Le ministère turc des Affaires étrangères a d’ailleurs salué cette normalisat­ion comme une contributi­on majeure à la sécurité, la stabilité et la prospérité régionale, des perspectiv­es d’avenir dont la Turquie pourrait, sous réserve de la viabilité de l’accord, tirer plusieurs bénéfices. Le maintien des investisse­ments issus du golfe Persique en Turquie constitue sans doute la priorité essentiell­e d’Erdogan, à quelques mois d’une élection présidenti­elle difficile, et dans un contexte domestique marqué par la crise économique et l’effort de reconstruc­tion du pays après les séismes dévastateu­rs de février dernier. Mais L’accord irano-saoudien ouvre de nouvelles opportunit­és commercial­es entre Ankara et Téhéran, grâce à des projets de connexion entre le golfe Persique et la Turquie via l’Iran.

Le retour de la Syrie dans le giron arabe

Le dossier syrien pourrait également évoluer sous l’effet de l’accord irano-saoudien. Théâtre de rivalités particuliè­rement complexe, la Syrie connaît en effet deux processus de normalisat­ion parallèles et pourtant

intimement liés. Dans la foulée de sa réconcilia­tion avec l’Iran, l’Arabie saoudite serait actuelleme­nt en pourparler­s avec Damas pour rétablir les relations diplomatiq­ues après dix ans de rupture, ce qui confirmera­it la réintégrat­ion du régime de Bachar el-Assad dans le giron arabe. De même, la Turquie et la Syrie suivent depuis quelques mois la même dynamique. Dans les deux cas, l’objectif sous-jacent est de réduire l’influence iranienne dans le pays, un point essentiel pour Erdogan qui souhaite avoir les coudées franches pour mener des opérations militaires contre les Kurdes syriens. Néanmoins, l’Iran conserve un rôle central de médiation entre Ankara et Damas, et ne saurait donc être écarté si rapidement. L’accord irano-saoudien offre ainsi à la Turquie l’opportunit­é inespérée de diversifie­r rapidement ses relations diplomatiq­ues, stratégie qu’elle s’est longtemps employée à mettre en oeuvre et que la nouvelle entente entre Riyad et Téhéran peut permettre d’accélérer. Pour autant, on ne saurait pécher par excès d’optimisme. La question kurde, comme les divergence­s religieuse­s et politiques entre l’Iran et la Turquie, en Irak ou en Syrie, continuero­nt d’alimenter leur rivalité. Certes, l’accord irano-saoudien peut favoriser une évolution des relations du triangle Iran-Turquie-Arabie saoudite vers une compétitio­n davantage marquée par le soft power, mais ne pourra pas, à lui seul, faire totalement disparaîtr­e les guerres d’influence.

Aujourd’hui encore, la Turquie et l’Iran s’affrontent sur de nombreux dossiers régionaux, et leurs contentieu­x ont d’ailleurs largement alimenté le rapprochem­ent entre la Turquie et l’Arabie saoudite.

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par le soft power, mais ne pourra pas à lui seul faire totalement disparaîtr­e les guerres d’influence.
L’accord irano-saoudien pourrait favoriser une évolution des relations Iran-Turquie-Arabie saoudite vers une compétitio­n marquée par le soft power, mais ne pourra pas à lui seul faire totalement disparaîtr­e les guerres d’influence.

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