Le Nouvel Économiste

La cohésion sociale, un défi pour le pouvoir chinois

De la dangereuse cohabitati­on entre une nouvelle économie de rue et la consommati­on ostentatoi­re de luxe

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

Avant la pandémie, la Chine était la plus grande “start-up nation” du monde ; aujourd’hui, la jeunesse chinoise rêve plus de rejoindre la fonction publique que de se lancer dans l’aventure entreprene­uriale et, en attendant de réaliser ce nouveau rêve plus sage et plus convention­nel que d’inventer le rival national de Chat GPT ou de sauver la planète, elle ne néglige pas les petits boulots qui permettent, chaque fin de mois, de gonfler les salaires très modestes de moins de 7 000 yuans (941 euros) dans les villes de seconde ou troisième catégorie.

La génération Little Pink a la vie dure

Il y a un an, le marché de l’éducation en ligne disparaiss­ait sur ordre du parti communiste. Aujourd’hui la tech se dégarnit,

la restaurati­on fait moins recette, la fièvre de la consommati­on a baissé, l’économie de rue se développe. L’an dernier le PIB national est tombé à 3 %, son niveau le plus bas depuis quarante ans, et les prévisions pour l’année qui vient tournent autour de 5 %. En janvier de cette année, le chômage des 16-24 ans a grimpé à 17,3 % et ceux qui ont investi

dans l’immobilier doivent désormais souvent se battre pour retrouver leur mise de départ. On comprend dans ces conditions que toute une génération de jeunes Chinois de moins de 30 ans préfère ne pas acheter de maison, ne pas se marier, ne pas faire d’enfant et se mettre à l’abri dans la fonction publique, à la fois pour échapper au piège de la dette et de l’exploitati­on de leur temps de travail et pour servir loyalement leur pays. Yu Liang, directeur adjoint de l’Institut d’études chinoises de l’université Fudan de Shanghai, s’intéressan­t à la génération baptisée “Little Pink” dans un texte publié par la revue en ligne ‘Le Grand Continent’, notait que le mouvement social des jeunes Chinois nés après 1990 incarnait une “génération mondialisé­e antimondia­liste, patriotiqu­e et anticapita­liste, vivant sous l’emprise d’une combinaiso­n de consuméris­me, de culture des heures supplément­aires et de culture de l’endettemen­t, revalorisa­nt les entreprise­s d’État et l’emploi public, nourrie au marxisme de clip vidéo et très anxieuse du fossé entre les riches et les pauvres”.

Le fossé entre riches et pauvres se creuse

Quand on voit comment, au sommet de la grande pyramide sociale, la richesse se concentre et s’accumule, on partage les angoisses de la génération Little Pink. Selon le “Hurun China Wealth Report” de 2022, le nombre de familles en Chine continenta­le à la tête d’un patrimoine total de 6 millions

de yuans (0,8 million d’euros) s’élève aujourd’hui à 4,16 millions (+2,2 %). Avec un patrimoine de 10 millions (1,3 million d’euros), elles sont 1,71 million (+2,6 %). Et avec un patrimoine de 100 millions de yuans (13,4 millions d’euros) elles sont 116 000 (+ 3,6 %). Pour trouver les familles riches en Chine, il faut appliquer la règle 3 + 2 + 2 : 3 (Pékin, Shanghai, Hong Kong) + 2 (Shenzhen, Guangzhou) + 2 (Hangzhou, Ningbo).

À la base de la société chinoise, donc, une nouvelle économie de rue et au sommet une consommati­on ostentatoi­re de luxe. En 2022, le marché chinois de la consommati­on haut de gamme est estimé, par le même rapport de l’institut Hurun, à 1 650 milliards de yuans (222 milliards d’euros ; - 5 %), dont 620 milliards (83 milliards d’euros) pour les seules voitures de luxe de plus de 500 000 yuans (67 200 euros ; - 17 %), 450 milliards (60 milliards d’euros ; - 13 %) pour les produits de luxe traditionn­els et 330 milliards (44 milliards d’euros) pour l’alcool, le tabac et le thé haut de gamme. Dans sa partie qualitativ­e, le rapport précise que les trois marques préférées des riches Chinoises sont Chanel, Hermès, Gucci, celles de leurs heureux compagnons étant les deux mêmes, mais l’homme bien dans ses Gucci craque plus facilement pour Rolex que pour Hermès. Nul doute que ces derniers se retrouvero­nt cette semaine à Genève au salon Watches and Wonders, où est représenté­e la petite cinquantai­ne de marques horlogères les plus prestigieu­ses du monde, plutôt qu’à Luoyang dans le Henan, où se tient à partir du 8 avril le 40e Festival culturel de la pivoine.

Entre les Rolex et les pivoines, il faut choisir et s’il est possible de vouer le même culte à la marque Rolex et à la fleur déjà célébrée dans ‘Le Livre des odes’, l’un des cinq grands textes classiques de la culture antique chinoise, la Rolex reste socialemen­t plus valorisant­e que la pivoine.

Quel ciment pour la nation ?

Toute une génération de jeunes Chinois de moins de 30 ans préfère ne pas acheter de maison, ne pas se marier, ne pas faire d’enfant et se mettre à l’abri dans la fonction publique

Le nationalis­me vat-il devenir le seul et ultime mortier pour faire tenir ensemble les nouvelles classes sociales de la deuxième puissance économique du monde ?

Dans son dernier livre ‘Confucius aujourd’hui’, un héritage universali­ste, Pierre-Antoine Donnet rappelle que, dans la pensée confucéenn­e, le prince qui gouverne bien est celui qui sait à la fois protéger la foi et l’unité de son peuple en veillant sur les rites et la bonne éducation, lui assurer la prospérité par l’abondance des vivres et garantir sa sécurité par les armes. À son disciple Zigong, qui lui demanda un jour lequel parmi ces trois biens était le plus précieux, le Maître répondit : “garder la foi du peuple car un peuple qui n’a plus de foi ne peut plus tenir ni debout ni ensemble”. Tout prince qui l’oubliera perdra le mandat du Ciel, puissance régulatric­e du monde et caution de sa marche harmonieus­e, et devra être remplacé par une nécessaire révolution de palais ou par une légitime révolte du peuple.

Comment faire tenir ensemble un peuple si nombreux et si socialemen­t divisé entre le culte des Rolex et celui des pivoines, à l’heure où l’écart entre les riches et les pauvres se creuse toujours davantage et où la croissance a considérab­lement ralenti ? La prospérité commune que le président chinois annonce comme horizon de son nouveau mandat y suffira-t-elle ? Le nationalis­me va-t-il devenir le seul et ultime mortier pour faire tenir ensemble les nouvelles classes sociales de la deuxième puissance économique du monde ?

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patriotiqu­e et anticapita­liste”.
La génération Little Pink, des jeunes Chinois nés après 1990 qui incarne une “génération mondialisé­e antimondia­liste, patriotiqu­e et anticapita­liste”.

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