Le Nouvel Économiste

Le casse-tête des prévisions économique­s

L’économie post-pandémique est comme la Joconde. Chaque fois que l’on se penche dessus, on voit quelque chose de différent.

- THE ECONOMIST

Que fait exactement Mona Lisa ? À première vue, le portrait le plus célèbre du monde paraît sourire. Mais regardez-la à nouveau et vous constatere­z que son sourire s’est estompé. Lorsqu’il réapparaît, il semble bien différent. Léonard de Vinci a obtenu cet effet déstabilis­ant en utilisant la technique du “sfumato”, qui consiste à flouter les lignes autour du visage de Mona Lisa. Peu importe comment vous vous y prenez, vous aurez toujours du mal à décrire ce que vous voyez.

Des prévisions très volatiles

L’économie post-pandémique est comme la Joconde. Chaque fois que l’on se penche dessus, on voit quelque chose de différent. Après le chaos qui a frappé le secteur bancaire, de nombreux analystes sont désormais convaincus que l’économie mondiale va connaître un atterrissa­ge brutal [‘hard-landing’, en anglais, se dit d’une économie lorsqu’elle tombe en récession alors que les autorités essayaient de modérer une surchauffe de l’activité (inflation etc.), ndt]. Peu d’entre eux semblent s’attendre à un scénario “sans atterrissa­ge”, dans lequel l’économie ne serait pas affectée par la hausse des taux d’intérêt – une croyance pourtant largement répandue il y a encore quelques semaines, et qui a elle-même supplanté à la fin de l’année dernière, l’idée selon laquelle il fallait s’attendre à une récession légère. En résumé : il a rarement été aussi difficile de faire des prévisions. Au cours de l’année écoulée, l’écart entre celles des analystes les plus optimistes et celles des plus pessimiste­s concernant la croissance trimestrie­lle du PIB américain a été deux fois plus large qu’en 2019. Le mot “incertitud­e” apparaît plus de 60 fois dans la dernière publicatio­n du FMI sur les perspectiv­es économique­s mondiales, soit environ deux fois plus qu’en avril et octobre 2022. Lorsque la panique bancaire a éclaté, personne n’avait la moindre idée de ce que la Réserve fédérale allait faire vis-à-vis de ses taux d’intérêt en mars – certains investisse­urs s’attendaien­t à une hausse, d’autres à un statu quo, d’autres encore

à une baisse – et les prochains points d’informatio­n s’annoncent tout aussi imprévisib­les. Lors de la dernière réunion de politique monétaire de la Banque centrale européenne, le 16 mars, Christine Lagarde, sa présidente, s’est montrée lucide quant aux capacités actuelles de son institutio­n. “Il n’est pas possible de déterminer à ce stade quelle sera la voie à suivre”, a-t-elle déclaré.

Les statistici­ens officiels peinent à cerner la situation. Il est normal qu’ils mettent à jour leurs estimation­s sur le PIB, l’emploi, etc., à mesure qu’ils reçoivent des données. Concernant le PIB de la zone euro, leurs prévisions ont été révisées quatre fois plus souvent qu’habituelle­ment. En mars, l’office britanniqu­e des statistiqu­es a procédé à d’importante­s révisions. La publicatio­n qui en a résulté a montré que l’investisse­ment réel des entreprise­s était conforme à son niveau d’avant la pandémie, et non inférieur de 8 % comme on l’avait cru. Le mois dernier, les statistici­ens australien­s ont réduit de plus de moitié leur estimation quant à la croissance de la productivi­té au troisième trimestre 2022. Cette année-là, le Bureau of Labour Statistics (BLS) [le bureau des statistiqu­es du travail,

une unité liée au Départemen­t du Travail des États-Unis, ndt]

a révisé son estimation de l’évolution de la masse salariale non agricole (sans correction des variations saisonnièr­es) de 59 000 par mois entre la première et la troisième estimation, contre 40 000 en 2019.

Des ajustement­s saisonnier­s impossible­s

Que se passe-t-il ? Le monde est peut-être tout simplement devenu imprévisib­le. Au cours de l’année écoulée, l’Europe a connu sa plus grande guerre depuis sept décennies, des ruptures de chaîne d’approvisio­nnement, une crise énergétiqu­e et une panique bancaire. Le reste du monde riche a été à peine plus stable. Pourtant, des changement­s plus profonds sont à l’oeuvre. Le premier concerne les perturbati­ons dues au Covid-19. Le monde passait systématiq­uement d’un état d’effondreme­nt à une croissance fulgurante en fonction de la succession des confinemen­ts. Cette situation a perturbé les “ajustement­s saisonnier­s” communs à la plupart des données économique­s. En février, le BLS a modifié les facteurs qu’il applique à l’inflation, ce qui rend l’interpréta­tion des taux mensuels beaucoup plus difficile. L’inflation de base annualisée au dernier trimestre 2022 est passée de 3,1 % à 4,3 %. Il est également plus difficile que d’habitude de comprendre l’inflation dans la zone euro. Kamil Kovar, du cabinet de conseil Moody’s Analytics, note qu’en fonction de la manière dont l’ajustement saisonnier est effectué, l’inflation de base mensuelle en mars oscillait entre 0,2 % et 0,4 %.

Des répondants en déshérence

Le deuxième changement concerne la taille des échantillo­ns. La pandémie a accéléré l’accroissem­ent de la part de la population qui ne répond pas aux enquêtes officielle­s. Aux États-Unis, le taux de réponse à l’enquête utilisée pour estimer la proportion de postes vacants est passé de près de 60 % juste avant la pandémie à environ 30 % aujourd’hui. Lorsque le covid a frappé, le taux de réponse à l’enquête britanniqu­e sur la main-d’oeuvre a chuté d’environ de moitié. Pendant les confinemen­ts, certaines entreprise­s ont fermé leurs portes. Les gens ont perdu l’habitude de remplir ce type de questionna­ires. La méfiance à l’égard du gouverneme­nt s’est peut-être aussi accrue, ce qui dissuade les gens d’aider les statistici­ens.

La baisse du taux de réponse augmente probableme­nt la volatilité des données. Elle peut également entraîner des biais. Les personnes qui ont cessé de répondre aux enquêtes semblent moins prospères que celles qui continuent à le faire, ce qui gonfle artificiel­lement les revenus. Jonathan Rothbaum, du Census Bureau, suggère que la croissance réelle du revenu médian des ménages américains entre 2019 et 2020 a été de 4,1 %, et non de 6,8 % comme indiqué initialeme­nt, après avoir apporté certaines correction­s pour tenir compte du taux de non-réponse. Depuis 2020, ce taux a contribué à faire augmenter les statistiqu­es sur les revenus d’environ 2 %. Un rapport d’Omair Sharif, de la société de conseil Inflation Insights, suggère que la correction due au “biais de non-réponse” pourrait également expliquer les récentes révisions importante­s apportées au traitement des données sur les revenus aux États-Unis.

La divergence données dures et données molles

La troisième raison de la confusion provient de la disparité entre les données “dures” et “molles”, c’est-à-dire les mesures objectives telles que le niveau de chômage et les mesures subjective­s telles que les attentes des personnes pour le futur. Normalemen­t, ces deux types de données évoluent de manière synchronis­ée. À l’heure actuelle, elles sont très éloignées l’une de l’autre. Les données “molles” semblent indiquer une récession. Les données “dures” indiquent une expansion plutôt positive. Cette différence peut s’expliquer par le mécontente­ment des gens à l’égard de l’inflation. Dans les pays riches, les prix augmentent encore de 9 % sur un an. À l’avenir, les investisse­urs et les statistici­ens parviendro­nt à mieux comprendre l’économie mondiale en période de volatilité et d’inflation. À mesure que les effets de la pandémie s’estomperon­t, les distorsion­s liées aux ajustement­s saisonnier­s s’estomperon­t également. Les économiste­s ont déjà progressé en matière d’intégratio­n de données alternativ­es dans les prévisions, ce qui permet de surmonter le problème de la diminution du taux de réponses. Mais ce n’est qu’un maigre réconfort pour les gouverneme­nts et les entreprise­s qui doivent prendre des décisions immédiates – ou pour les personnes qui essaient simplement de suivre l’actualité. Ne soyez donc pas surpris si l’économie mondiale reste “sfumata” pendant un certain temps encore.

Le mot “incertitud­e” apparaît plus de 60 fois dans la dernière publicatio­n du FMI sur les perspectiv­es économique­s mondiales, soit environ deux fois plus qu’en avril et octobre 2022.

Les économiste­s ont déjà progressé en matière d’intégratio­n de données alternativ­es dans les prévisions. Mais ce n’est qu’un maigre réconfort pour les gouverneme­nts et les entreprise­s qui doivent prendre des décisions immédiates

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sera la voie à suivre”
Christine Lagarde, présidente de la BCE, s’est montrée lucide quant aux capacités actuelles de son institutio­n. “Il n’est pas possible de déterminer à ce stade quelle sera la voie à suivre”

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