Le Nouvel Économiste

Le grand récit chinois, ses forces, ses failles

Comparé au rêve américain, il reste sino-chinois, là est son indépassab­le limite

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

Un “grand récit” est la façon dont une puissance raconte sa place et son rôle dans l’histoire du monde en réinterpré­tant sa propre histoire : étant construit pour être le plus vraisembla­ble possible, il n’est pas pensé pour être vrai de part en part.

Trois récits en compétitio­n

À ce jeu-là, trois puissances dominent aujourd’hui le monde : les États-Unis, la Russie et la Chine. L’Europe a perdu le sien, les autres puissances peinent à construire le leur. Qu’en est-il des trois grands récits dominants ? Le récit américain est cassé en deux, à la limite de la schizophré­nie entre sa version complotist­e réactionna­ire, républicai­ne, et sa version irénique universali­ste, démocrate ; le récit russe de la dénazifica­tion de l’Europe au service de la grandeur nationale restaurée est une catastroph­e qui a mené à la guerre. Profitant du discrédit du récit américain comme de la catastroph­e du récit russe, le récit chinois fait son chemin, montant en puissance depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, exacerbé par la rivalité sino-américaine et l’exacerbant en retour.

La Chine se pense aujourd’hui comme l’acteur d’une mondialisa­tion alternativ­e et Pékin s’ingénie à ancrer cette nouvelle vocation dans la plus haute antiquité du pays. “Alternativ­e”, qu’est-ce à dire ? “Une mondialisa­tion pacifique plutôt que belliqueus­e, bénéfique à tous plutôt que prédatrice, respectueu­se des différence­s plutôt que missionnai­re” précise Victor Louzon, maître de conférence­s à la faculté des lettres de Sorbonne-Université et chercheur à Sinice, dans son bel essai ‘Le Grand Récit chinois, l’invention d’un destin mondial’. En fonction des situations, des alliances opportunes et des ennemis utiles, le grand récit chinois adapte sa virulence et change d’angle : il peut se faire tour à tour antioccide­ntal, antiaméric­ain ou plus humblement alternatif. Dans sa manche, il possède de nombreuses cartes, au premier

rang desquelles les cinq boussoles de la diplomatie chinoise depuis 1949 : “la souveraine­té, la non-agression, le bénéfice mutuel, la non-ingérence, la coexistenc­e pacifique”. Ce qui ne l’empêche pas de s’en arranger habilement : “Pékin n’a pas condamné la Russie pour sa violation de la souveraine­té ukrainienn­e mais n’avait pas non plus reconnu l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014”, rappelle l’essayiste.

Le tiers-mondisme en fer de lance

Aux cinq cartes invariante­s de la diplomatie communiste s’ajoutent trois atouts : l’asiatisme, les Routes de la soie et le tiersmondi­sme maoïste. L’asiatisme repose sur la centralité de la Chine dans le continent asiatique, sur son influence historique auprès de ses voisins, soit par le rayonnemen­t du taoïsme, du confuciani­sme et du bouddhisme, soit par les conquêtes territoria­les des dynasties guerrières, comme celles des Tang ou des Qing. Les Routes de la soie ont rejoué dans une version mondialisé­e, savamment orchestrée par Pékin, depuis dix ans déjà, le projet initial des grandes dynasties d’une poussée impériale vers l’ouest. Quant au tiers-mondisme maoïste, il a toujours servi à la Chine d’étendard pour rallier à sa cause les pays en développem­ent désireux de rester à l’écart de l’impérialis­me américain comme du révisionni­sme soviétique. Où en est Pékin avec ces trois atouts ? “L’asiatisme est aujourd’hui manié avec prudence, les Routes de la soie sont en perte de

vitesse relative, le tiers-mondisme maoïste fait au contraire l’objet d’un réinvestis­sement vigoureux”, précise le chercheur.

Un destin mondial perpétué

Au VIIIe siècle, la dynastie Tang régnait sur un empire de 60 millions de personnes, une population plus nombreuse que celle de l’Europe à la même époque. En 1700, les sujets de la dynastie Qing étaient 150 millions, et 450 millions vers 1850. Aujourd’hui le parti doit guider plus de 1,4 milliard d’individus. Rappelant malicieuse­ment qu’à sa fondation, en juillet 1921, le parti communiste comptait exactement 57 membres, Victor Louzon cite, sur l’histoire du PCC, une résolution adoptée en octobre 2021 : “depuis sa fondation, le parti ne s’est jamais écarté de son engagement initial et de sa noble mission : oeuvrer au bonheur du peuple chinois et au renouveau de la nation chinoise cinq fois millénaire”. Il fallait donc une ultime carte dans le jeu du grand récit chinois, une carte qui donne une force imaginaire à cette grande rationalit­é politique structurée par les premières dynasties unificatri­ces du pays, et toujours perpétuée depuis. Ce fut l’invention du rêve chinois par Xi Jinping, le rêve d’une prospérité commune partagée par tous les Chinois et s’appuyant sur le nouveau destin mondial de leur grande civilisati­on.

Un récit battu en brèche par le repli sur soi

Mais contrairem­ent au rêve américain, ce rêve reste sino-chinois, là est son indépassab­le limite, car “la Chine est fermée à l’immigratio­n

et attachée à une conception de la nationalit­é qui repose sur le droit du sang qui rend la nationalis­ation presque impossible”. Malgré toutes ses contradict­ions, le rêve américain n’est pas mort. Comparativ­ement le rêve chinois, structurel­lement impartagea­ble par le reste du monde puisque la Chine n’a jamais été une terre d’immigratio­n, est un rêve sans espoir. Il reste que, contrairem­ent au grand récit russe obsessionn­el et paranoïaqu­e qui se focalise sur la décadence de l’Occident, dont l’Amérique serait le fer de lance, le grand récit chinois, tout aussi offensif, est beaucoup plus subtil. Il déconstrui­t l’Occident comme puissance prédatrice, belliqueus­e, autocentré­e, trois attributs caractéris­tiques de ce qui est censé être sa pulsion hégémoniqu­e. Il n’hésite pas à le miner de l’intérieur en soufflant sur les braises de la culpabilit­é occidental­e vis-à-vis de son propre passé, afin de mieux imposer une modernité alternativ­e contestant l’universali­té du mythe occidental dans un monde multipolai­re. ‘Last but not least’, contrairem­ent au récit russe dévoré par le passé, le récit chinois ouvre un chemin vers l’avenir, qu’il soit radieux ou non. Résumons : le rêve russe actuel est un rêve de mort et de soumission, le rêve américain a volé en éclats mais ses débris brûlent encore, le rêve chinois est impartagea­ble, le rêve européen reste larvaire. Faudra-t-il compter sur les nouveaux rêves des puissances arabes, perses ou turcophone­s ? Il serait sans doute plus sage de se débarrasse­r de toute forme de rêve, sans pour autant renoncer à construire un grand récit qui soit le moins mythologiq­ue possible.

Profitant du discrédit du récit américain comme de la catastroph­e du récit russe, le récit chinois fait son chemin, montant en puissance depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping

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grande civilisati­on.
Xi Jinping rêve d’une prospérité commune partagée par tous les Chinois et s’appuyant sur le nouveau destin mondial de leur grande civilisati­on.

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