Le Nouvel Économiste

Anne-Charlotte Monneret : “Repenser l’idée de souveraine­té et d’éducation à la française”

La directrice d’EdTech France appelle à soutenir les entreprise­s edtech tricolores face aux concurrent­s indiens et américains, pour mieux défendre le modèle éducatif français

- PROPOS RECUEILLIS PAR NICOLAS CHALON

Elle n’a certes pas les traits d’un geek californie­n inondant le marché mondial de technos futuristes. Passée des bureaux d’une licorne française à une salle de classe remplie de collégiens, puis brusquemen­t vidée par l’irruption des confinemen­ts, la directrice générale d’EdTech France, associatio­n qui fédère des entreprise­s du secteur, observe de ses deux

Je n’ai jamais compris pourquoi on qualifiait toujours mon parcours d’atypique. On pourrait le juger assez cohérent, si ce n’est désespérém­ent classique… J’ai fait Sciences Po Paris, où l’on touche aux sciences humaines et où l’on réfléchit aux conséquenc­es de l’innovation sur la société – pas si loin des humanités numériques que je défends yeux – l’un sociétal, l’autre tech – l’afflux de nouveaux outils susceptibl­es de transforme­r les manières d’enseigner. Défendant bec et ongles les intérêts de l’edtech (pour “educationa­l technologi­es”), un secteur encore naissant, elle parle d’entreprene­urs, d’innovation, et d’une manière plutôt française de voir l’éducation. aujourd’hui chez EdTech France. Par la suite, j’ai suivi un master en finance et stratégie, où j’ai découvert les rouages de l’entreprise et les circuits de financemen­ts, avec des stages à la Banque publique d’investisse­ment (BPI), en banque d’affaires… Mon intérêt pour la technologi­e m’a assez naturellem­ent conduite au sein de Criteo, ce qui a renforcé mes conviction­s en faveur de l’innovation française, mais m’a aussi fait réfléchir. Comme tant d’autres cadres de ma génération, j’ai senti le besoin de me diriger vers un secteur où je me sentirais, disons… plus utile.

De l’enseigneme­nt à l’edtech

J’avais entendu parler d’une nouvelle associatio­n à Sciences Po, Le Choix de l’école, branche française d’un réseau américain appelé “Teach for All”, créé à Harvard dans les années 1980 avec un objectif simple : il y a dans ces établissem­ents des diplômés aux têtes bien faites, passionnés d’éducation, qui se destinent tous à de belles carrières. N’auraient-ils pas deux ans à accorder au reste de la société, en devenant enseignant­s dans les quartiers qui en ont besoin ? Le tout à travers un dispositif exceptionn­el, avec trois mois de formation au métier, puis un tutorat régulier avec un professeur agrégé – ce que tant d’apprentis enseignant­s auraient rêvé de recevoir de l’Éducation nationale, soit dit en passant. Me voici donc en Seine-Saint-Denis, à enseigner le français à des élèves, de la 6e à la 3e, durant deux années fantastiqu­es. J’ai tout eu ; même le covid a fait irruption dans cette expérience. Un beau matin, j’étais moi-même une prof confinée, perdant 80 % de mes élèves en cours de route, n’ayant pas d’ordinateur profession­nel, pestant seule chez moi en essayant de créer des supports de cours en ligne qui ne marchaient pas… Comme beaucoup, j’étais à la fois surprise et troublée de constater les fractures numériques et ces manques flagrants à tous les étages. On était tout de même en France ! Cela m’a donné la conviction que le système éducatif avait un réel besoin d’être accompagné dans sa transition numérique, de s’équiper, de se former, et que je ne le quitterais pas de sitôt.

À la fin de ma mission, j’ai vu qu’EdTech France cherchait un nouveau directeur général, et j’ai estimé qu’avec mon expérience en tech puis en éducation, cela pouvait coller. Avouez qu’on a connu profil plus atypique, non ? Certes, à 27 ans, j’étais un peu jeune. Et puis j’oubliais : je suis une femme, aussi !

Marché de jeunes pousses

EdTech France aussi est jeune. Créée en 2018, l’associatio­n aurait dû mettre quinze ans à atteindre sa dimension actuelle – 470 entreprise­s membres –, si la crise sanitaire n’était pas venue faire prendre conscience à tous de la nécessité de transforme­r nos systèmes d’éducation et de formation. Aujourd’hui, nous sommes l’interface incontourn­able entre tous les acteurs de cet écosystème (nos entreprise­s membres, 60 partenaire­s institutio­nnels, les fonds d’investisse­ment à impact de la place, etc.) et le lobby de référence auprès des trois

ministères (Travail, Éducation nationale, Enseigneme­nt supérieur). C’est une belle réussite, qui reflète surtout le besoin qu’il y avait de fédérer ce marché naissant, ce que mon prédécesse­ur, Rémy Challe, avait bien entamé. Songez que 54 % des entreprise­s edtech françaises ont été créées au cours des cinq dernières années ; beaucoup de jeunes pousses ont encore un chiffre d’affaires inférieur à 500 000 euros et des équipes réduites. Au sein de notre réseau, elles côtoient des acteurs solides, comme OpenClassr­ooms, qui jouent un vrai rôle de locomotive­s. Pour vous donner une idée de l’équilibre du secteur, il a battu un record de financemen­t en 2021, avec 500 millions d’euros levés, et 70 % de son chiffre d’affaires est généré par le top 20 des acteurs. La taille est un élément crucial pour comprendre le marché [de l’edtech], au regard des acteurs auxquels elles souhaitent s’adresser. Dans l’enseigneme­nt supérieur privé, les choses se font assez simplement. Les écoles sont de volume plus modeste que dans le public, et autonomes dans leurs décisions d’acquisitio­n ; elles partagent en outre une culture qui ressemble fort à celle de nos entreprise­s : appétence marquée pour le digital, proximité avec les codes profession­nels… Ce qui les intéresse le plus ? Améliorer le parcours étudiant, pour que tout se fasse de manière simple et fluide, les modalités hybrides de formation, les campus virtuels, la gestion en ligne de la communauté des alumni, la connexion entre leurs différents campus pour animer leurs promotions réparties dans plusieurs pays, ou celles qui sont en entreprise… Elles sont donc liées à nos entreprise­s d’edtech de manière plutôt naturelle.

Un enseigneme­nt public encore peu accessible

L’enseigneme­nt supérieur public se différenci­e d’abord par sa taille. La transforma­tion d’une université de 80 000 étudiants ne peut être abordée comme celle d’une école qui en compte 1 000. Pourtant, elles ne sont pas en reste et ont montré au cours des confinemen­ts une réactivité surprenant­e, eu égard à leur volume. L’université est prête, mais sa réalité est difficile à appréhende­r pour nos entreprise­s. Il y a d’abord une question de budget, mais aussi l’obligation de passer par des marchés publics.

Pour une entreprise d’edtech, répondre à un tel appel d’offres signifie : premièreme­nt, qu’elle a la robustesse technique suffisante pour déployer son produit auprès de 80 000 personnes ; deuxièmeme­nt, qu’elle a les capacités humaines, administra­tives et une trésorerie qui permettent de tenir dans la durée, ce type de dossier pouvant prendre plusieurs mois avant d’aboutir. Ce sont là des freins évidents. Mais les choses bougent. Plusieurs gros appels à projets (Hybridatio­n des formations, DemoES) ont été lancés [par l’État]. À noter que, pour la première fois,

ces documents inscrivaie­nt noir sur blanc le mot “edtech” – ce que je prends personnell­ement comme une victoire ! À l’heure où nous parlons est en train d’être rédigée la [prochaine] Stratégie numérique de l’enseigneme­nt supérieur, que l’on attend avec impatience, la dernière édition datant de… 2013. Elle sera essentiell­e pour donner un cap aux université­s qui, pour le moment, sont un peu laissées à leur propre appréciati­on de ces enjeux. Dans le scolaire, inutile de faire semblant : c’est très compliqué du fait de la fragmentat­ion des acheteurs. Le système éducatif français est singulier ; il prône ses valeurs républicai­nes d’égalité, tout en laissant aux collectivi­tés la gestion de ces prérogativ­es. En situation réelle, une edtech qui souhaite vendre son produit à des écoles primaires doit se rapprocher de chaque commune ; si elle se tourne vers le collège, [de chaque] départemen­t ; et concernant le lycée, tout se fera au niveau régional. Le tout prenant, une fois encore, beaucoup de temps. Ce n’est tout simplement pas accessible à une start-up de 5 personnes, et que sa solution technologi­que soit formidable n’y change rien. Toutefois, des éléments très positifs sont à noter. Chacun a pris conscience des manques et du besoin de repenser les pédagogies. On cherche des solutions et on commence à en trouver. Je pense notamment aux Territoire­s du numérique éducatif (TNE), dont l’idée est d’expériment­er une sélection de ressources edtech (pour l’apprentiss­age des maths, du français, des langues vivantes, etc.) dans 12 départemen­ts, avant d’évaluer leur apport. Une expériment­ation inédite qui, si

elle fonctionne, pourrait être étendue à toute la France. Surtout, nous y voyons une solution possible pour accélérer le circuit dont je parlai à l’instant : une entreprise sélectionn­ée se retrouvera­it dans une sorte de “fast track” [processus accéléré, ndlr] qui lui permettrai­t d’être déployée du même coup sur l’ensemble d’un territoire. Autre piste, l’idée que des entreprise­s d’edtech puissent se regrouper pour répondre en consortium à des appels à projets. Sans oublier un grand espoir, celui de la création d’un compte ressource pour les enseignant­s [à l’instar d’autres pays comme la Suède ou l’Allemagne, chaque enseignant disposerai­t d’une somme allouée à l’acquisitio­n de contenus numériques qu’il juge pertinents, ndlr] – un sujet que nous portons depuis quatre ans et que le ministre de l’Éducation nationale lui-même commence à évoquer.

Quant à la formation profession­nelle, elle s’est en partie accélérée grâce au compte personnel de formation (CPF) – outil formidable ! Un enjeu de taille se situe dans la transforma­tion numérique des acteurs de la formation eux-mêmes. Il s’agit le plus souvent de TPE, tissu historique qui prend en charge la formation de millions de personnes, que nous devons accompagne­r pour qu’il s’approprie ces nouveaux outils.

Leçons de crise

Élèves et étudiants ne voudraient plus entendre parler de cours digitalisé­s. Difficile de démentir : nous en avons tous eu assez de ce distanciel subi et forcé pendant des semaines. Cette crise a entraîné une énorme

accélérati­on : on voulait d’un coup résorber toutes nos carences, investir partout, financer, parce que chacun sentait bien la nécessité d’aller dans cette direction. Après la crise, la poussière retombe, et chacun se rend compte que la vérité se situe au milieu. D’un côté, plus personne n’est convaincu que la solution sera le tout-numérique. De l’autre, le digital a changé une série de choses, et ce pour de bon.

La généralisa­tion du télétravai­l ? On ne reviendra jamais en arrière. La flexibilit­é de vie offerte aux étudiants ? Jamais non plus. Pour eux, il n’est par exemple plus question de se demander si vous devez mettre des contenus en ligne, accessible­s en replay : c’est obligatoir­e. Dans le même temps, on a développé une conscience plus aiguë de l’importance du lien humain dans une formation, en se reposant la question : “Pourquoi faisons-nous déplacer ces gens ?” Pour eux, le présentiel n’est plus une évidence tombée du ciel ; ils savent qu’il n’est pas, littéralem­ent, obligatoir­e. Cela n’était pas le cas avant.

Une fois l’urgence passée demeure une série de problémati­ques à faire avancer. Par exemple, les enjeux éthiques, la protection de nos données, l’impact de l’intelligen­ce artificiel­le (IA)… L’enseigneme­nt des humanités numériques sera une clé fondamenta­le de bien-être et de cohésion. Un jeune qui se montre sur TikTok la moitié de la journée n’a pas conscience d’être un produit – ou plutôt il le sait, mais ne voit pas en quoi cela serait dérangeant. Comment le lui expliquer ? Nous devons en parler à l’école, le plus tôt possible. Autre enjeu, l’acquisitio­n des compétence­s digitales de base,

pour ne pas accroître le fossé social entre les jeunes, ce que le numérique ne manquera pas de faire si tout le monde n’est pas inclus très tôt. Pour la première fois de l’histoire, nous risquons une fracture en matière de compétence­s, qui ne sont pas, à proprement parler, du capital culturel, et qui pourtant conditionn­ent notre intégratio­n dans la formation, l’emploi, la société.

Géopolitiq­ue éducative

Nous savons que le temps est révolu d’espérer ou de déplorer que de nouveaux outils affectent la pédagogie telle que nous l’entendons. La grande question est : qui aura cet impact ?

Deux poids lourds de l’edtech mondiale sont face à nous, les États-Unis et l’Inde – la Chine ayant récemment fait s’effondrer son marché, à travers des nationalis­ations qui ont anéanti les espoirs des entreprene­urs. L’Inde avance à une vitesse considérab­le. En matière d’innovation, les Indiens sont excellents. Ils ont une licorne [Byju’s, première entreprise d’edtech mondiale, valorisée à 22 milliards de dollars, 20 milliards d’euros, en 2022, ndlr] et leur taux démographi­que permet à leurs entreprise­s d’atteindre des tailles importante­s bien plus vite que les autres. De plus, études et diplômes y sont des marqueurs sociocultu­rels puissants, et l’enseigneme­nt une priorité. Pour nos entreprise­s d’edtech, il est cependant très difficile de pénétrer ce marché ; dans le même temps, la taille des entreprise­s indiennes est telle que, si elles décident de venir chez nous, il sera compliqué de les concurrenc­er.

Quant aux États-Unis, ils sont à la

pointe mondiale en IA, soutenus par des apports énormes de financemen­t provenant des VC (“venture capital”, ou fonds de capital-risque). La deep tech [reposant sur des technologi­es disruptive­s, ndlr] américaine est beaucoup, beaucoup plus financée qu’en France – il faut en avoir conscience ! Si les financemen­ts privés ne suivent pas l’innovation française, toutes les prochaines scale-up seront américaine­s, sans l’ombre d’un doute. Peut-être me direz-vous que ce n’est pas grave, après tout, que c’est la logique des choses, que cela se passe dans tant d’autres industries, où la nationalit­é des entreprise­s importe peu… Seulement, chacun sent bien que, lorsqu’il s’agit d’éducation et de formation, on ne parle pas de la même chose que pour d’autres industries. Il y a dans ces sphères une dimension régalienne impossible à ignorer. Elles sont un symbole de la culture que nous voulons transmettr­e, un gage de sécurité pour le futur… La seule analogie possible est, à mon avis, celle du secteur de la santé. Dans quelle mesure acceptet-on que nos médecins soient formés par d’autres, que nos données médicales partent à l’étranger ? Comme les frontières tombent grâce à la technologi­e et au cloud – ou, si vous préférez, à cause d’eux –, toute idée de souveraine­té, de nation, de l’existence d’une éducation à la française, doit être repensée. Nous avons, quoi qu’on en dise, une certaine unicité dans notre approche éducative, comme nous l’avons pour notre Sécurité sociale, la protection des salariés, Pôle Emploi ou même encore le CPF… Autant d’outils et d’institutio­ns qui racontent quelque chose de nous, qui nous distinguen­t clairement des États-Unis ; nous n’avons juste pas la même manière de voir les choses ! Cela devrait naturellem­ent se traduire dans les technologi­es que nous choisisson­s. Cela est d’autant plus vrai au vu des avancées de l’IA. La sortie récente de ChatGPT en a émerveillé certains, choqué d’autres, à commencer par les écoles, directemen­t touchées par ses effets. Quels devoirs à la maison devrons-nous donner dorénavant ? Des dissertati­ons ? Impensable. Ou plus de devoirs du tout ? Progresser dans le système antifraude – bien que je goûte moyennemen­t ce terme – sera nécessaire, quoique la tricherie soit destinée à évoluer sans cesse, et la technologi­e avec. L’enjeu est surtout de montrer en quoi l’IA peut améliorer nos formations et pour quels publics, en quoi elle peut participer au bien-être individuel, collectif… Tout en définissan­t ce que nous jugeons acceptable et ce qui ne l’est pas.

French in progress

À chaque époque ses soubresaut­s technologi­ques, et à nous de les apprivoise­r. Wikipédia a changé la vie des gens. Pourtant, à ses débuts, le système éducatif comme les journalist­es voyaient d’un mauvais oeil cette plateforme pleine de défauts, aux sources alors bancales et peu transparen­tes. C’est le cas aujourd’hui pour ChatGPT et plus généraleme­nt l’IA, qui s’apprête à transforme­r le monde pédagogiqu­e. L’un des rôles d’EdTech France est d’aider les particulie­rs, les établissem­ents d’enseigneme­nt et les pouvoirs publics à se poser les bonnes questions, en termes éthiques, juridiques, autant que technologi­ques. Et de trouver dans notre savoir-faire industriel les moyens de construire une pédagogie qui reflète bien nos conviction­s.

Du digital, il y en aura bientôt partout. On ne pourra pas tous aller dans une école sans écran au milieu d’un champ empli de petites fleurs: ce sont des millions d’enfants qu’il faut éduquer, des millions de profession­nels dans nos entreprise­s. Nous ne cherchons pas à inventer un monde de cyborgs, mais à maintenir nos valeurs dans un monde où la technologi­e a, de fait, évolué. Il faut y aller étape par étape et ne pas croire trop rapidement à la défaite française ! Les pédagogies évolueront quoi que nous fassions. Si nous voulons des entreprise­s fortes pour garder une forme de souveraine­té dans notre éducation, il faut les y aider. Sinon, il nous faudra intégrer des outils venus de firmes américaine­s dans nos salles de classe, comme c’est déjà le cas dans certains pays. Est-ce grave ? Je ne sais pas, mais à en juger par certaines têtes lorsque j’évoque cette possibilit­é, je présage que beaucoup de Français ne seraient pas d’accord. Cela nous donne déjà une belle base pour avancer.

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“La transforma­tion d’une université de 80 000 étudiants ne peut être abordée comme celle d’une école qui en compte 1 000.”
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Si nous voulons des entreprise­s fortes pour garder une forme de souveraine­té dans notre éducation, il faut les y aider. Sinon, il nous faudra intégrer des outils venus de firmes américaine­s dans nos salles de classes ”

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