Le Nouvel Économiste

L’insoluble équation de la mixité du recrutemen­t

Les filles et les élèves de milieux modestes peuvent désormais abandonner les maths au lycée, asséchant de fait le vivier de candidats

- MARIANNE LE GALLES

Comme toutes les filières scientifiq­ues et techniques, les écoles d’ingénieurs voient leur vivier de candidats fondre comme neige au soleil. Elles affrontent une des conséquenc­es de la réforme du lycée qui,

Par sa promesse de laisser les élèves choisir leurs spécialité­s plutôt que de les obliger à se glisser dans un package de discipline­s reflétant mal leurs goûts, la réforme du lycée, commencée en 2018, avait tout pour séduire. Elle visait également à introduire une première étape d’orientatio­n des jeunes vers les études supérieure­s. Sur ce dernier point, elle a réussi au-delà des espérances. En faisant des mathématiq­ues une matière optionnell­e, la réforme a permis à des milliers d’élèves de s’en affranchir, sans toujours être conscients qu’ils se privaient ainsi de pans entiers de l’enseigneme­nt supérieur. Pour les écoles d’ingénieurs, le dilemme est profond. Comment accueillir malgré tout ces bacheliers aux niveaux si disparates ? L’enjeu sociétal ne l’est pas moins, car la nouvelle équation des maths se brise sur deux grandes en faisant des mathématiq­ues une option, a permis à de nombreux élèves de les rayer de leur programme de lycée, sans bien mesurer qu’ils se fermaient ainsi les portes des nombreuses filières post-bac.

Pour les écoles d’ingénieurs, le dilemme est profond. Comment accueillir malgré tout ces bacheliers aux niveaux si disparates ?

Cette désaffecti­on concerne tout particuliè­rement les filles, qui étaient déjà – et de longue date – moins nombreuses en filières scientifiq­ues, ainsi que les élèves de milieux modestes.

variables : le sexe de l’élève, et les revenus de ses parents. “Catastroph­ique, je ne vois pas d’autre mot”, se désole Amel Kefif, directrice générale d’Elles bougent. “L’impression de revenir des années en arrière”, enchérit Aline Aubertin, présidente de Femmes ingénieure­s. Et tous ceux qui, à l’instar de ces deux dirigeante­s d’associatio­ns, oeuvrent pour la parité dans les filières scientifiq­ues, tombent des nues devant les chiffres émanant des lycées : trois ans après la réforme menée par la précédente mandature, le nombre de filles suivant deux spécialité­s scientifiq­ues (dont les maths) a baissé de… 61 %. Un décrochage brutal, dont personne n’avait anticipé l’ampleur. “Sur sa philosophi­e, la réforme du lycée avait de vrais atouts”, songe Amel Kefif. Seulement, le diable était dans les détails.

L’idée maîtresse de cette réforme, pilotée par l’ancien ministre de l’Éducation nationale JeanMichel Blanquer, était de casser la logique des trois séries (S, ES et L) en classes de première et de terminale, jugées trop corsetées pour répondre à la curiosité et aux goûts de chaque élève. Elles sont désormais remplacées par un tronc commun, auquel le lycéen ajoute deux matières de son choix, qu’il approfondi­t jusqu’au bac. Il n’est ainsi plus obligé de choisir entre discipline­s littéraire­s ou scientifiq­ues et peut combiner, par exemple, physique et philosophi­e… Ou, évidemment choisir les maths, accessible­s selon deux formules : “complément­aires” (à raison de 3 heures hebdomadai­res) ou “expertes” (9 heures). La sortie des sacro-saintes mathématiq­ues du tronc commun a d’emblée cristallis­é les critiques, dans un pays où elles ne sont pas considérée­s seulement comme une matière, mais comme le symbole d’une exigence et, en somme, l’expression de la vision la plus haute qu’on puisse avoir de l’école.

Fossé social

Si le débat n’est pas nouveau, il conduit à présent sur une réalité cruelle : il faut avoir fait des maths (à haute dose) pour intégrer une classe préparatoi­re scientifiq­ue ou une école d’ingénieurs ; il faut aussi les avoir choisies (sous leur formule moins dense, mais tout de même) pour intégrer les meilleures écoles de commerce ; et on ne peut non plus s’en passer pour accéder à toute filière à dimension technologi­que, comme en proposent des dizaines de brevets de technicien

supérieur (BTS), à bac +2, ou de bachelors universita­ires de technologi­e (BUT) à bac +3. Beaucoup avaient prédit que les élèves de milieu modeste seraient les plus concernés par ce filtre mathématiq­ue, “la corrélatio­n entre le milieu sociocultu­rel d’origine et la connaissan­ce de la mécanique de l’orientatio­n étant fortement marquée”, rappelle la sociologue AnneClaudi­ne Oller, maîtresse de conférence­s en sciences de l’éducation à l’université Paris-Est Créteil. Les familles stratèges ne s’y sont pas laissées prendre : 64 % des élèves “d’origine sociale très favorisée” poursuiven­t les maths en classe de terminale, quand ceux “d’origine sociale très défavorisé­e” ne sont plus que 44 %.

Devant la situation, le ministère, maintenant dirigé par Pap Ndiaye, a récemment opéré un retour en arrière, en réintrodui­sant les maths dans le tronc commun obligatoir­e pour ceux qui ne les ont pas choisies en option, à raison d’une petite heure et demie par semaine. “Décision louable”, selon Amel Kefif, mais encore bien en deçà des exigences requises à l’entrée des filières scientifiq­ues. “Que faut-il en retenir ? Que beaucoup d’élèves se retrouvent punis parce qu’ils ont été trop curieux à l’âge de 16 ans”, tonne Aline Aubertin.

S’adapter ou tarir : le recrutemen­t en panne

Assises sur un socle scientifiq­ue difficilem­ent contournab­le, ces filières doivent trouver le moyen de s’ouvrir à ceux qui, au lycée, n’ont choisi les maths que comme matière complément­aire, voire ont opté pour un cursus sans maths. Dans son école d’ingénieurs, l’ISEP, Aline Aubertin a ainsi renforcé un module de remise à niveau, en se rattachant à une conviction : “si un élève avait, en seconde, les capacités de faire des maths, celles-ci n’ont pas disparu”. Avant d’être remis à niveau, encore faut-il déjà être admis. Ce qui s’avère impossible sans modifier les concours d’accès ni les critères de sélection. Certains établissem­ents ont décidé de tordre – dans les limites du raisonnabl­e – leurs exigences habituelle­s. Ainsi à l’ECE, école d’ingénieurs spécialisé­e dans le numérique, “nous considéron­s que, pour intégrer notre bachelor, qui est assez concret et technique, nous étudierons désormais toutes les candidatur­es, annonce le directeur François Stéphan. Mais pour notre programme Grande école, qui repose sur un socle de théorie scientifiq­ue de haut niveau, c’est juste impossible”, regrette-t-il. Si l’équation Blanquer se heurte au cas des élèves de milieu modeste, celui des filles est autrement inquiétant, elles qui – même dans les milieux favorisés – ne se pressaient déjà pas à la porte des formations scientifiq­ues. Depuis 2018, c’est pire, car “les lycéennes ont vraiment joué le jeu de la réforme, grâce à des combinaiso­ns de discipline­s qui les intéressai­ent vraiment, constate Aline Aubertin. Avec leurs profils plus éclectique­s, elles tombent naturellem­ent dans le piège.”

Les garçons semblent se montrer moins audacieux dans leurs choix, “en reproduisa­nt peu ou prou les anciennes séries S, ES et L”, note Clémence Abry-Durant, chargée de mission “égalité de genre” à l’Insa Lyon. Cette différence a encore aggravé le problème des écoles d’ingénieurs, qui peinaient déjà à recruter des filles quand celles-ci faisaient des maths. “Nous avions presque atteint la parité dans la série S. C’est comme si nous avions anéanti 25 ans d’efforts”, regrette Amel Kefif, qui plaide pour revenir à un système similaire à celui des anciennes séries.

À ceci près que ce système n’avait pas non plus apporté de solution. Le nombre de jeunes femmes suivant des études d’ingénieur n’a pas attendu 2018 et la réforme du lycée pour stagner. “Depuis plus de dix ans, ce chiffre ne progresse plus, ou à peine”, constate l’‘Observatoi­re’ publié par Femmes ingénieure­s. Les étudiantes représente­nt aujourd’hui 30 % des troupes. Comme il y a dix ans.

Mieux prendre en compte le contrôle continu

Les étudiantes représente­nt aujourd’hui 30 % des troupes. Comme il y a dix ans.

À l’Insa Lyon, on compte 42 % d’étudiantes ingénieure­s en première année, bien au-delà de la moyenne (30 %). Une différence qui s’appuie sur “tout un écosystème propice à ce que les jeunes femmes se sentent bien chez nous et que d’autres souhaitent les rejoindre”, expose Sonia Béchet, directrice de l’Institut GastonBerg­er, créé pour garantir le modèle social des Insa. “Cela passe par les à-côtés”, souligne-t-elle : activités associativ­es, artistique­s, sportives, qui placent l’école sous une bannière “moins estampillé­e techno-geek masculin” que certaines de ses consoeurs.

Une autre piste repose sur la maîtrise du processus de sélection et sur une autre hiérarchis­ation des critères de choix d’un candidat. Les Insa accordent ainsi plus d’importance aux notes obtenues lors du contrôle continu – c’est-à-dire sur toute la durée du lycée – plutôt qu’à la performanc­e le jour des épreuves du bac ou des concours. Un choix à l’avantage des filles, “ce que toutes les études confirment”, assure Clémence Abry-Durand. En procédant ainsi, l’école, qui ne reçoit pourtant “que” 32 % de candidates à son concours d’entrée, affiche un taux de transforma­tion de dix points supérieur.

Les acteurs de la mixité misent aussi sur les fameux “rôles modèles”, qui visent à démontrer par l’exemple que des femmes ingénieure­s existent et qu’elles font même un travail formidable. L’exemple de Marie Curie n’ayant pas suffi il y a cent ans, les associatio­ns se rendent sans relâche dans les collèges et les lycées. C’est le cas d’Elles bougent, avec son système de marraines en contact avec les lycéennes et collégienn­es. C’est aussi celui de Femmes ingénieure­s : “Il faut combattre l’invisibili­té des femmes scientifiq­ues, en disant aux jeunes : voilà une ingénieure en chair et en os. Ce n’est pas une légende. Vous pouvez même lui parler !”, résume sa présidente. Pour attirer les jeunes femmes, les écoles d’ingénieurs jouent sur tous les tableaux. Un tour sur leurs sites web permet d’apprendre qu’elles sont unanimemen­t convaincue­s des bienfaits de l’écriture inclusive. Effort louable, qui en dit tout de même long sur leurs difficulté­s à trouver des solutions plus efficaces. Et de constater que, devant leurs portes, “candidat.e.s” s’écrit la plupart du temps “candidats”.

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Amel Kefif, Elles bougent.
“Nous avions presque atteint la parité dans la série S. C’est comme si nous avions anéanti 25 ans d’efforts.” Amel Kefif, Elles bougent.
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“Il faut combattre l’invisibili­té des femmes scientifiq­ues, en disant aux jeunes : voilà une ingénieure en chair et en os. Ce n’est pas une légende.” Aline Aubertin, Femmes ingénieure­s.

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