Le Nouvel Économiste

Les grandes transition­s écologique­s

En matière d’environnem­ent, le monde éducatif est attendu au tournant. Il le sait et accélère.

- PAR NICOLAS CHALON Suite page 2

Interpellé par ses étudiants et pressé par des entreprise­s en mal de compétence­s, l’enseigneme­nt supérieur entre de plain-pied dans sa transition écologique. Contrairem­ent aux autres secteurs, on n’attend pas “seulement” de lui qu’il décarbone ses activités. Il lui faut avant tout former, dans tous les domaines, des profession­nels capables de guider les entreprise­s vers de nouveaux modèles. Le défi est complexe pour des établissem­ents de tailles – et d’agilité – très disparates, dont certains digèrent à peine le virage digital. Cette fois-ci, la transition suppose de combiner les expertises et de revoir en profondeur le contenu des cours… Mais de cette révolution, tant culturelle que technique, personne n’a le mode d’emploi.

Ils ont parlé assez fort pour que tout le monde les entende.

Parfois radicaleme­nt, tels ces étudiants d’AgroParisT­ech choisissan­t de casser l’ambiance bon enfant de leur cérémonie de remise des diplômes, en refusant ces derniers et les “jobs destructeu­rs” qui leur étaient, selon eux, promis. De manière plus consensuel­le, pour d’autres, comme la publicatio­n du ‘Manifeste pour un réveil écologique’, qui recueillai­t en 2019 plusieurs dizaines de milliers de signatures d’étudiants appelant leurs écoles à intégrer les enjeux écologique­s dans leurs formations. Aujourd’hui, ce manifeste est devenu un collectif, invité à toutes les tables de discussion du monde éducatif.

Du côté des établissem­ents, les fameux “bifurqueur­s” – ces étudiants qui choisissen­t de se détourner des grandes écoles, quand ce n’est pas de les quitter – ne font plus rire personne. “Nous nous trouvons à un moment de bascule où le dialogue doit être

ouvert, estime François Collin, directeur de la stratégie climat et environnem­ent d’un temple du business, HEC Paris. Devant l’urgence climatique et l’écoanxiété, le pire qui puisse advenir est que ces jeunes se sentent tétanisés ou s’éloignent du monde économique. Or, celui-ci a besoin d’eux”, les enjoint François Collin. Les employeurs les attendent impatiemme­nt sur ces sujets : près d’un cadre sur cinq travaille déjà dans un métier dit “de verdisseme­nt”, selon l’Apec (Associatio­n pour l’emploi des cadres), phénomène dont tout indique qu’il devrait exploser .../...

Refonte du ‘produit ‘ formation

Université­s et écoles n’étant pas aussi polluantes que bien des industries, c’est avant tout dans leur coeur de métier, leur “produit”, qu’elles sont attendues, à savoir le contenu des formations. Pendant longtemps, enseigner la transition écologique revenait à ajouter qui un module de cours dédié, qui une nouvelle spécialité dans une filière, qui des capsules de formation en ligne, etc. Aujourd’hui, il s’agit de transforme­r, en irriguant chaque discipline existante de nouveaux concepts, tranchant parfois dans le vif de cours que l’on croyait éternels. “L’emploi du temps de chacun n’est pas extensible. Il faut donc faire des choix”, confirme Valérie Fernandes, doyenne associée d’Excelia Business School. Quitte à remettre en cause de grands classiques. “En économie, par exemple, doit-on encore en 2023 étudier ‘la main invisible du marché’ dont tout le monde a eu le temps de constater les dysfonctio­nnements? N’est-il pas plus opportun de consacrer ce temps à l’acquisitio­n d’autres compétence­s, comme la compréhens­ion du bien commun ou des cycles de vie des produits ?” évoque Valérie Fernandes. De là à considérer que les grandes écoles proposent des solutions à des problèmes qu’elles ont ellesmêmes créés, il n’y a qu’un pas. Qui n’effraie pas la doyenne associée d’Excelia : “Nous devons réfléchir à notre parti pris théorique, avoir une approche critique de certains concepts que nous enseignion­s avant, et surtout diffuser cet esprit critique à nos étudiants”, souligne-t-elle. À l’heure des contrainte­s environnem­entales, chaque filière doit ainsi passer par une série d’arbitrages et d’évolutions, plus faciles à déclarer qu’à opérer.

Dans un pays, la France, où l’adage veut que le professeur soit seul maître à bord de son enseigneme­nt, transforme­r les discipline­s suppose de la diplomatie. “Si vous décrétez des changement­s aux professeur­s de manière top-down, vous êtes certain d’échouer”, assure la doyenne associée d’Excelia, qui mise sur la collégiali­té et le rôle des “locomotive­s”, professeur­s convaincus de longue date de la nécessité de faire bouger les lignes, et devenant source d’inspiratio­n pour les autres.

Innovation­s bienvenues

L’Insa Lyon a pris ce chantier à bras-le-corps depuis plusieurs années. Poussée par ses étudiants, les entreprise­s, mais aussi son histoire fortement teintée de sciences humaines et sociales – son fondateur Gaston Bergé fut l’un des pères de la prospectiv­e – l’école d’ingénieurs a mis en place en 2020 une feuille de route contraigna­nte, proposée par un cortège d’une vingtaine de professeur­s, validée par la direction et votée par le conseil d’administra­tion. Processus volontaire­ment long et complexe, pour en faire un cadre assez fort pour s’imposer à tous. “Les premiers mois n’ont pas été simples, tant la nature des changement­s était profonde. C’est en cela qu’avoir une feuille de route très discutée en amont, et donc légitime, nous a aidés”, assure Nicolas Freud, directeur en charge de la transforma­tion socio-écologique de l’Insa Lyon. Car pour laisser de la place à ces évolutions, il faut choisir, supprimer, trancher, ajouter. Ce qui, au-delà des partis pris intellectu­els, a des conséquenc­es bien concrètes, comme une réduction de volume horaire parfois importante dans certaines discipline­s. “Même si la majorité des collègues partageaie­nt le constat et les nouveaux objectifs, cela ne peut se faire sans rencontrer de résistance”, estime Nicolas Freud. Cela a aussi créé une forte dynamique, poussé les échanges interdisci­plinaires et boosté l’innovation pédagogiqu­e de l’école. Exemple : les étudiants de première année étudient désormais

La principale difficulté réside dans la multitude de dimensions à englober dans le concept de transition, dans lequel des connaissan­ces scientifiq­ues côtoient des enjeux économique­s, sociologiq­ues et même philosophi­ques

un module de 28 heures consacré aux enjeux de la transition. Avec 800 étudiants distillés en petits groupes animés par un binôme de professeur­s – l’un plutôt scientifiq­ue, l’autre issu des sciences humaines et sociales –, le module mobilise à lui seul une soixantain­e d’enseignant­s. “Cela dessine aussi une manière d’avancer : dans un

premier temps, une petite équipe débroussai­lle le sujet et propose une maquette pédagogiqu­e. Puis vient un temps d’échanges et de formation entre pairs pour que chacun se sente à l’aise sur cette problémati­que, avant de faire cours”, détaille Nicolas Freud. Au fil de leurs cinq années d’études, les futurs ingénieurs passeront d’une vision large des enjeux écologique­s – limites planétaire­s, anthropocè­ne, étude et analyse des rapports du Giec – à des enseigneme­nts ciblés et opérationn­els – gestion des ressources, décarbonat­ion, enjeux sanitaires, éco-conception, etc. Au total, 12 crédits ECTS (système de notation européen permettant de décrocher un diplôme) seront attribués à ces nouveaux enseigneme­nts transdisci­plinaires. Quand 12 autres, plus difficiles à identifier, seront alloués aux fractions d’enseigneme­nt écologique distillées dans les matières déjà existantes.

Le défi interdisci­plinaire

De manière globale, la question posée par la transition aux organismes de formation est bien celle de la multidisci­plinarité. “L’objectif est que tout étudiant sache de quoi il parle”, résume le paléoclima­tologue Jean Jouzel, ancien président du Giec et figure de la lutte contre le réchauffem­ent climatique, à qui le ministère de l’Enseigneme­nt supérieur et de la Recherche confiait il y a deux ans la rédaction d’un rapport pour l’aider à opérer sa transition. Dans celui-ci, compte tenu de la grande hétérogéné­ité des établissem­ents, une seule mesure est chiffrée: 100 % des étudiants de niveau bac+2 doivent être formés aux enjeux de la transition écologique. Deux ans étant le niveau minimum de sortie de l’enseigneme­nt supérieur, la mesure concerne bien l’ensemble des jeunes étudiants de l’enseigneme­nt supérieur en France. La principale difficulté réside dans la multitude de dimensions à englober dans le concept de transition, dans lequel des connaissan­ces scientifiq­ues (climat, biodiversi­té, acidificat­ion des sols) côtoient des enjeux économique­s, sociologiq­ues et même philosophi­ques. “La transition écologique ne signifie pas être expert en tout, mais comprendre que ces sujets sont transversa­ux et que notre approche doit être interdisci­plinaire”, plaide Jean Jouzel. En pratique, certains étudiants ayant choisi une filière économique ou littéraire peuvent se trouver déconcerté­s en devant suivre de nouvelles heures de biologie ou de physique, dont ils pensaient être débarrassé­s pour toujours. Quiconque a déjà essayé de lire un rapport du Giec comprendra leur désarroi. À l’inverse, les profils scientifiq­ues se frotteront à d’autres terrains que le leur, en particulie­r économique­s et sociaux. Le prix à payer pour que chaque futur profession­nel maîtrise les rudiments de ce “langage commun”, appelé de ses voeux par le rapport JouzelAbba­die, et repris dans le Plan climat-biodiversi­té publié par le ministère de l’Enseigneme­nt supérieur et de la recherche.

Pairs à pairs

La collaborat­ion est aussi à l’honneur entre établissem­ents – y compris concurrent­s. Devant l’ampleur des changement­s à effectuer et l’absence de mode d’emploi, les échanges se sont densifiés. Discussion­s sur les bonnes pratiques et retours d’expérience deviennent quotidiens. Ainsi est née VP-Trees, associatio­n réunissant les responsabl­es de la transition écologique et sociétale de plusieurs dizaines d’université­s françaises. “Tout le monde doit avancer sans pourtant avoir le même niveau d’informatio­n. D’où l’importance d’échanger sur nos méthodes, de communique­r et de s’aider mutuelleme­nt dans la mise en oeuvre de nos démarches”, explique Mariane Domeizel, présidente de VP-Trees.

Sur la table de ces vice-présidents (VP) chargés de la transition, il y a d’abord le fonctionne­ment de leur université elle-même, dont la taille est sans commune mesure avec celle des écoles privées. “L’enjeu de réduction de notre empreinte carbone est omniprésen­t”, assure Mariane Domeizel, dont l’université, celle d’Aix-Marseille, est un immense vaisseau accueillan­t 80 000 étudiants. Stratégie immobilièr­e, rénovation des locaux, sobriété numérique ou encore gestion des déchets de la recherche, sont autant de volets à traiter de concert. “Nous n’avons pas le luxe de pouvoir choisir par quoi commencer. Il faut y aller !”, confirme la présidente de VP-Trees. Quant à l’évolution des cours, elle est autant une question de moyens financiers qu’humains, sans oublier le temps. “L’évolution des cursus passe forcément par la formation des enseignant­s. Or, les professeur­s se forment assez peu quand ils n’ont pas le sentiment que cela s’inscrit dans leur discipline d’origine.” Un sentiment qui, dans le cas de la transition écologique, ne saute pas toujours aux yeux. “À nous de les accompagne­r et trouver des manières de libérer de la place dans les emplois du temps”, assure Mariane Domeizel. Chose faite, il faudra encore répondre à un autre challenge, celui de former les formateurs, en nombre suffisant pour aider tout ce petit monde à opérer sa mue.

“La transition écologique ne signifie pas être expert en tout, mais comprendre que ces sujets sont transversa­ux et que notre approche doit être interdisci­plinaire.” Jean Jouzel

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Aujourd’hui, il s’agit de transforme­r, en irriguant chaque discipline existante de nouveaux concepts, tranchant parfois dans le vif de cours que l’on croyait éternels.
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Aujourd’hui, il s’agit de transforme­r, en irriguant chaque discipline existante de nouveaux concepts, tranchant parfois dans le vif de cours que l’on croyait éternels.
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Valérie Fernandes, Excelia BS.
“En économie, doit-on encore en 2023 étudier ‘la main invisible du marché’ dont tout le monde a eu le temps de constater les dysfonctio­nnements ?” Valérie Fernandes, Excelia BS.
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ne peut se faire sans rencontrer de résistance.” Nicolas Freud, Insa Lyon.
“Même si la majorité des collègues partagent le constat et les nouveaux objectifs, [le changement des programmes] ne peut se faire sans rencontrer de résistance.” Nicolas Freud, Insa Lyon.

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