Les grandes transitions écologiques
En matière d’environnement, le monde éducatif est attendu au tournant. Il le sait et accélère.
Interpellé par ses étudiants et pressé par des entreprises en mal de compétences, l’enseignement supérieur entre de plain-pied dans sa transition écologique. Contrairement aux autres secteurs, on n’attend pas “seulement” de lui qu’il décarbone ses activités. Il lui faut avant tout former, dans tous les domaines, des professionnels capables de guider les entreprises vers de nouveaux modèles. Le défi est complexe pour des établissements de tailles – et d’agilité – très disparates, dont certains digèrent à peine le virage digital. Cette fois-ci, la transition suppose de combiner les expertises et de revoir en profondeur le contenu des cours… Mais de cette révolution, tant culturelle que technique, personne n’a le mode d’emploi.
Ils ont parlé assez fort pour que tout le monde les entende.
Parfois radicalement, tels ces étudiants d’AgroParisTech choisissant de casser l’ambiance bon enfant de leur cérémonie de remise des diplômes, en refusant ces derniers et les “jobs destructeurs” qui leur étaient, selon eux, promis. De manière plus consensuelle, pour d’autres, comme la publication du ‘Manifeste pour un réveil écologique’, qui recueillait en 2019 plusieurs dizaines de milliers de signatures d’étudiants appelant leurs écoles à intégrer les enjeux écologiques dans leurs formations. Aujourd’hui, ce manifeste est devenu un collectif, invité à toutes les tables de discussion du monde éducatif.
Du côté des établissements, les fameux “bifurqueurs” – ces étudiants qui choisissent de se détourner des grandes écoles, quand ce n’est pas de les quitter – ne font plus rire personne. “Nous nous trouvons à un moment de bascule où le dialogue doit être
ouvert, estime François Collin, directeur de la stratégie climat et environnement d’un temple du business, HEC Paris. Devant l’urgence climatique et l’écoanxiété, le pire qui puisse advenir est que ces jeunes se sentent tétanisés ou s’éloignent du monde économique. Or, celui-ci a besoin d’eux”, les enjoint François Collin. Les employeurs les attendent impatiemment sur ces sujets : près d’un cadre sur cinq travaille déjà dans un métier dit “de verdissement”, selon l’Apec (Association pour l’emploi des cadres), phénomène dont tout indique qu’il devrait exploser .../...
Refonte du ‘produit ‘ formation
Universités et écoles n’étant pas aussi polluantes que bien des industries, c’est avant tout dans leur coeur de métier, leur “produit”, qu’elles sont attendues, à savoir le contenu des formations. Pendant longtemps, enseigner la transition écologique revenait à ajouter qui un module de cours dédié, qui une nouvelle spécialité dans une filière, qui des capsules de formation en ligne, etc. Aujourd’hui, il s’agit de transformer, en irriguant chaque discipline existante de nouveaux concepts, tranchant parfois dans le vif de cours que l’on croyait éternels. “L’emploi du temps de chacun n’est pas extensible. Il faut donc faire des choix”, confirme Valérie Fernandes, doyenne associée d’Excelia Business School. Quitte à remettre en cause de grands classiques. “En économie, par exemple, doit-on encore en 2023 étudier ‘la main invisible du marché’ dont tout le monde a eu le temps de constater les dysfonctionnements? N’est-il pas plus opportun de consacrer ce temps à l’acquisition d’autres compétences, comme la compréhension du bien commun ou des cycles de vie des produits ?” évoque Valérie Fernandes. De là à considérer que les grandes écoles proposent des solutions à des problèmes qu’elles ont ellesmêmes créés, il n’y a qu’un pas. Qui n’effraie pas la doyenne associée d’Excelia : “Nous devons réfléchir à notre parti pris théorique, avoir une approche critique de certains concepts que nous enseignions avant, et surtout diffuser cet esprit critique à nos étudiants”, souligne-t-elle. À l’heure des contraintes environnementales, chaque filière doit ainsi passer par une série d’arbitrages et d’évolutions, plus faciles à déclarer qu’à opérer.
Dans un pays, la France, où l’adage veut que le professeur soit seul maître à bord de son enseignement, transformer les disciplines suppose de la diplomatie. “Si vous décrétez des changements aux professeurs de manière top-down, vous êtes certain d’échouer”, assure la doyenne associée d’Excelia, qui mise sur la collégialité et le rôle des “locomotives”, professeurs convaincus de longue date de la nécessité de faire bouger les lignes, et devenant source d’inspiration pour les autres.
Innovations bienvenues
L’Insa Lyon a pris ce chantier à bras-le-corps depuis plusieurs années. Poussée par ses étudiants, les entreprises, mais aussi son histoire fortement teintée de sciences humaines et sociales – son fondateur Gaston Bergé fut l’un des pères de la prospective – l’école d’ingénieurs a mis en place en 2020 une feuille de route contraignante, proposée par un cortège d’une vingtaine de professeurs, validée par la direction et votée par le conseil d’administration. Processus volontairement long et complexe, pour en faire un cadre assez fort pour s’imposer à tous. “Les premiers mois n’ont pas été simples, tant la nature des changements était profonde. C’est en cela qu’avoir une feuille de route très discutée en amont, et donc légitime, nous a aidés”, assure Nicolas Freud, directeur en charge de la transformation socio-écologique de l’Insa Lyon. Car pour laisser de la place à ces évolutions, il faut choisir, supprimer, trancher, ajouter. Ce qui, au-delà des partis pris intellectuels, a des conséquences bien concrètes, comme une réduction de volume horaire parfois importante dans certaines disciplines. “Même si la majorité des collègues partageaient le constat et les nouveaux objectifs, cela ne peut se faire sans rencontrer de résistance”, estime Nicolas Freud. Cela a aussi créé une forte dynamique, poussé les échanges interdisciplinaires et boosté l’innovation pédagogique de l’école. Exemple : les étudiants de première année étudient désormais
La principale difficulté réside dans la multitude de dimensions à englober dans le concept de transition, dans lequel des connaissances scientifiques côtoient des enjeux économiques, sociologiques et même philosophiques
un module de 28 heures consacré aux enjeux de la transition. Avec 800 étudiants distillés en petits groupes animés par un binôme de professeurs – l’un plutôt scientifique, l’autre issu des sciences humaines et sociales –, le module mobilise à lui seul une soixantaine d’enseignants. “Cela dessine aussi une manière d’avancer : dans un
premier temps, une petite équipe débroussaille le sujet et propose une maquette pédagogique. Puis vient un temps d’échanges et de formation entre pairs pour que chacun se sente à l’aise sur cette problématique, avant de faire cours”, détaille Nicolas Freud. Au fil de leurs cinq années d’études, les futurs ingénieurs passeront d’une vision large des enjeux écologiques – limites planétaires, anthropocène, étude et analyse des rapports du Giec – à des enseignements ciblés et opérationnels – gestion des ressources, décarbonation, enjeux sanitaires, éco-conception, etc. Au total, 12 crédits ECTS (système de notation européen permettant de décrocher un diplôme) seront attribués à ces nouveaux enseignements transdisciplinaires. Quand 12 autres, plus difficiles à identifier, seront alloués aux fractions d’enseignement écologique distillées dans les matières déjà existantes.
Le défi interdisciplinaire
De manière globale, la question posée par la transition aux organismes de formation est bien celle de la multidisciplinarité. “L’objectif est que tout étudiant sache de quoi il parle”, résume le paléoclimatologue Jean Jouzel, ancien président du Giec et figure de la lutte contre le réchauffement climatique, à qui le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche confiait il y a deux ans la rédaction d’un rapport pour l’aider à opérer sa transition. Dans celui-ci, compte tenu de la grande hétérogénéité des établissements, une seule mesure est chiffrée: 100 % des étudiants de niveau bac+2 doivent être formés aux enjeux de la transition écologique. Deux ans étant le niveau minimum de sortie de l’enseignement supérieur, la mesure concerne bien l’ensemble des jeunes étudiants de l’enseignement supérieur en France. La principale difficulté réside dans la multitude de dimensions à englober dans le concept de transition, dans lequel des connaissances scientifiques (climat, biodiversité, acidification des sols) côtoient des enjeux économiques, sociologiques et même philosophiques. “La transition écologique ne signifie pas être expert en tout, mais comprendre que ces sujets sont transversaux et que notre approche doit être interdisciplinaire”, plaide Jean Jouzel. En pratique, certains étudiants ayant choisi une filière économique ou littéraire peuvent se trouver déconcertés en devant suivre de nouvelles heures de biologie ou de physique, dont ils pensaient être débarrassés pour toujours. Quiconque a déjà essayé de lire un rapport du Giec comprendra leur désarroi. À l’inverse, les profils scientifiques se frotteront à d’autres terrains que le leur, en particulier économiques et sociaux. Le prix à payer pour que chaque futur professionnel maîtrise les rudiments de ce “langage commun”, appelé de ses voeux par le rapport JouzelAbbadie, et repris dans le Plan climat-biodiversité publié par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche.
Pairs à pairs
La collaboration est aussi à l’honneur entre établissements – y compris concurrents. Devant l’ampleur des changements à effectuer et l’absence de mode d’emploi, les échanges se sont densifiés. Discussions sur les bonnes pratiques et retours d’expérience deviennent quotidiens. Ainsi est née VP-Trees, association réunissant les responsables de la transition écologique et sociétale de plusieurs dizaines d’universités françaises. “Tout le monde doit avancer sans pourtant avoir le même niveau d’information. D’où l’importance d’échanger sur nos méthodes, de communiquer et de s’aider mutuellement dans la mise en oeuvre de nos démarches”, explique Mariane Domeizel, présidente de VP-Trees.
Sur la table de ces vice-présidents (VP) chargés de la transition, il y a d’abord le fonctionnement de leur université elle-même, dont la taille est sans commune mesure avec celle des écoles privées. “L’enjeu de réduction de notre empreinte carbone est omniprésent”, assure Mariane Domeizel, dont l’université, celle d’Aix-Marseille, est un immense vaisseau accueillant 80 000 étudiants. Stratégie immobilière, rénovation des locaux, sobriété numérique ou encore gestion des déchets de la recherche, sont autant de volets à traiter de concert. “Nous n’avons pas le luxe de pouvoir choisir par quoi commencer. Il faut y aller !”, confirme la présidente de VP-Trees. Quant à l’évolution des cours, elle est autant une question de moyens financiers qu’humains, sans oublier le temps. “L’évolution des cursus passe forcément par la formation des enseignants. Or, les professeurs se forment assez peu quand ils n’ont pas le sentiment que cela s’inscrit dans leur discipline d’origine.” Un sentiment qui, dans le cas de la transition écologique, ne saute pas toujours aux yeux. “À nous de les accompagner et trouver des manières de libérer de la place dans les emplois du temps”, assure Mariane Domeizel. Chose faite, il faudra encore répondre à un autre challenge, celui de former les formateurs, en nombre suffisant pour aider tout ce petit monde à opérer sa mue.
“La transition écologique ne signifie pas être expert en tout, mais comprendre que ces sujets sont transversaux et que notre approche doit être interdisciplinaire.” Jean Jouzel