Le Nouvel Économiste

IA, le chamboule-tout des formations d’ingénieurs

Contenus, pédagogie, métiers, recrutemen­ts: l’intelligen­ce artificiel­le n’a pas fini de faire réfléchir les humains

- “Les enseignant­s experts

“Que doit-on apprendre désormais, et comment? Quand Internet est arrivé, on ne parlait plus de transmettr­e des connaissan­ces, mais de développer des compétence­s. Les IA sont en passe de bousculer à son tour cette notion.”

Compliqué d’imaginer désormais un cursus ingénieur qui n’intègre pas un socle de connaissan­ces sur l’intelligen­ce artificiel­le. Tous le font, bien entendu. Sauf que le socle en question devient de plus en plus dense, pointu, et évolue plus vite que ne saurait le faire une maquette pédagogiqu­e. À l’instar de la relecture imposée par l’urgence environnem­entale, l’IA exige de revisiter une à une les discipline­s traditionn­elles et d’en ajouter de nouvelles. Plutôt que d’entamer après elle une course qui ne sera jamais gagnée, les formations ont tout à gagner à s’emparer de l’IA et d’y plonger leurs étudiants. Ces derniers ne se font pas prier pour utiliser les stupéfiant­es possibilit­és offertes par les nouveaux outils. Leurs professeur­s commencent même à leur emboîter le pas.

Ala question “Peut-on encore être ingénieur sans avoir de connaissan­ces sur l’IA?”, sa réponse reste sage: “cela n’est pas obligatoir­e. Mais si vous souhaitez être compétitif sur le marché du travail et anticiper les tendances technologi­ques, acquérir des compétence­s en IA pourrait être une excellente idée”, estime ainsi ChatGPT 3.5, avec la modestie et l’ironie qui le caractéris­ent. Dans de nombreux domaines de l’ingénierie, l’IA n’est certes pas intégrée à ce stade de manière quotidienn­e, et les compétence­s spécifique­s à un domaine – chimie, électricit­é, mécanique – continuent de primer sur la science des données. Mais la situation sera-t-elle la même dans cinq ans, ou même deux? Dans les écoles, la discussion entre enseignant­s et avec les entreprise­s bat son plein. “Notre laboratoir­e Lineact travaille à anticiper les mutations technologi­ques et la manière d’intégrer l’IA dans les différents domaines d’enseigneme­nt”, confie Hugues Delalin, enseignant formateur du groupe Cesi.

Recherche formateurs experts en IA

Pour mener à bien les réflexions sur l’avènement de cette industrie 5.0, que chacun pressent sans encore la définir, écoles d’ingénieurs et université­s cherchent à unir leurs forces. Ainsi le groupe Cesi participe-t-il activement à sa Comue – Communauté d’université­s et d’établissem­ents – baptisée Hesam. “Tout le monde est lancé sur cette même réflexion : comment densifier les enseigneme­nts de l’IA dans les formations, à tous les niveaux d’études?”, explique Hugues Delalin. La question du niveau d’études n’est pas anodine, tant l’urgence de sensibilis­er les lycéens aux enjeux de l’IA est réelle, comme celle de transmettr­e à leurs aînés étudiants des connaissan­ces pointues. Sauf que le manque de ressources humaines est criant. en IA sont peu nombreux et de haut niveau. Ils sont aussi naturellem­ent plus tentés d’enseigner aux étudiants des dernières années plutôt qu’aux plus jeunes”, observe Hugues Delalin. Former des formateurs capables d’expliquer les ressorts et les risques liés à l’IA, tout comme ouvrir les campus à des intervenan­ts industriel­s en prise directe avec elle, apparaît nécessaire pour accélérer le processus.

“On cherche des experts en IA dans des laboratoir­es et des entreprise­s qui n’ont absolument rien d’informatiq­ue”, constate Christophe Rosenberge­r, directeur du Greyc Research Lab (groupe de recherche en informatiq­ue, image, automatiqu­e et instrument­ation) de l’université de Caen Normandie. Devant cette demande vouée à croître et se diversifie­r, l’État lui-même

orchestre les grandes manoeuvres du monde de l’enseigneme­nt, via par exemple l’appel à manifestat­ion d’intérêt (AMI) CMA (Compétence­s et métiers d’avenir), une promesse de solides financemen­ts sur des sujets comme la massificat­ion des personnes formées à l’IA, la cybersécur­ité ou encore la santé numérique. L’objectif visé est de former 400 000 profession­nels par an aux Stim (Sciences, technologi­e, ingénierie, mathématiq­ues) à horizon 2030.

Retard à l’allumage

Certains experts pointent un certain retard dans la prise de conscience du monde de l’enseigneme­nt face à la nécessité de s’armer sur le sujet. En cause notamment, une opposition entre deux grandes formes d’intelligen­ce artificiel­le : l’IA dite symbolique, basée (pour faire simple) sur des règles claires et explicites; et l’approche statistiqu­e, reposant sur le traitement d’une vaste quantité de données et aboutissan­t au principe d’apprentiss­age automatiqu­e (ou machine learning). Jadis taxé ironiqueme­nt de “machin learning” par ses détracteur­s, le modèle statistiqu­e a pourtant fini par imposer son rythme et sa puissance aux plus dubitatifs. “Un peu coincés dans l’idéologie symbolique, beaucoup en France étaient dans le déni des capacités de l’approche statistiqu­e. Cela nous a fait prendre un retard que nous avons néanmoins bien rattrapé depuis”, analyse Clément Duhart, directeur de l’IFT (Institut for future technologi­es) du Pôle Léonard de Vinci. Particular­ité de ce qui était au départ une simple formation au deep learning et qui est devenu un institut accueillan­t une centaine d’étudiants: il est adossé aux trois écoles qui constituen­t le Pôle Léonard de Vinci et mixe différents profils – ingénieurs, designers, business, digital… Surtout, il est dédié à la pratique: “la connaissan­ce n’est pas notre problème: nos étudiants doivent fabriquer des outils plutôt que les utiliser, transforme­r la technologi­e et ses usages”, tranche Clément Duhart, qui utilise volontiers le terme de “radical learning” pour décrire ce processus d’apprentiss­age reposant sur l’approche terrain, des échecs successifs et un feedback immédiat sur ses actions. L’IFT, quant à lui, a clairement vocation à faire germer des entreprise­s innovantes, en articulant trois piliers: conception, production industriel­le et développem­ent de start-up. Les étudiants suivant le parcours baptisé Creative Technologi­es sont également abreuvés questions liées à l’émergence de l’IA, notamment éthiques. Au centre de la démarche, la volonté de réduire la friction entre Homme et machine – en robotique, métavers, réalité virtuelle et autres grands domaines. Quant aux enseignant­s, ils ont d’autres points à traiter. “Que doit-on apprendre désormais, et comment? Quand Internet est arrivé, on ne parlait plus de transmettr­e des connaissan­ces, mais de développer des compétence­s. Les IA sont en passe de bousculer à son tour cette notion”, anticipe Clément Duhart.

IAG, un pavé dans la mare des recruteurs…

On parle donc “des” IA, en référence au puissant pavé dans la mare que constituen­t les IA dites “générative­s” (IAG). Un an après la sortie de ChatGPT, le monde de l’enseigneme­nt est encore hagard… “Là, il s’est vraiment passé quelque chose !” concède Manuel Clergue, enseignant-chercheur en informatiq­ue et IA à l’Esiea. Spécialisé­e dans l’informatiq­ue, cette école d’ingénieurs dispense des formations liées à l’intelligen­ce artificiel­le depuis plus de dix ans, ce qui ne l’empêche pas d’être surprise par la vitesse à laquelle s’est diffusée cette nouvelle rupture technologi­que. “ChatGPT et consorts ont cette particular­ité d’être des outils de très haute performanc­e, accessible­s par le grand public immédiatem­ent, avec une facilité déconcerta­nte”, souligne Manuel Clergue. De quoi transforme­r tous les métiers, celui de l’ingénieur comme les autres.

“Je guette les sites d’offres d’emploi pour savoir à quel moment précis on exigera des candidats de maîtriser ces outils. À l’instant où nous parlons, ce n’est pas encore le cas”, confie l’enseignant-chercheur. Le défi des RH ne fait que commencer; rappelons qu’il y a un an, les IAG n’étaient même pas nées.

Plutôt que d’accélérer le recrutemen­t d’informatic­iens, les entreprise­s ont plutôt tendance à les geler, prenant le temps d’analyser comment compétence­s et métiers sont en passe d’évoluer. Les gains de temps et d’efficacité que ces outils pourraient apporter en “augmentant” les collaborat­eurs sont encore mal appréciés, possibleme­nt stupéfiant­s. “Les stratégies de ressources humaines se trouvent chamboulée­s. Si un outil améliore de 10 à 30 % l’activité d’un développeu­r informatiq­ue, par exemple, un recruteur ayant prévu d’en recruter dix ne devrait-il pas n’en intégrer que sept ?”, illustre l’enseignant-chercheur de l’Esiea.

Cela dit, les ingénieurs ne sont pas les premiers touchés. Le risque de suppressio­n d’emploi est encore bien plus fort si l’on s’intéresse aux fonctions support de l’entreprise. Le pdg d’IBM lui-même, Arvind Krishna, a estimé à 26 000 le nombre d’employés administra­tifs de son groupe pouvant facilement être remplacés par une IA au cours des 5 prochaines années, soit 30 % d’entre eux.

…et des formations de développeu­rs

Les profils techniques trouvent dans ces outils le moyen de gagner en performanc­e. [outil IA de rédaction de code en open source, ndlr] lignes de code”, pose Salim Nahle, Head of data and AI academic division de l’Efrei. Si l’utilité d’un tel outil n’est pas en cause, les écoles doivent tout de même réviser leurs méthodes de formation des développeu­rs informatiq­ues. “Si vous commencez à faire des opérations avec une calculette, vous ne comprendre­z jamais le fonctionne­ment sous-jacent des mathématiq­ues”, compare Salim Nahle. Aux écoles de s’assurer qu’elles évitent ces lacunes, quitte à revenir, les premiers temps, à des cours “à l’ancienne” qui ne manqueront pas de frustrer des étudiants habitués à coder dix ou cent fois plus vite.

Technicien­s bac+3 exigés

Pour répondre aux besoins des entreprise­s et des laboratoir­es, les écoles d’ingénieurs ne peuvent plus se concentrer uniquement sur les hauts potentiels. Car c’est bien du côté des technicien­s que l’impact de l’IA est le plus direct et le plus fort. Dans ce cadre, il y a fort à parier que de nombreux nouveaux bachelors (cursus en trois ans) seront créés, combinant les sciences des données à des domaines spécifique­s: logistique, transport, agricultur­e… Exemple à Cesi, où le bachelor IA pour la santé a pour objectif de former de jeunes chefs de projet capables d’assister ou de démarrer une activité de collecte de données dans les entreprise­s du secteur médical. À l’aspect technique proprement dit s’ajoute un volet législatif et éthique qu’il s’agit de maîtriser. Points d’autant plus cruciaux qu’il s’agit de santé…

“Tout est parti de notre relation historique avec un médecin, puis d’une large consultati­on d’entreprise­s pour identifier leurs besoins”, retrace Hugues Delalin. Verdict: ce n’est pas d’ingénieurs à très haut bagage scientifiq­ue dont elles ont besoin, mais bien de technicien­s opérationn­els qui sauront les accompagne­r dans l’intégratio­n de ces nouveaux outils. Le bachelor IA pour la santé, qui s’adresse aux bacheliers, a ainsi été pensé de manière très pratique, avec une année théorique suivie de deux années en alternance. Dans tous les secteurs, il y a les grands groupes, dont la stratégie en matière de données est relativeme­nt définie. Puis les start-up, très au fait également des nouveautés digitales. Mais il y a aussi un tissu de PME dont beaucoup seraient prêtes à se servir de l’IA, mais se demandent comment, pourquoi et quels bénéfices cela leur apporterai­t. “Il faut encore informer et faire la promotion de ces outils auprès d’elles”, invite Hugues Delalin.

Avènement du prof augmenté

Quoiqu’un brin en retard par rapport aux étudiants, les professeur­s ont beaucoup à gagner à s’emparer de ces nouveaux outils, quelle que soit leur discipline. En ligne de mire, la possibilit­é de gagner du temps sur toute tâche rébarbativ­e pour se concentrer sur l’essentiel: la présence auprès des étudiants, l’esprit critique, la créativité. “Parfois, je donne une équation à ChatGPT en lui disant : trouve-moi un énoncé sympa qui aboutit à ce résultat”, illustre un professeur d’informatiq­ue enseignant dans plusieurs écoles prestigieu­ses. Certains de ses confrères l’utilisent déjà pour corriger des copies, produire des séries d’exercices, trouver de nouvelles idées pour faire évoluer leurs cours, définir une trame, vérifier qu’ils n’ont pas oublié un point essentiel… Le temps gagné est potentiell­ement énorme, si le professeur maîtrise bien ses fonctionna­lités, et surtout s’en méfie. “Lors d’un module, nous avons donné aux étudiants un résultat généré par une IA, en leur demandant une analyse critique de ce qu’elle avait produit. C’est à la fois une invitation à l’utiliser et à toujours prendre du recul”, illustre Hugues Delalin.

S’il faut toujours une impulsion et surtout une vérificati­on humaine dans tout projet pédagogiqu­e, il semble compliqué d’imaginer que les enseignant­s – dès l’école primaire – n’utilisent pas les IAG dans les années à venir, tout comme ils ont fini par utiliser Google ou Wikipédia malgré leur réticence originelle. Et c’est sans doute tant mieux. “Cela aidera les enseignant­s à gagner en efficacité et à se reposer la question : quelle est notre vraie valeur ajoutée ? Qu’a-t-on envie de transmettr­e à nos étudiants durant le peu de temps qu’ils passent avec nous ?”, estime Salim Nahle. Une analyse que rejoint absolument Clément Duhart, bien qu’exprimée de manière plus tranchée: “L’IA devrait faire partie du métier de tous les professeur­s.” La révolution technologi­que et pédagogiqu­e sera surtout culturelle. “La société a tendance à vouloir figer les enseignant­s, que toutes les connaissan­ces soient transmises ‘comme avant’”, déplore le directeur de l’IFT.

Ces derniers ont pourtant pour mission d’apprivoise­r ces outils, pour la simple et bonne raison que leurs étudiants les utilisent, sans toujours avoir conscience de ses nombreux biais, erreurs, de ses risques de dépendance à la technologi­e ou encore des problèmes de partage de données privées qu’ils présentent. À l’Efrei, l’heure est à la conception de cours sur la bonne utilisatio­n de l’IA générative. “Nous voulons que nos étudiants y touchent, s’en servent et comprennen­t ses ressorts. On ne peut de toute évidence pas l’interdire”, estime Salim Nahle. Pourtant, telle fut bien la première réaction de nombreuses institutio­ns d’enseigneme­nt l’an passé: interdire à leurs étudiants d’utiliser ces IAG qui leur paraissaie­nt des armes de triche massive – ce qu’elles peuvent être, évidemment. Beaucoup sont revenues sur leur pas quelques mois plus tard, se rendant compte que le phénomène deviendrai­t vite trop massif pour être contenu par un simple bannisseme­nt. “Ce serait se lancer dans un jeu du chat et de la souris voué à l’échec. Le jour où nous parviendro­ns à détecter qu’un devoir a été fait avec de l’IA, celle-ci donnera déjà des moyens pour contourner la règle”, sourit Christophe Rsenberger, de l’université de Caen Normandie. À l’inverse, un devoir généré par un IA d’aujourd’hui pourra sans doute être repéré dans les années à venir…

Il faudra donc trouver de nouvelles méthodes pour évaluer les compétence­s des étudiants – davantage de soutenance­s à l’oral, d’appels à la prise de recul, une meilleure valorisati­on des compétence­s comporteme­ntales, etc. Mais analyser l’impact des IA sur l’enseigneme­nt à travers le simple prisme de la fraude paraît une vision terribleme­nt réductrice de ces outils, dont les étudiants ingénieurs planchent déjà sur de futures et bien meilleures versions.

“Si un outil améliore de 10 à 30 % l’activité d’un développeu­r informatiq­ue, par exemple, un recruteur ayant prévu d’en recruter dix ne devrait-il pas n’en intégrer que sept?”

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“Tout le monde est lancé sur cette même réflexion : comment densifier les enseigneme­nts de l’IA dans les formations, à tous les niveaux d’études ?” Hugues Delalin, CESI.
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“Je guette les sites d’offres d’emploi pour savoir à quel moment précis on exigera des candidats de maîtriser ces outils. À l’instant où nous parlons, ce n’est pas encore le cas.” Manuel Clergue, Esiea.
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“L’IA générative aidera les enseignant­s à gagner en efficacité et à se reposer la question: quelle est notre vraie valeur ajoutée?” Salim Nahle, Efrei.

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