Les talents veulent-ils vraiment s’enfuir?
Pas plus nomades que leurs aînés, étudiants et jeunes diplômés cherchent moins un beau pays que de belles opportunités
Pour la nouvelle génération, les frontières paraissent secondaires. Moins importantes en tout cas que la mission, le cadre de vie, le salaire ou encore le secteur d’activité.
Après un sévère coup de frein de la mobilité étudiante sur fond de Covid puis d’inflation, certains experts ont avancé un peu rapidement l’avènement d’une ère de “post-mobilité”. Élèves et jeunes diplômés ne seraient plus tant aspirés par l’appel du large, se sentant mieux lotis dans leur cocon national pour faire leurs premiers pas. Dans les faits, cette théorie se vérifie bien mal, et la mobilité étudiante mondiale se dirige vers un record inédit de 8 millions d’étudiants à l’horizon 2025.
Suivre un cursus à l’étranger ne signifie cependant pas qu’on souhaite y démarrer sa carrière, et si la fameuse ‘fuite des talents’ est une réalité dans bien des pays de l’hémisphère sud, la France en serait plutôt l’un des gagnants.
Ce n’est pas tant par goût du whistle – la petite flûte irlandaise – ni des climats vivifiants que Laetitia Huret a posé ses bagages au bord de la mer, à une heure de Dublin. “Le pays m’importait assez peu, pour être honnête. Je réfléchissais plutôt en matière d’opportunités professionnelles”, confie cette jeune communicante, diplômée de l’ESP (École supérieure de publicité, groupe Ad Education) en 2020, et actuellement chez Servier en VIE (volontariat international en entreprise). Si elle se plaît beaucoup dans son rôle de communication specialist de la branche irlandaise du groupe pharmaceutique et apprécie “d’avoir troqué le béton pour la verdure”, elle n’avait pas dans l’idée de partir à tout prix. “Mon projet n’était pas d’accepter n’importe quel job pour découvrir un pays. Je voulais être sûre que cela colle à mes attentes”, explique Laetitia Huret.
Cette génération trop rapidement définie comme nomade n’a pas plus la bougeotte que ses aînés. Pour elle, les frontières paraissent cependant secondaires dans les choix professionnels; moins importantes, en tout cas, que la mission, le cadre de vie, le salaire ou encore le secteur d’activité. “Si c’est difficile de partir à l’étranger? Mais non, il suffit de cocher ‘tous pays’ dans votre jobboard, et de lire les annonces”, plaisante Paul, jeune diplômé de grande école qui vient de s’installer en Suisse, non parce qu’elle est la Suisse, mais parce qu’elle se trouve être le haut lieu de l’horlogerie haut de gamme, son domaine.
Difficile d’avoir des chiffres fiables des expatriations par niveau de diplôme, mais les indicateurs publiés chaque année par la Conférence des grandes écoles (CGE) donnent une idée des tendances. Le nombre de diplômés faisant le choix d’un premier emploi à l’étranger est ainsi passé de 14 % avant la pandémie, à un petit 11 % aujourd’hui. Un recul lié certes au covid, mais également à la bonne reprise des recrutements en France pour les profils bac +5, ainsi qu’à l’explosion de l’alternance dans les dernières années d’études, synonyme d’embauches facilitées à l’issue de la mission.
Cette question de la dernière année d’études est d’ailleurs au coeur de bien des réflexions, y compris au plus haut niveau. Les États apprécient de voir leurs jeunes partir et échanger avec les internationaux à condition qu’ils reviennent travailler chez eux et participent à l’économie locale. “La question du premier emploi est très liée au schéma d’études”, remarque Marie-Christine Bert, directrice des relations internationales de l’école des Ponts ParisTech. Dans le cas d’un double diplôme (les étudiants sont amenés à suivre leur cursus dans un pays, puis l’autre), certains États – Chine, Brésil, par exemple – exigent que le cursus s’achève dans le pays d’origine de l’étudiant. “C’est clairement pour eux un moyen de s’assurer de leur retour. Une fois rentré chez lui, il est bien plus difficile pour un diplômé de relancer un projet d’expatriation”, analyse Marie-Christine Bert. Les stratégies divergent, selon l’intérêt des pays et ceux des étudiants. Et un élève souhaitant démarrer sa carrière aux États-Unis aura tout intérêt à achever ses études là-bas, synonyme d’un visa de travail valable trois ans.
Globales de A à Z
Si évoluer dans un contexte international ne leur cause pas d’angoisse particulière, c’est aussi parce que ces étudiants le font déjà depuis des années. Pour un élève en business school, école d’ingénieurs, de design ou en laboratoire, le multiculturel commence chez lui, à peine passée la porte du campus. Le nombre d’étudiants étrangers en France est en croissance constante; aujourd’hui, un étudiant sur quatre qui suit un cursus dans les grandes écoles de l’Hexagone vient d’un autre pays. Pour accueillir ces cohortes – sur lesquelles repose désormais leur modèle économique –, les établissements proposent des programmes en anglais, quand ce n’est pas toute l’école qui change de langue officielle. À titre d’exemple, Rennes School of Business a beau se nicher au coeur de la Bretagne, elle se pose en établissement entièrement anglophone. Près de 90 % de ses professeurs sont internationaux et dispensent leurs cours à des étudiants de 70 nationalités.
Puis il y a les expatriations, point d’orgue des programmes et qui demeurent l’un des premiers critères des élèves dans le choix de leur formation. Pour les écoles, pas question de revenir sur les sacro-saints semestres à l’étranger ou autres formes d’immersion. Selon Simon Mercado, viceprésident exécutif d’ESCP Business school, de ces séjours physiques dépend rien de moins que le succès des futurs diplômés dans le monde du travail. “Plusieurs études démontrent que la mobilité étudiante conduit à une plus fréquente poursuite d’études vers de hauts niveaux de diplômes, ainsi que de meilleures perspectives de carrière”, explique-t-il.
Encore faut-il parvenir à tirer le meilleur de chaque expérience internationale. Nombre de grandes écoles s’interrogent et tentent de varier les formats en incitant notamment les étudiants à faire des stages, plutôt qu’un échange dans un monde universitaire relativement standardisé, où le frottement à l’interculturel est somme toute très confortable. “Travailler dans un autre pays expose plus directement aux manières de faire, de penser. L’expatrié croise en outre des personnes de plusieurs générations, qui aident à comprendre plus largement la culture dans laquelle il se trouve”, loue Julien Manteau, directeur général adjoint de Neoma Business school. Le format stage est aussi un meilleur tremplin pour un jeune qui souhaite lancer sa carrière à l’étranger, d’abord car il montre à ses futurs employeurs qu’il est capable de s’adapter à un nouvel environnement, ensuite car il se sent pousser des ailes. “Quand un stage à l’international se déroule bien, cela donne un plein de confiance. Les étudiants ont le sentiment d’être capables d’évoluer partout, et se sentent légitimes de saisir toute opportunité intéressante”, analyse Julien Manteau.
Le paradoxe carbone
Pour nuancer ce beau tableau, la question de l’empreinte carbone générée par les déplacements s’est invitée. Sur ce sujet, les grandes écoles n’ont pas trouvé de formule magique: comment encourager d’un côté leurs étudiants à sillonner le monde, alors qu’elles doivent aussi freiner leurs ardeurs en les alertant sur les émissions de CO2 d’un trajet en avion? “Cette question occupe un bon nombre de nos discussions”, admet Simon Mercado, qui choisit de continuer à faire les deux: “les business schools doivent accepter d’avoir un coût environnemental, car les dangers d’un monde où les jeunes ne se connaissent pas seraient plus coûteux encore”. Équilibrisme délicat mais nécessaire, pour ce pan de l’enseignement – celui des grandes écoles de management – qui a fait de l’international sa vertu cardinale depuis tant d’années.
Un peu partout, un consensus semble se dégager pour trouver une forme d’entre-deux. De plus en plus, les expatriations courtes – semaines de découverte à l’étranger, voire simples séminaires comme c’était le cas en période précovid – se font à distance, grâce à des outils digitaux que les écoles maîtrisent maintenant à merveille. Du côté des stages les plus courts (quelques mois), les établissements incitent fortement leurs étudiants à privilégier l’Europe et le train, réservant les pays lointains aux expatriations longues, comme un double diplôme ou un stage. “C’est cette idée de mobilité à forte valeur ajoutée que nous souhaitons construire. Déplacements physiques et collaboration internationale sont indispensables; ils sont au coeur de toute expérience étudiante. Mais il faut agir de manière responsable”, insiste Simon Mercado. Dans ce nouveau contexte, l’ESCP Business school n’est pas la moins bien lotie. Tous les campus qu’elle possède en propre – Paris, Londres, Madrid, Turin, Berlin, Varsovie – sont situés en Europe, dans des villes relativement proches et desservies par le train. Cela tombe bien, car son modèle assez particulier mise beaucoup sur les échanges intercampus, les étudiants d’ESCP étant souvent amenés à changer de pays chaque année.
Prime à la proximité
À cette prise de conscience environnementale s’ajoutent d’autres facteurs expliquant une appétence nouvelle pour l’Europe. “L’Europe apparaît comme une destination plus simple, écoresponsable, sécurisée, tout en proposant des formations d’excellence sur le plan académique”, observe MarieChristine Bert (Ponts ParisTech). Le Vieux continent est, de plus, synonyme de bourses, aides à la mobilité et trajets moins gourmands, des atouts certains en ces temps d’inflation. Cette tendance à la régionalisation ne s’observe d’ailleurs pas qu’en Europe: depuis quelques années, les étudiants réfléchissent davantage à l’échelle de leur région du monde que de la planète. Les jeunes Asiatiques suivent ainsi plus massivement des études en Corée ou au Japon, quand les Sud-Américains privilégient l’Argentine, selon les données rapportées par Campus France, l’organisme dédié à la promotion de l’enseignement supérieur français à travers le monde.
La pandémie a fait infléchir la stratégie internationale de plus d’une formation. “En nous rapprochant de nos voisins, deux constats nous ont frappés. Celui d’une grande convergence et une vision partagée sur de nombreux aspects. Mais également celui de ne pas mener ensemble autant de projets que nous le devrions”, reconnaît Jean Charroin, directeur général de l’Essca Business school. L’école a ainsi décidé de miser sur l’Europe en ouvrant deux nouveaux campus, l’un à Malaga – une ville en passe de devenir un hub en matière de data et de cybersécurité –, l’autre au Luxembourg, un pays proposant des milliers d’offres d’emploi en finance et n’accueillant jusque-là sur son sol aucune business school accréditée.
Fuite ou respiration ?
Face à la mobilité retrouvée et à la crainte de voir les talents partir ailleurs, chaque pays a sa manière de réagir. L’exemple chinois l’illustre à merveille. “Il faut être un expert pour comprendre les échanges possibles ou non avec la Chine”, garantit MarieChristine Bert (Ponts ParisTech). Depuis le covid, l’intention est claire: le gouvernement chinois souhaite conserver ses talents. Les règles et les messages envoyés le sont bien moins, la Chine passant d’ouverte à fermée sans anticipation possible de la part de ses partenaires académiques internationaux. Une lisibilité également opaque sur le sujet de l’insertion professionnelle des jeunes diplômés, le géant ayant tout simplement arrêté de publier ces chiffres.
“La fuite des cerveaux est une réalité dans un grand nombre de pays. En ce qui concerne la France, cela me paraît plutôt relever d’une respiration assez saine”, juge Julien Manteau. Les exemples brandis pour tenter de démontrer le contraire sont souvent les mêmes, et très particuliers: prix Nobel français dont, c’est vrai, plusieurs officient aux États-Unis, patrons de multinationales, etc. Dans le bien plus vaste monde des cadres, la fuite est très relative.
C’est également le cas du côté le plus scruté, car le plus pénurique, celui des ingénieurs. Selon l’association des Ingénieurs et scientifiques de France (IESF), seuls 14 % des ingénieurs français travaillaient à l’étranger en 2022. Des expatriations bien éloignées d’une hémorragie, qui ne sont pas de nature à expliquer la pénurie – bien réelle – d’ingénieurs dans l’Hexagone. Toujours selon IESF, le pays aurait besoin de former 60000 ingénieurs par an, quand ses écoles n’en ‘fabriquent’ que 40000. Ajouté au fait que de plus en plus d’internationaux rejoignent les écoles françaises – dans celle des Ponts ParisTech, ils représentent entre 27 et 30% d’une promotion - –, la France ne semble pas subir la mobilité des étudiants et des jeunes diplômés. Elle y gagnerait même au change.
“Au-delà même du nombre, ne trouvezvous pas important que notre savoirfaire technique et scientifique intéresse dans le monde entier?” questionne le directeur de l’ECE François Stephan. Partir découvrir les géants de son secteur, rencontrer, se comparer aux meilleurs, revenir, repartir: tel est pour lui la suite logique d’une formation académique de haut niveau. “Comment voulez-vous qu’un pays qui a l’ambition d’être un leader industriel mondial ne connaisse pas intimement les marchés avec lesquels il travaille?”, pointe François Stephan, qui ne retiendra pas ses ouailles de s’envoler où elles le souhaitent, pourvu qu’elles fassent de belles carrières.