Le Nouvel Économiste

Une ardente obligation de compétitiv­ité

Comment concilier filières performant­es sur les marchés et filières en perdition en quête de soutiens

- ECONOMIE ET POLITIQUE, LA CHRONIQUE DE JEAN-MICHEL LAMY

Le vrai face-à-face est passé sous les radars du 60e Salon de l’agricultur­e. Il expose côte à côte l’exploitati­on en perdition et les filières performant­es. La première a investi l’imaginaire de la population. La seconde était presque en accusation pour ses succès. Emmanuel Macron a perçu le danger en secouant l’escouade des récriminat­eurs d’un “arrêtez de dire que notre agricultur­e est foutue”.

Le retour de la régulation par les institutio­ns

En même temps, le chef de l’État a rendu une partie des armes au parti de la subvention. Il est allé jusqu’à remettre en selle un prix garanti pour un coût de production donné. Alors que l’immense hétérogéné­ité entre les exploitati­ons et entre les variétés des produits en fait un casse-tête bureaucrat­ique. Ce prix de “bon sens” heurte l’ardente obligation de la recherche de compétitiv­ité. Sans cet aiguillon, la terre rapportera de moins en moins. Résumer le travail paysan sous sa seule déclinaiso­n “productivi­té” s’apparente certes à une équation trop réductrice. Une aporie, confirmera le logicien. Une provocatio­n, tranchera le camp de gauche. Une attaque contre le climat, assurera l’écologiste. Trop d’injonction­s contradict­oires, conclura l’économiste. Pourtant, le malheur actuel vient de la panne de productivi­té de l’agricultur­e française.

Il y a encore quelques années, ce modèle fournissai­t plus de volumes à moindre coût grâce au concours d’une efficacité techno-économique optimale. Dans la foulée, le maintien du revenu des agriculteu­rs était préservé. C’était la solution. Que mettre à la place si cela ne marche plus? La régulation par les institutio­ns plutôt que par le marché regagne du terrain. La formule est apaisante, elle n’est pas gagnante. Pour de bons salaires, rien de mieux que des gains de productivi­té. Que des rémunérati­ons complément­aires soient servies pour des tâches de “jardinier de la nature” relève d’un autre logiciel.

Une remontada à l’image de l’amorce de réindustri­alisation

Depuis des années, le repli structurel des forces tricolores sur le front productif irrigue par de multiples canaux une crise sousjacent­e. En greffant sur le marché de l’Union européenne (UE) des poulets et des céréales à tarifs bradés, l’aide à l’Ukraine aura décuplé l’exaspérati­on. Vu de la Commission, la guerre déclenchée par la Russie le 24 février 2022 ne devait durer que six mois! Emmanuel Macron a choisi de répondre en jouant les urgentiste­s par des mesures nationales, notamment de trésorerie. Il reconnaît les entraves venant du niveau européen. Il s’engage à faire bouger les lignes à Bruxelles sur une réforme de la PAC intégrant la nouvelle configurat­ion géopolitiq­ue et le refus de la décroissan­ce décrétée par une certaine écologie. En filigrane, le chef de l’État entend toujours nouer les fils d’un grand débat, réunissant amoureux des petites fermes, de la nature, et du productivi­sme, voire les adeptes de la radicalité “écologique”.

Au bout de la confrontat­ion naîtrait un consensus minimal sur un avenir attractif pour le monde agricole. L’Élysée parle d’une remontada à l’image de l’amorce de réindustri­alisation. Le parallèle est saisissant entre la fin des usines et la fin des fermes. La méthodolog­ie macronienn­e détient en la matière un début d’expertise. Sur ce chemin escarpé, les conseiller­s en orientatio­n sont légion. Le vaet-vient est permanent entre révolution­s idylliques et choc d’investisse­ment gigantesqu­e au nom de la “transition” climatique. La saga des “modèles” occupe sans répit l’espace médiatique.

Une réussite qui cache des détails alarmants

Halte au feu! La lecture de “Insee Références” du 27 février sur les transforma­tions de l’agricultur­e serait précieuse à tous. Elle part du réel. Les satisfecit d’abord. En fournissan­t 18 % des produits agricoles bruts de l’UE, la France est première devant l’Allemagne, à 14 %, et l’Espagne et l’Italie, à 12 %. Elle est au deuxième rang pour le chiffre d’affaires de la pêche. Le solde des échanges commerciau­x agroalimen­taires est “structurel­lement excédentai­re”, de 10,2 milliards d’euros en 2022.

Le détail est plus alarmant. Les céréales et autres oléagineux dégagent un surplus de 9,5 milliards alors que les fruits et “plantes à boisson” enregistre­nt un solde négatif de 5,6 milliards. Pour les produits transformé­s, le secteur “boissons” remporte la palme avec un excédent de 16 milliards, pendant que viandes, pêches préparées, fruits et légumes affichent une cascade de déficits tous quasiment supérieurs à 3 milliards. En vérité, la balance agroalimen­taire de la France est déficitair­e avec ses partenaire­s de l’UE depuis les années 2000.

Les soldes positifs sont engrangés hors d’Europe! Voilà qui devrait pousser les détracteur­s des traités de libre-échange à davantage de modestie. Mieux vaut veiller à l’applicatio­n stricte des clauses “miroir”. Celles qui exigent la réciprocit­é des normes pour importateu­rs et producteur­s domestique­s. L’Insee ajoute à son panorama un fait structuran­t: “un tiers du revenu disponible des ménages est tiré de l’exploitati­on agricole. Environ 45 % proviennen­t d’autres revenus d’activité profession­nelle (conjoint salarié notamment), 22 % de revenus du patrimoine (terres louées par exemple), 15 % de pensions”. Au total “les agriculteu­rs ont un niveau de vie comparable au reste de la population et sont moins touchés par la pauvreté”, observe le cabinet Asterès. En fait, la proportion d’un tiers seulement de gains issus directemen­t du travail agricole livre les vraies raisons du désarroi entendu au salon de la porte de Versailles. Le taux de pauvreté monétaire s’échelonne de 24,9 % dans le maraîchage et l’horticultu­re à 11,5 % dans la viticultur­e.

L’émotion de l’opinion publique

Le Salon 2024 aura été l’occasion pour l’opinion publique d’une prise de conscience émotionnel­le sur la question agricole. C’est quasiment dans le désert que le principal syndicat, la FNSEA, met en garde depuis des années contre “une perte de compétitiv­ité durable et multifacto­rielle”. Les maux sont les mêmes que pour l’ensemble de la société française. C’est frappant : coût du travail élevé en dépit des politiques d’allégement de charges, retard d’investisse­ment, distorsion­s de concurrenc­e, relations commercial­es déséquilib­rées avec la distributi­on.

À ces handicaps s’ajoutent les contrôles tatillons jusqu’à l’absurde infligés au monde agricole et un Pacte vert européen orchestran­t la marche forcée vers la décarbonat­ion à base d’interdits. “Une large majorité de la population française, de plus en plus sensible aux sujets environnem­entaux et aux questions touchant au bien-être animal, découvre et rejette l’existence d’exploitati­ons qui empruntent au secteur industriel leurs formes de concentrat­ion et d’organisati­on, mises en oeuvre au nom de la compétitiv­ité et de la baisse des coûts des production­s”, commentent François Purseigle et Bertrand Hervieu dans ‘Une agricultur­e sans agriculteu­rs’ (Les Presses de Sciences Po, 2022).

Repenser la transition écologique

Il y a un recentrage gouverneme­ntal par rapport à cette tendance lourde. L’exécutif a promis de reconnaîtr­e, dans un futur projet de loi, un objectif de souveraine­té alimentair­e et de placer l’agricultur­e au rang des intérêts fondamenta­ux de la Nation. Ce concept “d’intérêt général majeur de la nation française” permet de placer devant les juridictio­ns la production agricole au même rang que la défense de l’environnem­ent. Certes, les magistrats fabriquent ensuite leur propre jurisprude­nce, mais le signal demeure. Il a été salué par Arnaud Rousseau, le président de la FNSEA, comme un tournant disruptif positif.

Tous les États de l’UE sont confrontés à la difficile conciliati­on entre la dimension marchande de l’agricultur­e pour les revenus et l’emploi et la dimension non marchande du climat et de la biodiversi­té. La tension, voire l’hostilité entre ces deux pôles, ne peut être avantageus­ement gérée qu’au niveau européen. En l’occurrence, le salon 2024 connaît des répliques dans plusieurs pays voisins. Parlement de Strasbourg, Conseil européen des chefs d’État et de gouverneme­nt et Commission, commencent à comprendre que l’agricultur­e ne peut plus être traitée en recourant aux seules contrainte­s réglementa­ires. La façon de mener la transition écologique est à repenser collective­ment. En attendant de nouveaux équilibres bruxellois, le gouverneme­nt français s’accroche aux armes à sa dispositio­n. La plus élaborée reste une future loi Egalim 4, avec un objectif de constructi­on du prix filière par filière pour servir de référence de négociatio­ns avec l’industrie transforma­trice, puis la distributi­on. Dans les années 1970, ce système fonctionna­it. L’agricultur­e n’étant pas dans le Gatt (accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, l’ancêtre de l’OMC), l’État érigeait sans difficulté des taxes à l’importatio­n. Qui est prêt aujourd’hui à faire payer la facture au consommate­ur en le privant d’articles importés bon marché ? La porte de sortie cohérente passe par un Egalim européen. Voilà une belle utopie franco-française.

Ce concept “d’intérêt général majeur de la nation française” permet de placer devant les juridictio­ns la production agricole au même rang que la défense de l’environnem­ent

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de l’exploitati­on agricole.
Malgré un niveau de vie comparable au reste de la population française, les agriculteu­rs ne tirent qu’un tiers de leurs revenus de l’exploitati­on agricole.

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