A Beyrouth, après le temps du deuil, la révolte gronde
Pour nombre d’habitants de la capitale libanaise, déjà essorés par des mois d’une grave crise économique, l’explosion de mardi est un point de non-retour et la révolte gronde.
DES FUSILS ET DES BALAIS.
Les armes des militaires qui ont pris possession du centreville de Beyrouth meurtri par l’explosion, et celles des volontaires qui s’échinent à lui redonner un semblant de vie.
Pour l’instant, ces deux objets devenus symboliques du Liban se côtoient dans une relative indifférence. Mais beaucoup parient qu’ils se retrouveront très vite face à face. Car, déjà, le temps du deuil est supplanté par celui de la colère. « Si nous n’étions pas occupés à nous entraider, nous serions devant le Parlement à hurler », lâche Nathalie.
Il y a neuf ans, cette Francolibanaise a quitté Paris pour Beyrouth « par amour du pays. » Hier matin, elle constatait les dégâts dans son quartier de Gemmayzeh où elle ne se trouvait pas mardi au moment du drame. « Si j’avais été là, j’aurais regardé l’incendie depuis mon balcon et j’aurais été balayée par le souffle qui a explosé ma baie vitrée », lâche-t-elle, la voix nouée par la peur et les sanglots. Et si Nathalie était « à une heure de route de Beyrouth », c’est parce qu’à cause de la crise économique qui frappe le Liban depuis des mois, elle n’a plus ni eau ni électricité, contrainte de se laver hors de la ville. Comme ses proches, Nathalie constate que « tout ce qu’il reste, c’est de nous savoir en vie. Pour les Libanais, cette explosion, c’est le point de non-retour. La colère est là, qui va et qui doit sortir ». Des mots qui sont ceux de toute une population. Sur Twitter, le hashtag #Pendez-les n’en finit plus de circuler.
« Il faut les guillotiner »
« Nous n’avons plus d’endroit à appeler maison, proclame Johnny, un quadragénaire. Alors, allons détruire celles de ceux qui, par leur irresponsabilité, n’ont rien fait pour nous protéger. » Heure après heure, la rumeur d’une manifestation samedi se fait plus insistante.
« Dans n’importe quel pays, une enquête aurait été ouverte pour savoir qui a laissé pourrir six ans durant ces 2 750 t de nitrate d’ammonium, fustige une habitante du quartier de Mar Mikhaël. Ici, il y en a bien une (NDLR : 16 fonctionnaires du port ont été placés en détention hier, un armateur russe a été interrogé à Chypre), mais elle est menée par le directeur du port, qui devrait être le premier auditionné ! »
« Dans les rues, le discours est passé de Kellon yaani kellon, soit : Ils sont tous corrompus,à: Il faut les guillotiner », constate Noël. Avec sa soeur, Michelle, elle compose depuis dix ans un duo dont les chansons satiriques sont dans toutes les têtes au Liban, et particulièrement dans celles des contestataires qui avaient pris la rue en octobre pour des démonstrations pacifiques.
« Avant-hier, la police nous bastonnait. Aujourd’hui, nous avons repris la place des Martyrs et nous ne la lâcherons plus », prévient Nancy, occupée à distribuer des vivres sous les tentes dressées par des bénévoles.
La place en question, chaudron de la contestation depuis octobre, est flanquée d’un immense poing levé barré de la mention « Thawra », « révolution » en arabe. Sur son flanc est se dresse toujours « le dôme », un oeuf de béton laminé, symbole de la guerre civile, qui sonnait jusque-là comme un rappel du risque de balkanisation du pays.
« Tout le monde semble condamné à mort »
« La nouvelle génération a dépassé ces clivages interethniques, analyse Noël. Même ma mère, qui a connu la guerre, est dans un état de rage que je ne lui ai jamais connu. » Pour la trentenaire, c’est bien « contre la classe politique » que sera dirigé un mouvement de protestation s’annonçant « forcément très violent ». « Regardez les visages dans les voitures, les gens sont au bout du rouleau », appuie Nancy.
A l’hôpital du Rosaire, situé à 300 m en surplomb du port, même soeur Clothilde semble sur le point de céder au désespoir, décrivant un Liban « où tout le monde semble condamné à mort ».
Ouvert en 2012, cet établissement flambant neuf de 200 lits n’est plus qu’une carcasse vide. Les faux plafonds éventrés pendent à hauteur d’homme. La porte en plomb protégeant le local des radiographies, épaisse de près de 10 cm, a été projetée au fond de la pièce par le souffle. Une infirmière a été tuée dans la catastrophe.
Si, fort heureusement, les urgences étaient vides de patients au moment du drame, les capacités de pointe de l’hôpital, en matière de cancer du sein et d’ophtalmologie notamment, seront durement affectées sur le long terme. « Mardi soir, des opérations vitales ont dû être effectuées à la lueur des téléphones portables, rappelle Noël. Chaque jour, les Libanais ont l’impression de se réveiller dans un nouveau pays. »
“Même ma mère, qui a connu la guerre, est dans un état de rage que je ne lui ai jamais connu
NOËL, UNE JEUNE LIBANAISE
NICOLAS JACQUARD À BEYROUTH (LIBAN)
« Une forme de guerre »
L’inflation galopante a multiplié les prix par six, et la dégringolade de la livre libanaise face au dollar a précipité une large part de la population dans la famine, anéantissant la classe moyenne pour ne laisser que la pauvreté d’un côté et l’ultra-richesse d’une minorité de l’autre.
« Les gens ont peur d’une guerre ? Mais ce qu’on vit aujourd’hui, c’est une forme de guerre », poursuit Nathalie. Ces derniers temps, nombre de ses amis lui ont rappelé la chance d’avoir la nationalité française, l’exhortant à fuir. « Mais cette chance que j’ai, beaucoup ne l’ont pas, qui n’ont plus aucun choix… »