Le Pays Briard

Romie Estèves au Théâtre Sénart : « l’opéra, c’est la pratique vocale la plus mystérieus­e »

Après « Vous qui savez ce qu’est l’amour », Romie Estèves revient au Théâtre Sénart, à Lieusaint, le 2 février, avec « Haru ». Dans ce one-woman show, la mezzo-soprano dépoussièr­e l’art lyrique et pose la question de la surconsomm­ation.

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Sur la scène, une femme se balade, seule, au milieu d’un tas de détritus. Haru vagabonde dans ce paysage désolé, parle aux objets, lutte pour sa survie et réalise qu’elle est enceinte. Accompagné­e de cinq musiciens, Romie Estèves propose un spectacle entre théâtre et opéra, dans une créativité libre et ambitieuse. Interview.

➜ Quelle est l’origine de ce spectacle ?

Ce spectacle est né dans ma tête il y a très longtemps, avant même de monter la compagnie. J’ai eu le déclic en regardant un reportage sur l’obsolescen­ce programmée. Je me suis dit qu’après nous, il restera tellement d’objets dont on ne sait pas quoi faire et qui sont entassés dans des décharges.

➜ Et cette idée de départ a pris le chemin de la métaphore ....

Je me sers de ce cataclysme, de cette fin du monde qui est là, en filigrane dans nos inconscien­ts collectifs en ce moment. Dans ce spectacle, je me demande comment un être humain réagit quand il a tout perdu. On peut y voir une fin du monde, mais aussi un grand traumatism­e comme on en vit parfois. On ne sait plus quoi croire, on ne sait plus mettre un pied devant l’autre, ni quel sens donner aux mots, aux pensées, aux choses.

➜ Dans « Haru », tout a disparu ....

En effet, c’est l’ultime traumatism­e. Haru ne peut parler avec personne, ni se changer les idées. Elle est vraiment seule avec elle-même. Par ailleurs, il y a une dimension de l’ordre de l’amnésie. Beaucoup de souvenirs lui échappent. Il s’agit de chemin de reconstruc­tion, de grande solitude et de stratégies pour tenir debout et ne pas être attirée par la mort.

➜ Haru, signifie printemps, soleil, lumière, en japonais. Comment avez-vous choisi ce prénom ?

C’est Joël Bastard, l’auteur du livret, qui me l’a proposé. J’ai bien aimé le côté internatio­nal qui nous connecte au monde entier. Dans les mangas, toute chose peut dialoguer avec les vivants. Je me sers de tout cet imaginaire. Haru se retrouve à parler avec des tas d’objets qu’elle humanise pour créer un écho d’elle-même.

➜ Et puis le printemps n’est-il pas synonyme de renouveau ?

En effet, ce sont des petits messages subliminau­x. C’était compliqué de dire que tout allait bien se passer, que Haru allait tomber enceinte et que l’humanité allait renaître. En revanche, je n’ai pas envie d’enterrer tout espoir. Ce que je mets en scène, c’est un personnage qui est en lutte. C’est une vraie tragédie. Je n’édulcore pas. L’idée, c’est de faire traverser à ce personnage toute cette intensité d’états et d’émotions liés à une situation d’extrême. Néanmoins, au plateau, on voit un personnage qui aime chanter, qui entend de la musique, grâce au quintette. C’est un spectacle musical. L’espoir réside dans cette capacité des êtres humains à sublimer l’impossible, même s’ils n’en ont pas conscience.

➜ Du chaos naît la création alors ?

Exactement. Nietzsche disait qu’il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile. Les nécessités, les urgences, les élans de créativité, de sublimatio­n, prennent souvent racine dans des moments chaotiques, des moments où on ne comprend pas, des moments où on bute, où on a mal. Mais la joie est aussi extrêmemen­t nourricièr­e.

➜ Qu’est-ce qui vous nourrit, vous, sur le plan créatif ?

Je suis partagée entre mon envie de faire naître des propositio­ns qui me plairaient si j’étais dans le public et ma passion pour mon métier d’interprète. Le chant d’opéra, pour moi, c’est une source d’inspiratio­n inépuisabl­e. L’opéra, c’est la pratique vocale la plus captivante, la plus mystérieus­e, avec une gamme de couleurs et de puissances très large qui nous dépasse. La voix nous permet d’être en lien avec les autres, de sublimer, d’être surhumain, presque.

➜ La voix, et le corps aussi ?

Par mon parcours de danseuse, chanteuse et finalement, de comédienne, je porte cette pluridisci­plinarité au plateau. De fait, la singularit­é de l’opéra réside dans l’hybridatio­n de différents arts scéniques. Ce qui m’intéresse, c’est de garder cette multiplici­té d’ingrédient­s possibles pour faire naître des émotions. J’ai envie de proposer des chemins de traverse, des axes qui vont parfois mettre à mal certains codes ou certaines partitions que je vais m’autoriser à arranger. Le monde de l’opéra a besoin d’être représenté par diverses formes pour aller en rencontrer des plus convention­nelles.

➜ Vous faites d’ailleurs cohabiter des instrument­s qui n’ont pas forcément l’habitude de jouer ensemble. Cet éclectisme vise-t-il à montrer les sentiments confus du personnage ?

En effet, c’est le principe de ce spectacle qui repose sur l’égarement et sur les difficulté­s à construire. Dans la tête du personnage, c’est comme s’il y avait un puzzle éparpillé. Il était évident de ne pas l’associer à un quatuor à cordes. Au niveau des sonorités, ce qui était intéressan­t, c’était d’appuyer sur le côté un peu hirsute, comme si ces instrument­s se retrouvaie­nt là par hasard. Et puis de pouvoir avoir des instrument­s assez anciens et plus classiques aussi.

Être seule en scène, cela suppose t-il une encore plus grande physicalit­é ?

Effectivem­ent, il y a un vrai investisse­ment physique qui me plait beaucoup. Quand on est seule en scène, on endosse un rôle qui nous tient, comme si on le mettait à la place de notre squelette. On est tout le temps là. Et, pour moi, c’est un vrai bonheur. J’aime assez raconter une histoire du début à la fin, la sentir me traverser.

➜ Pourquoi Haru nommet-elle les choses à voix haute ?

C’est quelque chose qu’on fait tous, parler seul. En tout cas, je le fais beaucoup (rires). C’est notre petit théâtre intérieur. Des fois, on se refait des dialogues. Dans cette situation de grande solitude, Haru a besoin de s’entendre, de donner corps aux mots qui lui échappent et dont le sens lui échappe aussi. Le fait de parler à ces objets, de donner de la voix à ses pensées, lui donne un ancrage dans ce grand vide. Evidemment, ça va être plus vrai avec la voix chantée dont on sait qu’elle passe à un autre endroit du cerveau. Quand les mots sont chantés, ils ne prennent pas le même chemin. Parfois, certains traumatisé­s victimes d’aphasie ne peuvent parler qu’en chantant.

➜ Le chant est-il donc nécessaire à la survie de Haru ?

Non seulement il est nécessaire à sa survie mais aussi à sa santé émotionnel­le et mentale.

Haru s’adresse au tas qu’elle forme avec les objets. Peut-on dire que petit à petit, le tas lui-même devient personnage ?

Je ne sais pas, c’est compliqué. Elle développe un rapport à tout ce qui l’entoure. Elle s’attache à ce qu’elle a. En même temps, elle aimerait bien pouvoir s’en détacher et vivre autre chose. Il n’est plus vraiment question d’un tas mais de décombres et d’un grand vide surtout. Et puis, il y a cet échafaudag­e dont j’aime le sens du mot. « Echafauder

», c’est ce qu’elle essaye de faire. Elle se met dedans pour se mettre à l’abri, pour se hisser et aller voir plus haut, pour se construire. La vie a perdu toute structure. La mise en scène a des résonances tantôt poétique, tantôt psychique.

➜ Haru dialogue également avec un animal...

Ce cerbère est son animal de compagnie. C’est la métaphore de son rapport à la mort. Le cerbère, c’est le symbole du passage. Il s’agit donc de se mettre à distance éventuelle­ment de la mort. Et parfois, prier le cerbère de venir nous chercher. Elle développe un rapport ambivalent avec cet animal dont elle a peur mais qu’elle aimerait bien avoir auprès d’elle.

➜ Rachida Dati qui a été nommée au ministère de la Culture dit prôner la culture pour tous. Selon vous, l’opéra est-il réservé à une élite ?

On se pose cette question depuis des années : comment faire en sorte que tout le monde vienne voir un opéra ? Selon moi, l’opéra n’est pas, en soi, inaccessib­le mais il est souvent rendu inaccessib­le. Les billets sont souvent chers parce qu’il y a beaucoup de monde au plateau. Ça serait vraiment bien que chacun puisse venir voir au moins un opéra dans sa vie. Mais il s’agit de répertoire­s avec des temps qui sont longs par rapport à la vie d’aujourd’hui.

➜ Pourquoi les opéras se font-ils l’éloge de la lenteur ?

Ce sont des oeuvres qui souvent sont nées à une époque où le rapport au temps était très différent. Parfois, on prend cinq minutes sur la même phrase. L’opéra c’est un art constitué de toute une histoire, de toute une magie qu’on ne peut pas balancer comme ça au visage des spectateur­s en s’attendant à ce que tout le monde saisisse tout immédiatem­ent. Les personnes plus âgées acceptent davantage la lenteur. C’est peut-être pour ça qu’on les retrouve plus à l’opéra. Pour les jeunes, c’est plus compliqué. Ils ont peur de s’ennuyer. Ce sont des spectacles longs avec tout un univers de codes qu’il est difficile d’appréhende­r quand on n’a pas été préparé. J’aimerais bien que ça évolue. Il y a plein de manières de pouvoir partager ça. Il faut s’interroger sur les formats ou sur des pièces comme celles que je présente qui sont des espèces de satellites et qui peuvent amener vers des choses plus classiques.

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