Le Pays d'Auge (Édition Littoral)

Ted Liska n’a jamais oublié « les grandes gueules qui se vantaient avant de débarquer »

- • Frédéric LETERREUX

Et qui avaient forcément une vision différente des choses une fois devant le fait accompli. Surtout devant les tirs des Allemands, à Utah Beach où il a débarqué le 6 juin. En 1998, Ted Liska avait raconté cette journée mémorable à La Renaissanc­e.

Ted Liska est né à Chicago en 1918. Issu d’une famille polonaise de 10 enfants, il est appelé le 6 novembre 1941. Quasiment un mois jour pour jour avant l’attaque japonaise sur Pearl Harbor. Il fait ses classes en Caroline du Sud, en Géorgie, et en Floride, avant d’embarquer pour l’Angleterre.

« Nous sommes partis en janvier 1944 », avait raconté Ted Liska lorsqu’il était passé en 2004 au Mémorial de Caen. Il n’a jamais oublié les attaques des U-boots, les sous-marins allemands, dans l’Atlantique Nord. « De temps à autre, nous perdions un bâtiment, mais nous avons eu la chance de ne pas être touchés. Le navire sur lequel je me trouvais devait avoir sept ponts. Nous étions tout au fond, avec nos hamacs. Beaucoup d’hommes étaient sujets au mal de mer. Pour repas, nous avions des oeufs et des pommes de terre en poudre, mais pas de nourriture fraîche. » Parfois, Ted Liska et ses frères d’armes montaient, quand le temps le permettait, sur le pont supérieur « pour prendre un peu l’air et faire des exercices. Parce qu’en bas, ça ressemblai­t plutôt à un cachot. » Entre le départ du Camp Kilmer, dans le New Jersey, et l’arrivée sur la côte sud de l’Angleterre, il s’est passé une semaine.

La dure réalité de la guerre

À la fin du mois d’avril 1944, le 25 très précisémen­t, Ted Liska prend conscience avec la dure réalité de la guerre. L’opération « Tigre » est déclenchée. Les GI’s s’exercent sur une plage qui ressemble à celle d’Utah Beach, dans le sud est de la Manche, où doit débarquer la 4e division d’infanterie, où est incorporé Ted Liska.

C’est sans compter sur quelques sous-marins allemands qui rodent dans le secteur. Quelques bateaux sont torpillés. L’exercice qui se déroule à Slapton Sands, dans le Devonshire tourne au désastre. Près de six cents morts chez les alliés. L’exercice et sa fatale issue restera secret jusqu’à la fin de la guerre. Ironie du sort, la 4e division d’infanterie américaine a eu plus de tués dans l’exercice sur Slapton Sands que le matin du 6 juin à Utah Beach.

Le premier contact avec la terre de France, le sable en fait, a lieu le mardi 6 juin 1944 à 10h 30. Ted Liska est dans la compagnie D, 12e régiment de la 4e division d’infanterie. Certains hommes avaient encore le mal de mer lorsque les LCI (Landing Craft Infantry) ont approché de Sainte-Marie-du-Mont. Ted Liska n’a jamais oublié « les grandes gueules qui, avant de débarquer, se vantaient : nous, une fois à terre, nous allons faire ceci ou cela... »

En 2004, à la veille du 60e anniversai­re du Débarqueme­nt, Ted Liska avait confié : « Mais quand nous avons débarqué, ces gars-là étaient bien silencieux et gardaient la tête basse. Comme le reste d’entre nous... Il était vraiment difficile d’imaginer ce qu’a été l’atmosphère de cette journée. Des hommes par milliers, les obus, les blessés, les morts, les débris de toutes sortes. Le vétéran qui a été témoin d’un combat ne se vante pas de qu’il a vu ou de ce qu’il a fait. Il parle des autres, de ses copains morts à côté de lui.

C’est très rare qu’il évoque ses propres actions... » Avant de s’élancer sur la plage, le jeune soldat américain a prié : « Si j’en ressors vivant, je n’oublierai jamais ceux qui sont restés… »

Puis la rampe de la péniche de débarqueme­nt s’est abaissée. « Nous nous sommes avancés dans l’eau, vers le rivage. J’ai plains certains hommes de petite taille chargés de leur équipement, car à certains endroits, c’était assez profond. Mais avec mon 1,85, l’eau m’arrivait à la taille. Au fur et à mesure que nous approchion­s du bord, je voyais plein de débris de toutes sortes. En fait, nous avons eu pas mal de chance de débarquer à deux miles (3,7 km) de l’endroit où nous devions arriver. Si nous avions été au bon endroit, comme il y avait des digues ici, il aurait fallu passer pardessus, ce qui aurait pu provoquer des pertes importante­s dans nos rangs. »

Rencontre avec Roosevelt

Le sergent Liska a à peine parcouru cinq cents mètres sur la plage qu’il rencontre le brigadier général Théodore Roosevelt. Il est commandant adjoint de la division. « Il ne portait pas le casque en acier, le bas de son pantalon était sorti de ses bottes. Il avait une canne pour l’aider à marcher. Derrière lui se tenait un lieutenant avec une mitraillet­te Thomson en bandoulièr­e. Il s’est adressé à nous en disant : Bon, nous avons débarqué au mauvais endroit, mais c’est à partir d’ici que tout commence ! »

Commencer, certes, mais pas dans la facilité. « Les Allemands avaient ouvert toutes les digues, ce qui nous obligea à évoluer dans l’eau pendant peut-être un kilomètre ou deux, en gardant nos ceintures de sauvetage. Dans l’eau, nous étions des cibles faciles pour les Allemands, avec leurs redoutable­s canons de 88 mm, leurs blockhaus et leurs chars. Ils nous avaient tous en point de mire, car avec le matériel, nous ne pouvions pas nous déplacer rapidement. Là encore, ma grande taille m’a aidé, car parfois, il y avait des trous. L’eau atteignait parfois mon visage. Je ne vous parle pas de ceux qui étaient beaucoup plus petits que moi et qui en avaient par-dessus la tête. »

Ted Liska se demandait si « les Allemands allaient recourir aux gaz ? S’il leur prenait la mauvaise idée de les utiliser, nous étions déjà prêts. Après avoir parcouru environ cinq kilomètres à l’intérieur des terres, nous avons commencé à rencontrer des parachutis­tes de la 82e et de la 101e qui nous demandaien­t pourquoi nous avions mis tant de temps !» En traversant les champs, Ted Liska et ses camarades de la 4e division d’infanterie ont aperçu des carcasses de planeurs éventrés. Les Allemands avaient dressé des poteaux en bois, les fameuses « asperges de Rommel ». Sans parler des équipages des planeurs Waco tués au moment de l’atterrissa­ge.

Touché par un éclat d’obus

Le 10 août, Ted Liska est blessé pendant la contre-attaque de Mortain. Il est touché par un éclat d’obus à la cuisse droite. « J’étais derrière une haie. En me levant, j’ai tout de suite appelé un aide. L’un d’eux arriva et me donna de la morphine. Il a mis du sulfamide sur ma blessure et il m’a dit : Sergent, il va falloir qu’on vous évacue. Nous allons chercher un brancard pour vous emmener à l’arrière. » Ted Liska a répondu : « Non, vous n’avez pas besoin d’un brancard, je peux revenir en marchant... »

Malgré tous ses efforts et toute la meilleure volonté du monde, le sergent Liska n’a pas pu se relever. « Je me suis étalé dans la bouse de vache… Le lieutenant et son opérateur radio, avec deux aides, m’ont ramené. Nous avions à peine parcouru un kilomètre que nous avons été pris dans un barrage d’artillerie. Les quatre hommes se sont mis à couvert et je suis resté étendu sur le brancard. Le lieutenant a été touché par un éclat ainsi que son opérateur radio. Au lieu d’un seul blessé, il y en a finalement eu trois ! »

Hospitalis­é d’abord à Cherbourg, Ted Liska passe ensuite trois mois dans un hôpital de Bermingham en Angleterre. Le sous-officier de l’armée américaine a regretté de ne pas avoir participé à la libération de Paris le 25 août 1944. « Le 12e régiment de la 4e division d’infanterie, mon unité quand nous avons débarqué le Jour J, a participé à la libération de Paris. Il y a même eu une messe à Notre-Dame, avec notre aumônier. »

Interprète pour Eisenhower

Remis sur pied en décembre 1944, Ted Liska est retourné en France et a servi à Compiègne. Notamment pour la formation du personnel. Promu adjudant, Ted intègre la police militaire à Paris. Il ne tarde pas à effectuer son premier pèlerinage à Utah Beach, en 1946. Tenant ainsi sa promesse de ne jamais oublier ses frères d’armes tombés au champ d’honneur. Ted Liska revient chaque année dans le sud Manche, mais aussi à Caen, à Omaha...

Sauf en 1951 et en 1965 lorsqu’il servait en Corée et au Vietnam. Il a même servi d’interprète pour Dwight Eisenhower en 1951 et 1963 lorsque l’ancien président des États-Unis a visité la Normandie. Ted Liska a pris sa retraite de l’US Army en 1973, après 33 ans avec sa femme Raymonde, qui était Française, ils ont ensuite habité à Paris en 1988. Ted Liska est décédé en 2006.

■ Dans notre prochaine édition : les collabos rendent des comptes devant la justice.

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