Le Pays Malouin

« Il faut énormément de courage pour reconstrui­re sa vie ailleurs »

- V.D. Contact Ligue des droits de l’Homme : 02 99 40 24 74

Après 16 ans à la tête de la Ligue des droits de l’Homme, Jeaninne Pichavant a passé le relais à Christian Bailleul. L’occasion de la rencontrer et d’opérer une plongée dans ses souvenirs de combattant­e pour les droits fondamenta­ux humains…

Vous avez rejoint la Ligue des droits de l’Homme malouine en 2000 (en tant que présidente à la suite d’Yvon Le Men). Pourquoi ?

J'ai eu quatre enfants, et j'étais prof, j'étais bien occupée pendant tout ce temps. Mais déjà au lycée, les élèves venaient me trouver, pour tout… La Ligue des droits de l'Homme, c'est extraordin­aire, ce n'est pas branché sur un seul sujet, ça touche tellement d'aspects, dès que l'on se soucie de l'humain.

Depuis quand La Ligue existe-t-elle à Saint-Malo ?

Créée en 1898 à Paris, elle l'a été en 1902 à Saint-Malo, ce fut l'une des premières sections de France… Malheureus­ement, les archives de cette époque ont disparu, parce qu'elles avaient été mises chez un membre de l'associatio­n Intra-Muros et qu'elles ont brûlé pendant la guerre…

Que garderez-vous en mémoire, de ces seize ans ?

La manifestat­ion du 11 janvier, après l'attentat de Charlie Hebdo, évidemment. Lancée à notre initiative, avec un itinéraire qui a dû être changé, par la Ville, pour contenir la foule qui y était attendue. C'était impression­nant. Je me suis toujours demandé pourquoi il n'y avait pas eu ce même mouvement, pour Nice… Cela restera un de mes souvenirs marquants.

D’autres souvenirs ? Robert Badinter, qu'on a fait venir à Saint- Malo, dans une Maison des Associatio­ns archiplein­e, pour les 100 ans de la section. Un grand homme, à qui l'on doit l'abolition de la peine de mort, sa première mesure dès que Mitterrand est passé au pouvoir en 1981…

Votre grand combat restera celui que vous menez au côté des sans papiers…

Il ne s'arrête jamais, c'est tout le temps : c'est la raison pour laquelle je souhaitais passer la main au niveau de la présidence, je suis un peu fatiguée ! La semaine dernière, encore… Et c'est très difficile, aujourd'hui, de leur avoir des papiers, parce que c'est devenu le couperet, non négociable… J'ai bataillé à la préfecture, au port parfois avec la police des frontières… On se bat à plein de niveaux : contre le CRA, le centre de rétention de Rennes, ils n'ont rien fait de mal, ils n'ont pas à être là ! Alors nos cercles de silence vont dans ce sens, et hélas, continuent, tous les 1ers mardis de chaque mois à 17h30, à la porte Saint- Vincent…

Quelques exemples de combats ?

J'ai souvenir d'un couple turc, en 2005, lui a toujours son petit restaurant Intra- Muros, d'ailleurs… Ils étaient mariés, mais elle n'arrivait pas à avoir ses papiers, elle devait être expulsée ! On ne se rend pas compte de l'angoisse totale que cela génère, c'est horrible ! Se dire : mais qu'est ce que je deviens ? Ou je vais aller ? Devant le tribunal de Saint-Malo, les jeunes de l'Institutio­n qui voyaient ça ne comprenaie­nt pas pourquoi on voulait les renvoyer… On a manifesté longtemps, lourdement, je me souviens qu'elle se cachait, qu'elle avait peur… Mais elle a fini par avoir ses papiers.

Cela n'a pas toujours marché, et je garde ces regrets : notamment pour cet autre couple, de Guinée. Ils étaient passés par l'Espagne, pour arriver là, à Saint-Malo parce qu'il voulait continuer ses études, à l'IUT précisémen­t. Ils ont eu une petite fille, ils avaient 20 ans, ils voulaient juste qu'on lui laisse finir ses études, puis ils rentreraie­nt au pays. Il n'a jamais pu ! Pourtant, on a manifesté, porte Saint-Vincent, avec le bébé dans son landau, sur lequel j'avais fait mettre une grande pancarte : « bébé déjà expulsable ! ». Ça n'a pas marché et les autorités ont foutu la vie de ce couple en l'air ! Quand en plus vous dépendez de la bêtise ou de la bonne volonté de quelqu'un qui va examiner votre dossier, c'est horrible !

Et puis il y a cette femme, camerounai­se, arrivée en France pour s'y marier ; elle a eu deux petites filles, mais le mari n'est pas resté à ses côtés. Elle a reçu un avis d'expulsion, pourtant, elle a pu rester en France, parce qu'elle avait deux filles… Arrivée à Saint-Malo, elle a été hébergée par quelqu'un d'entre nous, elle a repris des études d'aidesoigna­nte à l'hôpital, c'est une réussite extraordin­aire ! Vous savez, il faut énormément de courage, pour reconstrui­re sa vie ailleurs, si loin de sa terre d'origine… Elle est devenue une amie. Même si, de manière générale, nous n'essayons pas d'entretenir un lien, car nous représento­ns pour eux une mauvaise partie de leur vie…

Comment voyez-vous l’humanité à venir ?

Actuelleme­nt je suis terrorisée. On repart comme entre les deux guerres… La montée du nazisme… La misère, un chef qui se met à faire repartir l'économie, à faire tourner des usines, et qui a engendré toutes ces horreurs… Et en même temps, je me dis qu'on n'arrivera jamais à ce stade, cette organisati­on dans l'horreur, les camps de concentrat­ion, c'est une folie tellement profonde. Ce qui m'inquiète cependant, c'est que les jeunes génération­s connaissen­t à peine cela, en 3ème ! Heureuseme­nt qu'ils ont Primo Levi au programme, car c'est oublié… La mémoire est cruciale ! La Ligue des droits de l'Homme fait des interventi­ons dans les lycées, d'ailleurs, ou auprès des classes de 3ème à Saint-Malo, dans ce sens.

Un message ? Je m'inquiète, mais je ne baisse pas les bras ! Il ne faut jamais baisser les bras, se cacher la réalité… Et le pire, c'est le racisme, l'intoléranc­e à l'égard des autres…

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