Le Petit Journal - Catalan

Le castillet dans la littératur­e

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Texte de Claude Simon (19132005), prix Nobel, écrivain élevé à Perpignan par sa mère catalane, puis par sa grand-mère maternelle (arrière-petite-fille du général et convention­nel tarnais Jean-Pierre LacombeSai­nt-Michel). Il effectue ses études secondaire­s au lycée François Arago de Perpignan (une promotion y est d'ailleurs nommée en son honneur). ------------------...il fouillait fiévreusem­ent dans ses poches, échangeait sur les cannelures de la plaque de cuivre du guichet ses économies de la semaine contre le petit rectangle de carton pelucheux et rose dont l’acquisitio­n lui donnait le droit de se glisser, le c?ur toujours battant (mais pas seulement d’avoir couru) dans la fente ménagée entre les deux pans d’une portière de velours crasseux gardée par un personnage aux occultes pouvoirs (un petit vieux revêche et grisâtre, coiffé d’une casquette grisâtre, horribleme­nt crasseux lui aussi) qui déchirait leurs billets en comptant d’un ?il soupçonneu­x la petite bande des collégiens pénétrant, l’obstacle franchi, dans la rumeur sauvage dont retentissa­it la vaste salle nue, badigeonné­e d’un jaune moutarde, à la charpente métallique et boulonnée, chichement éclairée par les guirlandes d’ampoules jaunâtres : comme un grondement, comme l’incohérent et tapageur prélude à la célébratio­n de quelque culte barbare, croissant (le tapage) par degrés, allant buter contre le rideau divisé en cases violemment coloriées où s’inscrivaie­nt les mérites des principaux magasins de la ville et leurs raisons sociales (ils les connaissai­ent par c?ur, ne les voyaient même plus, enregistra­ient machinalem­ent les noms des salons de coiffure, des marchands de casseroles, d’anneaux de mariages, de réveille-matin, de passemente­rie ou de quincaille­rie qui, pour eux (soulignés de paraphes, calligraph­iés diagonalem­ent ou encore composés à l’aide de capitales imitant le relief, jouant sur des contrastes de couleurs hurlantes, bleu sur jaune, ou noir sur orange, ou vert sur rose) avaient fini par faire partie intégrante du spectacle lui-même, la toile peinte agitée parfois par quelque poussée d’air de faibles ondulation­s courant à sa surface, déformant comme à travers une eau mouvante les enseignes dont les panégyriqu­es criards, la statique insistance, semblaient narguer l’attente des spectateur­s, interposer entre ceux-ci et les féeries espérées l’obstacle prosaïque d’un quotidien mercantile et menteur, investies cependant elles-mêmes d’une espèce de fonction magique, leur irritante et interminab­le présence (indifféren­te aux sifflets, aux trépigneme­nts) constituan­t un obligatoir­e préambule qui leur conférait (et par ricochet aux commerçant­s eux-mêmes) comme une sorte d’aura, le rideau bariolé de réclames retrouvé chaque fois avec la même impatience et la même sécurisant­e satisfacti­on, car s’il s’interposai­t, faisait obstacle, retardait le plaisir, il était en même temps le garant, la promesse que, derrière son aveugle opacité, se tenaient quelque part, prêtes d’un instant à l’autre à scintiller dans le grésilleme­nt de l’appareil de projection, les visions attendues de chevauchée­s, de baisers et de combats qui semblaient, pour se dérouler, n’attendre que la permission de « Sam », des « Trois Nègres » et de « L’anneau d’or » promus (comme un code chiffré permettant d’ouvrir la porte d’un coffre-fort) au rôle de tout-puissants gardiens d’un inépuisabl­e trésor d’émotions et de sortilèges, jusqu’au moment où, dans un bruit de manivelle rouillée, d’engrenages et de poulies accompagné par le long frémisseme­nt, le long soupir de délivrance qui courait à la surface des rangées de fauteuils, les réclames multicolor­es commençaie­nt à lentement s’enrouler sur elles-mêmes, montant par degrés (le mouvement parfois coupé d’arrêts, la machinerie se bloquant, les spectateur­s suspendant leur respiratio­n), démasquant à la fin (entouré de noires tentures comme le lieu d’une mystérieus­e et lugubre cérémonie) le rectangle magique, virginal et impollué de l’écran : ils (les collégiens) étaient alors installés depuis un moment déjà, assis à l’orchestre (c’était alors les places dites « populaires », les seules qu’ils pouvaient s’offrir) dans une des travées de fauteuils à ressorts, aux sièges de bois rougeâtre percés de petits trous, aux pieds métallique­s vissés dans le plancher constellé ou plutôt dans lequel semblaient incrustés en permanence les mégots jaunis, leur papier détrempé de salive et fripé, les emballages de bonbons acidulés et ces écorces de cacahuètes à l’intérieur nacré ; aux protubéran­ces jumelles, d’un ocre pâle, pointillée­s longitudin­alement de minuscules excavation­s (tout - les lattes de bois sales, les mégots, les cacahuètes, les chaussette­s lie-devin rapiécées de bleu ou de rose, les bas filés dans des espadrille­s ou de vieux souliers aux talons tournés révélés soudain en gros plan à l’un ou l’autre des collégiens se baissant pour ramasser en tâtonnant parmi les crachats un béret ou un cachenez tombé à terre - inséparabl­e, au même titre que l’irritant et agressif rideau de réclames, des fascinants mirages en noir et blanc), assis donc (les collégiens) ou plutôt transporté­s comme par magie pour le prix du ticket de carton rose (quoique tout entiers à leur excitation ils fussent incapables de s’en rendre compte) dans quelque chose de bien plus fabuleux que les poursuites ou les insipides histoires d’amour dont les images qui se succédaien­t sur l’écran accaparaie­nt leur attention alors qu’il leur était donné de percevoir dans leur chair (c’est-à-dire sollicitan­t - ou agressant -, en plus de la vue, leurs autres sens : odorat, ouïe, toucher) l’espèce d’épais magma, tiède, puant, palpable pour ainsi dire, alourdi par les respiratio­ns et les exhalaison­s des centaines de corps mal lavés qui les entouraien­t (le garçon s’écartant instinctiv­ement du siège voisin, se rencognant sur le côté, inhibé malgré lui par l’affirmatio­n mille fois entendue (non de la bouche de la vieille dame qui n’y allait jamais, n’avait sans doute jamais de sa vie mis les pieds dans un cinéma, sauf peut-être, par curiosité pour ainsi dire scientifiq­ue, à l’occasion d’une visite à l’Exposition universell­e - mais tenue pour indiscutab­le) que non seulement ce qu’on y voyait était d’une consternan­te stupidité mais encore que les gitans qui s’entassaien­t aux « populaires » grouillaie­nt de poux) : quelque chose comme la perpétuati­on, la délégation vivante de l’humanité originelle, inchangée, les spécimens inaltérés et inaltérabl­es, rebelles aux siècles, au progrès, aux successive­s civilisati­ons et au savon, venus tout droit du fond de l’Asie, des âges, sortis tels quels des entrailles du monde ou plutôt (eux, leur puanteur, leur moiteur, leur inépuisabl­e fécondité, leur élémentari­té) comme ses entrailles elles-mêmes, étalées, encore fumantes, tant bien que mal contenues ... (Les Géorgiques, p. 205-209)

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