La Gitane contemporaine
Dans la revue Spirale (no 26, février 2003), l'anthropologue Jean-Louis Olive laisse entendre que chez les gitans de Saint Jacques, la conjugalité et la fécondité sont étroitement associées, et l’épouse est assignée par le groupe à un statut de mère, après que la jeune fille se soit vu assigner le statut de femme à marier. À la différence des garçons, les filles sont préparées et encadrées par le groupe. Choisies à partir de 12-13 ans, mariées à partir de 15 ans (17-18 ans en moyenne), beaucoup de jeunes femmes gitanes sont en gestation, avant que d’avoir connu un véritable épanouissement sexuel et corporel : « Nous autres, les gitanes, c’est à peine si nous fleuretons. Nous nous retrouvons plus sûrement mariées qu’autre chose
Le premier enfant vient juste après le mariage, et la relation mère-bébé se construit de manière harmonieuse et symbiotique. Il est porté, bercé, choyé et caressé, jusqu’à la marche, qui caractérise la première rupture – autant que le sevrage qui se fait tout aussi brutale- ment. Elle trouve aussi la profonde sérénité et la complétude des femmes enceintes, qui lui confèrent une expression de paix et de grâce. Elle est respectée et protégée, se fait plus capricieuse et obtient tout ce qu’elle demande.
Les femmes gitanes en sont tout à fait conscientes, et les fiançailles ou le flirt (festeig) n’ont d’autre fonction que symbolique et ostentatoire. On dit d’ailleurs à ce propos : se compromettre. La contraception et la prophylaxie sont également limitées chez les femmes, qui ne peuvent s’astreindre au régime constant d’un traitement et de l’ingestion de pilules ; outre la méfiance culturelle qu’elles manifestent à l’égard des substances ingérées (chimiothérapie), la pilule est souvent désapprouvée et souvent oubliée, parfois sciemment, la solution du stérilet comporte des risques d’infection urinaire, qui s’avèrent dissuasifs. Quant à l’avortement, il est proscrit, conformément à leurs croyances religieuses. Tout cela dénote aussi en réalité un état psychologique assez sain et un fort désir d’enfant qui, s’il est certes conditionné par le statut, n’en est pas moins revendiqué en tant que rôle féminin. Les actes de soins sont immédiats et les prescriptions sont rarement suivies dans le temps. La déclaration de grossesse et les visites de contrôle du gynécologue assurent les prestations familiales, tout autant que la santé et la sécurité. L’alimentation est rarement équilibrée, riche en graisses et en sucres, mais les risques d’hypertension et de toxémie, ou le taux de prématurité et les pathologies néonatales ne sont a priori pas plus élevés chez elles que chez la plupart des autres femmes soignées.
En revanche, les femmes gitanes sont des procréatrices efficaces et valeureuses, qui en apprennent encore aux sages-femme. On note fort peu de pratiques intrusives (césariennes et épisiotomies), et les soignants se sentent parfois inutiles face à ces femmes qui les rejettent ou qui les agressent, si elles se sentent coupées de la communauté. Le mari est rarement présent, toujours absent lors de l’accouchement. Pour accoucher, disentelles, il suffit de ne pas y penser trop tôt (ça vient tout seul), puis de respirer comme un petit chien (bufar com un gosset) et de pousser, comme pour déféquer (com si volies cagar). Elles crient, de peur et de douleur, avant et pendant l’expulsion, autant que de joie et de soulagement lorsque l’enfant vient au monde, et qu’il est immédiatement porté au sein : «Ça fait mal quand il sort, mais c’est si joli quand il tète!» (el part fa mal quan sall, peró és tant bonic quan mama !). La famille vient les soutenir en nombre à la maternité, campe parfois sur les pelouses et joue de la guitare, ce qui est d’un grand réconfort. Et tant pis si l’ordre hospitalier en est troublé. Leurs phobies spontanées contrastent avec la vigueur physiologique que leur connaît le personnel soignant, lorsqu’ils les voient passer par la fenêtre avec leur nourrisson roulé dans une couverture, sans avoir signé de décharge. Le gynécologue et la sagefemme, puis le pédiatre et le médecin sont sollicités, mais dans l’urgence, et aussitôt oubliés, car ils stigmatisent le souvenir du «mal». Ils sont néanmoins respectés et tenus pour des magiciens efficaces, mais ponctuels.
Positives ou négatives, les dénotations et les connotations de la féminité sont générales et l’on constate partout que « la femme et le sexe féminin tiennent une très grande place dans les croyances religieuses, le merveilleux et les mythes tsiganes
Si cette dichotomie sexuelle sous-tend une véritable division du travail, elle a été mise à mal par l’influence désastreuse des politiques de sédentarisation, et plus récemment par les économies globales, qui détruisent les équilibres tissulaires locaux, et ne permettent plus l’émergence de micro-marchés de redistribution et de petits métiers secondaires (réparateurs, récupérateurs). Mais elle persiste, avec une puissance étonnante – qu’aucune explication rationnelle ne permet d’appréhender. Dans le monde tsigane, en général, la femme détient les pouvoirs spirituels du groupe et connaît les sorts. Magicienne, devineresse et guérisseuse, elle fut longtemps la seule à combler le vide de caste sacerdotale qui le caractérise.