Histoire d'une belle dame
Nous sommes en 1955, au Salon de l’Automobile, Citroën crée l’événement avec la DS 19, dont l’apparition relègue soudain tous les autres modèles de l’époque au rang de dinosaures. Autour de son stand, l’attroupement est énorme. Au premier soir, le constructeur a enregistré 12 000 commandes?!Truffée d’innovations, la «soucoupe roulante» de la marque aux chevrons démoda toutes les voitures de son époque.
Silhouette aérodynamique, absence de calandre, immenses surfaces vitrées, capot en alu, toit en fibre de verre?: la DS était révolutionnaire, et cela crevait les yeux. Avec sa planche de bord épurée, son volant monobranche et ses clignotants arrière à hauteur du toit, elle s’apparentait à une sculpture soignée dans les moindres détails.
Retour en arrière
En 1938. Pierre Boulanger est le PDG de Citroën depuis un an déjà. Tourné vers l’avenir, il pensait déjà à la succession de la Traction. Il était persuadé que la nouvelle
voiture devait être avant tout confortable. Un nouveau projet est donc lancé : nom de code VGD pour Voiture de Grande Diffusion. A ne surtout pas confondre avec le projet TPV (Toute Petite Voiture). Il demande alors à André Lefèbvre, ingénieur aéronautique de formation, de s’en charger. Celui-ci était rentré chez Citroën en 1933, après avoir d'abord travaillé chez Voisin puis Renault (où il claqua la porte d'ailleurs, ayant eu des mots avec Louis Renault même). Chez Citroën, il commença par se faire les dents en mettant au point la Traction Avant. D’un naturel encore plus ouvert aux solutions innovantes, celui-ci imposait parfois des choix anticonformistes, à défaut d’être toujours très fiables. Des tensions existèrent donc entre les deux hommes : Boulanger, en bon gestionnaire, voulait modérer l’esprit novateur et parfois expérimental de Lefèbvre. Les fées chargées de se pencher sur le berceau et de pourvoir l’enfant de toutes les qualités sont : André Lefebvre, Flaminio Bertoni, Paul Magès et WalterBecchia, les 3 derniers cités seront mis à contribution surtout après la guerre. Flaminio Bertoni (design), Paul Magès (savant fou es suspension), Walter Becchia (motorisation)... Cependant la guerre venant, l'occupation et les restrictions mirent le projet VGD en "sommeil". Tous les efforts (secrets) de Citroën se concentrèrent sur la TPV ( Toute Petite Voiture). Son cahier des charges étant complexe (emmener 4 personnes à 50 km/h, traverser un champs labouré avec un panier à ?ufs dans le coffre sans les casser...), Magès dut se retrousser les manches. En 1944, première tentative de suspension expérimentale sur un prototype TPV. Celuici roule avec une suspension à gaz. Malgré le confort apporté, c’est un échec. Magès persévère.
Entre 1945 et 1946, un autre prototype roule, cette fois-ci avec une suspension pneumatique et cela marche. Boulanger juge cela acceptable. Mais cette solution revient chère et est extrêmement difficile à produire en grande série. Une solution moins coûteuse apparaît alors pour celle qui allait devenir, la 2CV. Elle aura une suspension à batteurs à inertie, solution aussi innovante mais moins onéreuse. Cependant le travail de Magès n’a pas été réalisé pour rien. L’expérience continue avec la VGD. La 2CV étant sortie en 1948, tous les efforts se tournent désormais vers elle : il faut remplacer la Traction qui commence vraiment à faire son âge, stylistiquement parlant.
En 1950, Pierre Boulanger se tue dans un accident de la route sur une Traction prototype a lors qu'il faisait route vers Clermont-Ferrand. Il est alors remplacé par Robert Puiseux. Celui-ci est beaucoup plus ouvert aux idées de Lefèbvre. Il fait comprendre que la VGD de Boulanger est trop timorée. Puiseux acquiesce et lui laisse la bride au cou. Lefèbvre en profite. Un nouveau prototype roule. Il s’agit d’une Traction 11 TA, équipée d’amortisseurs hydrauliques. Comme nous le voyons, Magès continue son travail. Il en a d’ailleurs de plus en plus, Lefebvre demandant toujours plus à l’hydraulique : freinage, embrayage, direction... Tout y passe. De son côté, Bertoni réalise des esquisses tandis que les motoristes réalisent des prototypes de 6 cylindres à plat à refroidissement à air ou à eau(durant 1952 et 1953). Malheureusement, le rendement de ces moteurs est faible. De plus une chaîne de montage pour un nouveau moteur demande de nombreux investissements, investissements qui ne seraient pas rentables au vue de la diffusion de la voiture. Cette solution sera abandonnée et Becchia devra donc rénover le 4 cylindres de la Traction. Il n’abandonnera cependant jamais ses travaux. Il sortira ainsi par exemple un prototype 4 cylindres de 1985 cm3, double arbre à cames en tête, 16 soupapes, 130 ch, le tout en 1965.
En 1952, l’Auto-Journal tient un scoop : un dessin de la future Citroën, avec ses spécificités techniques. Citroën fera tout pour étouffer l’affaire en attaquant l’AutoJournal. La marque voulait à tout prix maintenir le projet secret. Le public devient curieux, mais doutent tant les affirmations de l’Auto-Journal paraissent futuristes. En 1954, la suspension hydraulique est essayée grandeur nature : Citroën commercialise la Traction 15H, mais l’hydraulique agit seulement sur l’essieu arrière.
Au mois d’octobre 1955, une bombe éclate au 42e salon de Paris.
Une voiture trône sur le stand Citroën : la DS 19. Une soucoupe volante, des couleurs vives, un mot magique : oléopneumatique qui semble tout faire à la place du conducteur : suspension, freinage direction, boîte de vitesse (sans pédale d'embrayage), tout n’est que douceur. Seul le moteur est classique : un quatre cylindre de 1911 cm3 pour 64 ch. Mais la technique n'explique pas tout, il y a aussi le reste. La silhouette de la DS 19 ne res- semble à aucune autre, et aucune autre ne lui ressemblera jamais. Non seulement la carrosserie est originale, mais elle apporte du nouveau dans le domaine de l'aérodynamique (suppression de la calandre, carénage total sous la voiture), de l'habitabilité (plus de places pour les jambes des passagers arrières que dans n'importe quelle voiture moderne), du confort (en plus de le suspension: sièges exceptionnels), de l'équipement (volant à une seule branche, tableau de bord futuriste, etc...). Même les détails secondaires sont étonnants :fixation de roues par un simple écrou central, roue de secours placée à l'extrême avant de la voiture devant le radiateur, allumage sans distributeur genre 2 CV, voie beaucoup plus étroite à l'arrière qu'à l'avant, pneus avant et arrière de dimensions différentes, etc.. Le public se rue sur le stand. Résultat : 750 commandes au bout d’une heure, 12 000 à la fin de la journée. La Traction, bien que produite jusqu’en 1956, ne s’en relèvera pas. La concurrence est perplexe, voire jalouse et rie jaune. Elle vient de se prendre méchamment vingt ans dans la vue. Sa carrière commencée en 1955 s’achèvera en 1975. La CX lui succédera mais ne la remplacera pas. 1 330 755 exemplaires sont sortis des chaînes de production.