Les Nabilla de la pensée
FLa polémique lancée cet été par Edouard Louis contre Marcel Gauchet demeure exemplaire
de la stratégie létale employée par de jeunes esprits pressés de se faire remarquer. aute peut-être d’autres disputes intellectuelles à se mettre sous la dent, l’été a bruité de la polémique initiée par deux apprentis philosophes, Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie, accusant Marcel Gauchet d’être à ce point réactionnaire que lui laisser prononcer la conférence inaugurale d’une manifestation prenant pour thème la rébellion sonnait comme une insulte. Inutile de revenir sur les détails de cette affaire qui a été commentée ad nauseam. Malheureusement, l’insignifiant nous permet souvent de penser les linéaments de notre époque contemporaine. Il est trop tôt pour dire si l’histoire retiendra autre chose de la pensée de ces individus que cette anecdote – l’un des protagonistes ayant à peine passé la vingtaine –, mais elle demeure exemplaire de la stratégie létale que de jeunes esprits pressés de se faire remarquer pourraient systématiquement employer. S’ils devaient multiplier ce type d’initiatives, ils se rangeraient dans une nouvelle catégorie d’acteurs qui émergent de la révolution de l’information que représente Internet : les buzzophages. Ces buzzophages, dont Nabilla constitue la figure prototypique, sont de nouveaux animaux qui ne peuvent survivre qu’en créant le buzz de toutes les façons. Cela peut survenir par accident (le « allô quoi » est de ce point de vue un chef-d’oeuvre), ou être la conséquence de tactiques de communication qui surfent sur des mécanismes intellectuels et émotionnels primaires, une forme de démagogie cognitive favorisée par une économie de l’attention qui a horreur du vide. L’indignation est, par exemple, en un temps sécuritaire où les possibilités de faire preuve d’héroïsme sont devenues si rares, un bon vecteur collectif où chacun a l’occasion d’exhiber sa belle âme. Les initiateurs de l’indignation étant, c’est bien normal, un peu plus récompensés que les autres. Ainsi, par exemple, on peut s’indigner de la présence de Marcel Gauchet à une manifestation intellectuelle.
Les polémiques ridicules ont bien entendu toujours existé dans le monde des idées, mais seule la dérégulation du marché de l’information offre de telles occasions à ces Nabilla de la pensée. Ces opportunités relèvent de mécanismes qui dépassent largement ce ring dérisoire. Ainsi, certains de nos contemporains, en particulier les jeunes esprits, cherchent à se faire remarquer, sottement eux aussi. Nous avons tous en tête les drames consécutifs à la mode stupide du binge drinking (qui consiste à boire un maximum d’alcool en un temps minimal et à s’exhiber ensuite sur Internet). Et que penser de ceux qui, récemment, ont posté à la chaîne des vidéos où ils mettaient le feu à leur propre corps pour se précipiter ensuite sous une douche qui n’a pas épargné à tous de graves brûlures ? Il ne s’agit pas ici seulement de répondre à un défi stupide, mais aussi d’espérer attirer l’attention sur soi. Or, dans un marché saturé d’informations, l’économie de l’attention est très concurrentielle. Dans ces conditions, les différentes formes de l’outrance constituent des stratégies possibles pour se distinguer. Le monde intellectuel ne paraît pas faire exception lorsque certains ne souhaitent pas tant défendre une idée qu’ils croient vraie qu’une posture qu’ils espèrent visible. Ces buzzophages, dont certains prétendent pourtant penser les conditions de ce qui nous détermine, ne paraissent pas clairement voir qu’ils sont comme des rats dans un labyrinthe, à la fois victimes des mécanismes de marché et les instrumentalisant