Cinéma (« Into the Woods ») : promenons-nous dans les bois
Avec « Into the Woods », Disney renoue avec Broadway et marie Cendrillon, le Petit Chaperon rouge et Raiponce. Le conte des contes est né !
Il était une fois l’esprit rêveur d’un grand enfant à qu’on avait sans doute raconté trop d’histoires. Dans son imagination fourmillante, les contes de fées qu’il chérissait s’entremêlèrent au point de ne plus former qu’un seul monde, absurdement fantastique. Un monde où le Petit Chaperon rouge croise la route de Jack et le met au défi de prouver l’existence de ses haricots magiques. Où les soupirants de Cendrillon et de Raiponce sont deux frères se disputant le titre de prince le plus charmant. Où le grand méchant loup est abattu non par un chasseur mais par un boulanger, ce qui est logique à l’heure des farines animales. Et où tout le monde chante tout le temps, programme idéal pour notre siècle de télé-crochet et de revival des comédies musicales.
Cet univers global, synthétique, c’est celui du dernier film des studios Disney, « Into the Woods ». Adapté d’une pièce du virtuose de Broadway Stephen Sondheim (voir page suivante) et réalisé par Rob Marshall, le metteur en scène de « Chicago », ce conte pas comme les autres a déjà fait des étincelles en Amérique, où il a détrôné « Mamma Mia ! » au titre de meilleur démarrage de l’histoire du box-office pour une comédie musicale. A croire que
Meryl Streep, à l’affiche de ces deux succès, était faite pour jouer les cantatrices !
Pari risqué mais gagné, « Into the Woods » est l’illustration parfaite du « renouveau » de Disney, fondé à la fois sur l’expérimentation audacieuse et sur un retour aux sources musicales et féeriques de son univers. Pendant longtemps, en effet, un bon Disney, c’était un conte en dessin animé avec des héros chanteurs : Blanche-Neige faisant le ménage et la diva chez les sept nains ou la petite sirène en karaoké sous l’océan. Mais, à la fin des années 90, Mickey cherche à revoir sa formule de crainte de se ringardiser face à un petit génie de l’animation numérique nommé Pixar. Chez lui, les scénarios sont 100 % originaux, et sans chansons. « Aucun des personnages ne chante, nous
n’aimons vraiment pas ça », explique à l’époque Ash Brannon, l’un des réalisateurs de « Toy Story 2 ». Lancé à la poursuite de cette modernité, Disney en oublie un peu ses fondamentaux. Résultat, plusieurs années d’errance et des productions vite tombées dans l’oubli comme « Chicken Little » (2005), « Bienvenue chez les Robinson » (2007)…
Alchimie. Ironie de l’histoire, c’est un homme de Pixar, John Lasseter, devenu directeur artistique de Disney, qui amènera la firme aux oreilles rondes à renouer avec la chanson et le classicisme : s’appuyer sur le passé pour inventer l’avenir. En 2009, « La princesse et la grenouille », et la performance musicale sous acide du grand méchant vaudou, décomplexe le studio et séduit la critique. Juste après, c’est « Raiponce » qui cartonne avec les mélopées de l’héroïne enfermée dans sa tour. « Soudain, c’est comme si la soif de musical
était revenue » , témoigne Alan Menken, compositeur oscarisé de « La Petite Sirène » et de « La Belle et la Bête », rappelé pour faire chanter la princesse aux cheveux d’or. « Le tout a été de trouver un moyen de marier la narration façon Broadway avec le style Pixar, l’équilibre entre conte et modernité, un film hybride, en quelque sorte. »
Cette hybridité semble avoir donné un nouveau cap à Disney, qui en fait la brillante démonstration à travers « La reine des neiges » en 2013 (1,3 milliard de dollars de recettes au box-office et un tube, « Libérée, délivrée ! », claironné par des millions d’enfants dans toutes les langues). Au-delà des chansons, c’est aussi la capacité du studio à revisiter ses codes traditionnels qui fait la différence : les charmes du prince sont trompeurs, la méchante n’est pas celle qu’on croit, bref on enterre le manichéisme et on joue sur l’ambiguïté. Imparable aussi, le passage au « réel » : désormais, des acteurs se mettent à camper sorcières et princesses – voyez « Maléfique », plébiscité en salles avec Sa Majesté Angelina Jolie couronnée de cornes, et bientôt « Cendrillon » sous la houlette de Kenneth Branagh. C’est cette alchimie qui est à l’oeuvre dans « Into the Woods », sommet du genre, bourré de second degré et de sous-entendus qui auraient fait les délices de Bruno Bettelheim. Ceux de Perrault et des frères Grimm aussi, dont les histoires retrouvent ici leur piquant transgressif. Comme la sorcière qui sommeille en chaque mère poule, qui enfermerait bien son enfant dans une tour d’ivoire pour le protéger du
« monde sombre et sauvage » … Ou le loup du « Petit Chaperon rouge » qui, dans sa tenue de zazou à la Tex Avery (du pur Johnny Depp), renvoie à la figure du Casanova initiant la pucelle aux plaisirs de la chair : « Il m’a montré des choses que je n’avais pas pensé à explorer » , chantonne la jeune fille après sa rencontre.
Métaphore de la vie, les bois dans lesquels chacun doit pénétrer un jour ou l’autre révèlent la nature profonde de ceux qui s’y promènent. Comme dans tous les contes, les désirs des uns et des autres ( « I wish/ Je
souhaite » , clame le chant d’ouverture) finissent par être exaucés. Mais le « Ils vécurent heureux… » se heurte soudain à la réalité quotidienne. Il faut dire que « Into the Woods », porté par son morceau central ( « No one is alone – Personne n’est seul » ), a aussi une
dimension socio-politique. « Je me suis rendu compte qu’il était important de faire ce film maintenant en regardant le 10e anniversaire des attaques du 11 Septembre,
nous confie le réalisateur Rob Marshall. Quand le président Obama s’est adressé aux familles des victimes, il leur a dit : “Vous n’êtes pas seules. Personne n’est seul.” Et j’ai pensé que c’était un message extrêmement important à faire passer, parce que nos enfants vivent dans un monde beaucoup plus instable que celui dans lequel j’ai grandi. “Into the Woods” est un conte pour la génération d’aujourd’hui, c’est un conte pour la génération post-11 Septembre. » Disney ou l’art de la résilience ?